C'est la valeur de l'entreprise qui détermine la rémunération de son patron edit
Pourquoi les salaires des patrons ont-ils augmenté aussi spectaculairement durant les dernières décennies ? En France comme aux Etats-Unis, une opinion relayée par les médias et les politiques semble y voir le signe d'une inquiétante dérive du monde des affaires : triomphe d'un appât obsessionnel du gain, érosion des garde-fous moraux, corruption ou indolence dans les conseils d'administration... Comment comprendre en effet que des salaires augmentent de 500 % en deux décennies ? L'argument moral ou éthique n'est pourtant pas très convaincant, car s'il est exact que les patrons sont mieux payés dans les entreprises dotées d'une mauvaise gouvernance, l'écart avec les entreprises pratiquant une très bonne gouvernance n'est que de 6%. Les effets de la gouvernance d'entreprise sur les rémunérations des dirigeants, thème très à la mode, sont somme toute assez faibles. La mauvaise gouvernance n'explique donc pas tout, loin s'en faut.
C'est pourquoi nous proposons ici une interprétation alternative qui met en exergue un phénomène souvent ignoré dans le débat : la taille financière des entreprises. Celle-ci a considérablement augmenté, entraînant une hausse proportionnelle de la rémunération des PDG.
Par exemple, entre le décollage du premier Boeing 767 en 1981 et le lancement du projet de Boeing 787 en 2004, la fonction et la vertu du dirigeant du groupe aéronautique américain n'ont sans doute pas drastiquement évolué, mais une chose a radicalement changé : la taille des enjeux financiers. Entre 1981 et 2004, la valeur de Boeing est en effet passée de 6 à 83 milliards de dollars, c'est-à-dire qu'elle a été multipliée par 7,5. Dès lors, une petite erreur de marketing ou d'ingénierie dans le lancement d'un nouvel avion peut avoir des répercussions financières sans commune mesure avec ce qui avait cours il y a un quart de siècle.
Le cas de Boeing n'est pas isolé. Il est au contraire très représentatif d'une évolution générale, conséquence de la globalisation des marchés. Entre 1980 et 2003, la valeur des grandes entreprises américaines a évolué exactement comme les rémunérations : elle a été multipliée par 6. Dans ce contexte, les entreprises sont prêtes à payer beaucoup plus leurs dirigeants tant les enjeux sont colossaux : c'est l'augmentation de 500% de la taille des entreprises qui a conduit aux Etats-Unis à une augmentation de 500% du salaire des patrons. Ce qui dicte ce lien entre taille des entreprises et rémunérations, ce n'est pas tant la nécessité de donner plus d'incitations - comme on l'entend souvent - que la compétition entre entreprises pour recruter et conserver à leur tête les meilleurs dirigeants. A talent égal, un grand manager est payé plus aujourd'hui qu'il y a 25 ans, tout simplement parce que la demande pour son talent a augmenté avec les enjeux de son métier, c'est-à-dire la valeur des entreprises. Cette théorie éclaire nombre de particularités de la rémunération des patrons. Par exemple, les différences de niveau des salaires entre pays, qu'on attribue souvent à des variations socio-culturelles, résultent pour l'essentiel des différences nationales sur le nombre de grandes entreprises.
A rebours du discours ambiant, notre étude montre donc que ce n'est pas le manque de vertu ou de bonne gouvernance d'entreprise qui explique aux Etats-Unis la hausse des salaires des dirigeants. Celle-ci reflète avant tout la taille beaucoup plus importante des enjeux financiers. Ironiquement, et pour revenir au débat français, notre théorie jette aussi un certain discrédit sur les justifications qu'on entend parfois de l'autre bord, celui des lobbies patronaux. En effet, et pour autant que notre analyse étayée sur les Etats-Unis s'applique à la France, nous montrons qu'en toute bonne logique de marché, le salaire d'un patron français doit rester inférieur au salaire du dirigeant d'une entreprise américaine de taille comparable. La raison est simple : le " marché des patrons " est encore loin d'être totalement international et, la France comptant moins de très grandes entreprises, on s'y arrache moins le talent managérial, de sorte que son " prix " est plus faible. En revanche, la mondialisation conduira à la poursuite de la croissance en taille des multinationales. On peut donc prédire que, tandis que le salaire du plus grand nombre continuera de croître au rythme modeste de la productivité, le salaire des patrons, en France comme ailleurs, poursuivra sa rapide ascension, de pair avec la valeur des entreprises. Les salaires patronaux ne sont pas déconnectés du réel, au contraire ils sont liés à une réalité très concrète, la taille financière accrue des entreprises. Il est bon de prendre conscience de cet état de fait, pour envisager des réactions d'attitudes ou de politiques appropriées.
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