Eurovision : bien chanter ne suffit pas edit

30 mai 2008

Samedi dernier, lors du concours de l’Eurovision de la chanson, les téléspectateurs ont élu massivement Dima Bilan, le chanteur russe déjà second au concours 2006. Les téléspectateurs aguerris n’auront pas manqué de noter le vote massif des pays de l’ex-Union Soviétique en faveur de ce chanteur. Est-ce un hasard ? Probablement pas.

Depuis ses débuts, le concours de l’Eurovision reflète les affinités, les sympathies, ou encore le sentiment qu’ont les pays d’appartenir à un groupe. C’est ce qui est révélé par plusieurs travaux scientifiques dont une étude que nous résumons ici. Prenons le cas de Chypre et la Grèce. Sur la période 1975-2005, Chypre donne en moyenne à la Grèce 7,41 points de plus que ce que la Grèce ne reçoit en moyenne. La Grèce ajoute en moyenne 6,46 points de plus au score chypriote moyen. Cette réciprocité se retrouve chez les pays d’Europe de l’Est et dans une moindre mesure chez les pays scandinaves. Les votes à l’Eurovision révèlent également les rivalités entre les pays. La Turquie et Chypre ont toujours voté l’une contre l’autre. L’Allemagne ajoute en moyenne au score moyen de la Turquie sans être compensé par celle-ci. La France, quant à elle, a toujours eu tendance à réduire le score moyen de la Grande-Bretagne alors que celle-ci est plutôt neutre à son égard.

Les votes ont également évolué dans le temps. La France n’a plus gagné le concours depuis 1977, et même si le score de Sébastien Tellier fut meilleur que celui des Fatals Picards, il n’en reste pas moins que la tendance est à la baisse. Certains scores sont d’ailleurs fortement corrélés à certains événements politiques. C’est le cas du score médiocre de la Grande-Bretagne en 2003, lors de son entrée dans le conflit iraquien. Ou encore du vote de sanction des Polonais à l’égard de la France après les propos sur « le plombier polonais ».

À qualité donnée de la chanson proposée, les votes bilatéraux au concours de l’Eurovision dévoilent une proximité culturelle entre les pays. Alors que les économistes restreignent la proximité culturelle au langage commun, à la religion commune ou encore au système légal commun, les sociologues ont une définition beaucoup plus large, qui inclut l’identité commune, l’histoire, les codes vestimentaires ou encore la communication non-verbale. La proximité culturelle n’est donc pas toujours réciproque et peut varier dans le temps. Un pays peut ainsi montrer une certaine sympathie à l’égard d’un autre sans que celle-ci ne soit partagée ou immuable.

Les caractéristiques propres aux votes à l’Eurovision satisfont cette définition plus large. Mais il faudrait encore contrôler pour la qualité de la chanson afin que ces votes ne contiennent plus que de l’information relative à la proximité culturelle. Le style du chanteur mais aussi de sa chanson, la langue dans lequel il ou elle chante, la position de la chanson dans le concours, et bien d’autres particularités propres aux chanteurs mais aussi à la chanson nous renseignent sur cette qualité. Ces votes une fois ajustés de la qualité sont fortement corrélés aux mesures plus traditionnelles de la proximité cultuelle telle que la proximité linguistique, la religion commune, l’ethnicité ou même la distance génétique. Ils constituent donc une très bonne approximation de la proximité culturelle.

Si cette proximité influence les choix des chanteurs, elle doit aussi influencer les agrégats économiques. La proximité culturelle tend à diminuer les coûts de transaction entre les pays. Dans la littérature s’intéressant au commerce international, par exemple, la proximité culturelle est typiquement mesurée en terme de potentiel de commerce. Mais on peut aussi penser que la proximité culturelle affecte le commerce par le biais d’un autre canal qui est celui des préférences mutuelles. En effet, des pays proches culturellement auront également tendance à partager les mêmes préférences pour certains biens.

Notre étude montre que la proximité culturelle a un impact fort sur le commerce bilatéral total des pays. Mais cet effet est principalement dû au commerce de biens différentiés ; des biens qui ne s’échangent pas sur des marchés organisés et qui nécessitent un afflux d’information, donc cette proximité, pour être commercés. La proximité culturelle n’a aucun impact sur les échanges de biens homogènes. L’impact du passage de la plus petite valeur des votes ajustés de la qualité à leur plus grande valeur est équivalent à une réduction tarifaire de 4% à 8% en moyenne, selon les spécifications retenues.

Nous pouvons quantifier les différents canaux par lesquels la proximité culturelle affecte le commerce bilatéral. Nous montrons que l’effet de préférence ne représente que le tiers de l’impact total de la proximité culturelle sur le commerce. Même si cet effet est faible, il est bien existant et signifie que tout le potentiel de commerce dû à la proximité culturelle ne se traduit pas en gains de bien-être.

À l’avenir les votes au concours nous renseigneront sur l’évolution de la proximité culturelle entre les pays de l’Union Européenne et leurs nouveaux membres après l’élargissement de 2004. Il faudra alors analyser si la proximité culturelle tend à concentrer les échanges au sein de blocs culturellement homogènes au détriment des échanges entre pays culturellement plus éloignés. Mais ce qu’il faut retenir avant tout, c’est que même si Sébastien Tellier avait chanté son tube planétaire, « La Ritournelle », cela n’aurait pas influencé son classement. Consolons-nous !

Cette tribune s’inspire des résultats de notre étude (2007), Cultural Proximity and Trade (ancienne version : Tübinger Diskussionsbeitrag No. 305, 2006).