Le coût humain du système scolaire edit

28 février 2012

Analysant les mesures avancées par François Hollande envers l’école, Olivier Galland en critique la timidité et le caractère classique (la dépense publique). Elles lui semblent, in fine, insuffisantes pour renverser la vapeur sur un point crucial : le nombre de jeunes qui sortent sans formation du cycle scolaire, un nombre qui, me semble-t-il, va au-delà des 20 % toujours cités. Il préconise une approche plus qualitative (autonomie des établissements, évolution du métier d’enseignant). Je partage pleinement ce diagnostic, et adhère à ces quelques propositions. Mais ne faut-il pas être plus radical si l’on veut enrayer « ce mal français » ?

Le système scolaire français est vicié à la base, car il obéit à deux logiques presque contradictoires en termes d’allocations de moyens et de démarche pédagogique. D’une part, hisser au niveau éducatif le plus élevé et le plus diversifié une part importante de la jeunesse, en s’appuyant sur des programmes et des examens homogènes sur l’ensemble du territoire. D’autre part, assurer le recrutement d’une super-élite en canalisant les meilleurs élèves vers les classes préparatoires aux grandes écoles (le CPGE), de l’autre - nous parlons d’une petite élite et non pas de l’ensemble des jeunes, bons ou moyens, qui peuvent prétendre rejoindre l’université. Entre une visée sociétale, assurer l’insertion des nouvelles générations, et une visée élitaire, les politiques n’ont jamais voulu trancher. Peut-on se contenter d’inflexions et d’améliorations, même fort généreuses, ou, pour être plus efficace, doit-on revoir radicalement la logique générale d’un système qui a été initié lors de l’Ancien Régime pour sélectionner l’élite qui supervise les fonctions régaliennes de l’Etat ?

Que produit ce système (données de l’Education Nationale sur 2008-2009) ? A dix-huit ans, 35 % des jeunes sont sortis avant la fin du lycée - 10% sans aucun diplôme (ni le brevet, ni le CAP ou le BEP, ni le bac ou équivalent), 8% avec seulement le brevet, les autres ont bifurqué vers une formation professionnelle courte.

65% des élèves réussissent le bac : 35 % un bac général, 16 % un bac technologique et 14 % un bac professionnel. Le bac S, qui demeure la voie royale, représente la moitié des effectifs du bac général, soit 17,5 % d’une classe d’âge. 15 % des bacheliers arrêtent là leurs études : en particulier les titulaires du bac pro (40 % d’entre eux arrêtent) ; mais cet arrêt concerne aussi environ 10 % des titulaires d’un bac technologique et moins de 5 % des titulaires d’un bac général.

Ainsi, la moitié d’une génération se dirige vers l’enseignement supérieur. 7 % de ces jeunes (soit 3,5 % d’élèves d’une génération), après examen de leur dossier, intègrent une CPGE. Le reste va vers les universités ou les formations techniques supérieures. Et après plusieurs années, 42 % d’une classe d’âge obtient un diplôme d’études supérieur.

Résumons. A 18-20 ans tous les jeunes sont dans une case, qui pour une large part, va déterminer leur chance d’insertion face au marché du travail, et plus généralement leur place dans la structure sociale. Une logique a bien fonctionné : le vivier de recrutement des élites du pays est établi. Une logique a mal fonctionné : le système n’a assuré un bon niveau de formation qu’à une partie de la jeunesse, laissant pas mal de « laissés-pour-compte », très largement issus des couches populaires.

Dans ce mouvement de tourniquet, en effet, on voit qu’une proportion non négligeable d’élèves sort sans formation (18 %), qu’une proportion non négligeable arrête après le bac (15 %), et qu’une fraction n’achève pas ses études supérieures (8 % des jeunes entrés dans le supérieur abandonnent avant d’avoir un diplôme). Tous ne sont pas sans capacité d’employabilité, notamment pour ceux qui s’arrêtent au bac pro. Mais beaucoup de ces jeunes vont galérer, naviguer longtemps entre boulots précaires et inactivité, et chercheront éventuellement à compléter leur formation soit sur le tas, soit par le biais de cours « professionnalisants ». Ces imperfections de la formation initiale – pour utiliser un euphémisme - conduisent tous les gouvernements à chercher des palliatifs…

Tous, à des degrés divers, ont engagé des mesures bien intentionnées mais qui ne touchent pas l’ossature de base : la sélection de la super-élite. Donner plus de moyens notamment pour les zones prioritaires, développer et valoriser les filières professionnelles et l’enseignement en alternance, tenter d’amoindrir le rôle des filières les plus sélectives (notamment le bac S), introduire des passerelles entre les filières, mieux rémunérer les enseignants des quartiers difficiles, donner des bourses : beaucoup de choses ont été tentées sans résultats probants. En effet, dans cette lutte pour les places « du haut du classement » et des meilleures formations, les familles privilégiées gagnent toujours dans la surenchère sur les moyens pour assurer l’avenir de leurs chérubins. Aujourd’hui, l’objectif d’un enfant de milieu aisé n’est pas le bac, mais le bac avec mention bien ou très bien, qui seul ouvre aux classes préparatoires ou aux écoles d’ingénieur post-bac. De même, les formations professionnelles performantes, les IUT (Instituts Universitaires de Technologie) a priori réservées aux détenteurs de bac techniques ou pro, sont remplies au trois-quarts par des bacheliers de la filière générale.

Ambitieux par les moyens, le programme de François Hollande s’inscrit dans la même épure : s’attaquer aux défaillances du système sans en toucher le cœur. Il tient en plusieurs points : créer 60 000 postes supplémentaires sur l’éducation en cinq ans, mettre de gros moyens sur l’accueil en écoles maternelles et sur le primaire, développer l’accompagnement personnalisé, proposer des formations ad hoc pour les jeunes déscolarisés entre 16 et 18 ans, développer les passerelles entre toutes les formations supérieures, notamment entre l’université et les grandes écoles. Au final, le PS n’envisage pas de modifier la sélection précoce, mais propose d’armer au mieux les enfants des couches populaires face à cette compétition (voir mon article sur le PS et l’élitisme républicain, 14 avril 2011). Les résultats risquent d’être très décevants.

L’école française, irriguée par l’idéal de l’élitisme républicain, a plutôt mal négocié le tournant de l’enseignement de masse. Cyclotron qui hiérarchise, trie et exclut, elle fonctionne au bénéfice des enfants des couches moyennes et supérieures, vrais gagnants de cette compétition qui débute à la maternelle. Son coût financier est élevé pour des performances globales situées juste dans la moyenne européenne. Et de surcroît son coût humain est démesuré : si l’enfant décroche, s’il « n’aime pas l’école », s’il redouble, s’il sèche quelque peu les cours car il se sent dépassé et sans cesse davantage déconsidéré, il se souviendra plus tard de cette période comme d’un épisode où il n’a pas su saisir sa chance – probablement, il vivra rétrospectivement ces difficultés comme un échec personnel. Cette course d’obstacles, lourde de conséquences puisque l’avenir de chacun est déterminé par la tyrannie de ce diplôme initial, génère pendant de longues années des tensions dans presque toutes les familles et est la source principale du malaise, de la perte de confiance en soi, d’une partie de la jeunesse. Comment, en effet, ne pas se flageller de ne pas avoir réussi dans un processus qui se proclame comme purement méritocratique ? Et comment rattraper une défaillance de départ, dans une société qui livre peu de seconde chance ?

Dans les années 1970, le système des grandes écoles, et son corollaire, le classement de la jeunesse dans les 20 premières années de la vie, a donné lieu à de vifs débats publics et à la recherche de solutions : fondre les CPGE dans l’université, favoriser la méritocratie professionnelle dans les entreprises, repousser l’entrée dans les grands corps d’Etat après dix années de services, etc… Beaucoup de ces propositions émanaient d’ailleurs de la gauche, et l’ouverture d’une troisième voie à l’ENA pour des personnes venues hors de l’administration lui est redevable. Aujourd’hui, un pieux silence entoure la question des grandes écoles, tout le monde semble s’en accommoder. Pourquoi ? L'élite dirigeante qui, pour beaucoup de ses membres, a bénéficié pour elle-même et parfois pour ses propres enfants de cette sélection dans le secondaire, pense que ce système est le meilleur, le plus méritocratique. De surcroît, en entretenant dans toutes les familles l'espoir de voir son enfant entrer dans une classe préparatoire (à un avenir merveilleux), elle est prosélyte de sa propre cause - 13 % d’enfants d’ouvriers ou employés et 60 % d’enfants de cadres supérieurs dans la dernière promotion de l’ENA. Comme le dit l’historien des sciences, Bruno Belhoste, lors d’un colloque sur les CPGE : « Notre système des grandes écoles est typique d’un mal français : on s’illusionne pour ne rien changer ».