La pensée magique de la mixité sociale (2) edit

15 septembre 2016

Dans un article de son blog du Monde sur la mixité sociale Thomas Piketty ne propose rien de moins que de mettre en place un système d’affectation des élèves dans les collèges, y compris les collèges privés, qui fasse en sorte qu’on aboutisse dans chaque établissement à un taux d’élèves défavorisés compris entre 10% et 20%. Cette proposition pose deux problèmes que l’article de Piketty laisse totalement de côté : la mixité sociale augmente-t-elle véritablement les chances de réussite des élèves défavorisés ? Peut-on dans une société démocratique contraindre à ce point les choix individuels pour faire le bonheur des gens – si tant est que la réponse à la première question soit positive – à leur place ?

L’idée que la mixité sociale est intrinsèquement bonne est si profondément ancrée dans l’imaginaire collectif français que personne ne se pose la question d’examiner les faits qui pourraient valider ou invalider cette croyance. Dans un article précédent de Telos, je montrais pourtant qu’elle reposait sur des bases très fragiles. Depuis, de nouveaux travaux ont accru le doute. Dans son article, Thomas Piketty ne parle que de l’affectation des élèves dans les établissements, mais les faits qu’il dénonce (la surreprésentation d’élèves défavorisés dans certains établissements) sont évidemment liés à la sectorisation scolaire, et en arrière-plan, à l’inégale répartition des différents groupes socioprofessionnels sur le territoire (à Paris en l’occurrence dans l’article de Thomas Piketty).  Or, précisément, la politique de logement social à la française est, sur le plan résidentiel, à peu près l’équivalent de ce que propose Piketty dans le domaine scolaire : une affectation autoritaire et uniforme sur l’ensemble des communes d’un taux de logements sociaux (20% puis 25% avec la nouvelle loi due à Cécile Duflot).

Or cette politique technocratique et autoritaire a lamentablement échoué comme l’a montré un récent rapport de la Cour des comptes sur le logement social en Ile de France. Près de la moitié des locataires du parc social dépassent le plafond de ressources ! L’attribution des logements reste très opaque, le maintien dans les lieux de locataires ne répondant plus aux critères d’attribution est fréquente, la modulation des loyers en cas de progression des revenus est peu appliquée. Tout ceci, alors que 500 000 foyers sont en attente d’un logement social en Ile-de-France. Bref le système semble gangréné par le clientélisme et la bureaucratie. Vouloir contraindre en appliquant aveuglément des règles bureaucratiques ne conduit qu’à des détournements ou des passe-droits et laisse généralement sur le carreau ceux qui devraient prioritairement bénéficier de ces mesures.

Mais qu’en est-il sur le plan scolaire ? On dispose de quelques études sérieuses pour se forger un point de vue.  Aux Etats-Unis, le programme Moving to Opportunity qui proposait  à des familles pauvres des bons de logement pour quitter des quartiers défavorisés a été évalué, notamment sur le plan de la réussite scolaire des enfants (voir le récent livre de Cahuc et Zylberberg, Le Négationnisme économique, pour une description plus détaillée). Mais notons tout d’abord la différence de philosophie avec ce que propose Piketty : inciter individuellement plutôt que contraindre collectivement. Malgré tout, ce programme aboutit à des résultats contrastés selon l’âge des enfants. En particulier les enfants de plus de 13 ans ne tirent aucun bénéfice de ce changement d’environnement social et scolaire. Pire, leurs résultats sont même moins bons que ceux du groupe témoin.  Cela jette un doute sérieux sur l’opportunité de la mesure préconisée par Piketty et cela rejoint beaucoup d’autres travaux (ceux de James Heckman notamment) : passé l’enfance, il est très difficile de réorienter positivement les trajectoires des jeunes qui présentent des déficits cognitifs et des handicaps culturels. Bien sûr les élèves entrent au collège en moyenne dans leur douzième année, mais souvent plus tard pour les élèves en difficulté : avec au moins un an de retard pour 32% des élèves de nationalité étrangère, 21% pour les boursiers et les élèves d’origine sociale défavorisée, contre 12% pour l’ensemble (Insee première, n° 1512, septembre 2014). Il est donc peu probable que ces élèves qui accèdent au collège en retard et qui sont issus de milieux défavorisés puissent tirer bénéfice du seul fait d’être affecté dans un établissement au public socialement plus favorisé. En sociologie de l’éducation, l’évaluation des « effets de pairs » – l’idée intuitive que le mélange des populations tire l’ensemble vers le haut – montre que cet effet existe mais qu’il est modéré, qu’il joue plus sur les comportements que sur les aptitudes et qu’il s’exerce plus au niveau des classes que des établissements.

En réalité, en mettant l’accent exclusivement sur la question de la mixité sociale, on laisse de côté une des causes fondamentales des inégalités scolaires : la qualité de l’éducation. Les élèves de milieux défavorisés souffrent, tout particulièrement en France, d’une éducation mal adaptée pour tout un ensemble de raisons structurelles bien connues : le système d’affectation des professeurs, la prédominance d’un enseignement de type très académique, la très faible formation pédagogique des enseignants français comme le pointe un récent rapport de l’OCDE (Regards sur l’éducation, 2014). Ces traits présents dans la plupart des établissements exercent des effets particulièrement délétères sur la réussite des élèves de milieu défavorisé qui ont, en moyenne, plus de difficultés à s’adapter aux exigences de l’École. Changer l’affectation de ces élèves ne gomme en rien ces facteurs négatifs profondément ancrés dans la culture du système éducatif.

Aussi, plutôt que de se focaliser sur une politique d’affectation des élèves en fonction de leur environnement social dont les résultats sont, au mieux, incertains, il faudrait enfin tirer les leçons de la multitude de rapports (depuis le déjà ancien rapport Thélot qui disait tout) qui pointent l’inadaptation d’un système scolaire, resté à bien des égards élitiste dans son contenu et ses méthodes, à l’avènement d’une école de masse.

En dernier lieu, la proposition de Thomas Piketty choque sur le plan éthique. Comment peut-on penser qu’une autorité administrative puisse à ce point contraindre les choix individuels, refuser par exemple à des élèves leur inscription dans une école privée ? Piketty parle d’exigence démocratique, en réalité ses propositions nous en éloignent. L’enfer, on le sait, est pavé de bonnes intentions et l’histoire foisonne d’exemples où un pouvoir au nom d’idéaux apparemment respectables entrave les libertés individuelles, parfois jusqu’au pire.

Bien sûr personne ne pense qu’une société meilleure se construit naturellement et que l’intervention de la puissance publique est inutile. Mais les propositions de Thomas Piketty reposent implicitement sur l’idée que la société est un jeu à somme nulle opposant systématiquement les vainqueurs et les vaincus de la compétition sociale, et qu’il faut donc châtier les premiers pour faire le bonheur des seconds. Dans ce cadre l’intervention publique est pensée essentiellement sur le mode de la contrainte. En réalité, des institutions comme l’École, fruit de siècles d’histoire, ont leur vie propre et produisent des effets sociaux, parfois inattendus. Il faut les évaluer, éventuellement les corriger, en faisant confiance aux acteurs par des incitations plutôt que par des interdictions.