Que veut le Brésil ? edit

3 juillet 2013

« Toutes mes excuses pour la gêne occasionnée, nous changeons le pays », indique une des affiches les plus reproduites lors des manifestations au Brésil, qui ne cessent de s’amplifier depuis la hausse de 20 centimes de reais des tarifs d’autobus de la ville de Sao Paulo. Ce qui passait pour un mouvement marginal, critiqué même à l’origine pour les embouteillages supplémentaires qu’il créait, a rapidement gagné en vigueur et en popularité. Plus d’un million de personnes se sont réunies le 20 juin 2013 pour montrer leur indignation et leur colère à une classe politique surprise et quelque peu débordée. Pourquoi cette indignation et cette colère ?

Pour répondre à cette question, il faut examiner d’abord les forces qui ont donné naissance à ce soulèvement populaire pour voir, ensuite, quelles ont été les premières réactions du gouvernement de la première femme élue présidente au Brésil, Dilma Roussef.

Pour le dire simplement, la belle histoire d’un « pays émergent » en croissance accélérée depuis près de dix ans, largement diffusée internationalement, ne s’applique pas au quotidien de la majorité des citoyens brésiliens. Ceux-ci sont frustrés par une inflation élevée, des prix indécents en particulier dans le secteur alimentaire et immobilier, une violence urbaine scandaleuse, des services publics inefficaces – particulièrement dans le domaine de l’éducation, du transport et de la santé – et des infrastructures publiques absolument dysfonctionnelles.

De plus, il faut surtout rappeler les innombrables cas de corruption pour comprendre la fureur du Brésil. L’exemple le plus emblématique étant le « mensalao » (grosse mensualité), un système de pots-de-vin et d’achats de votes de députés au Congrès de Brasilia par le Parti des Travailleurs (PT), dévoilé en 2005 lorsque Lula était président. Alors que celui-ci avait été élu à travers le slogan de « l’espoir", cette affaire a révélé au grand jour les manœuvres du PT pour élargir sa base électorale aux dépends de l’argent public. Avec des taux d’imposition comparables à ceux des pays riches, les citoyens sont lassés de voir leur argent mal dépensé ou finir dans de mauvaises mains.

Ainsi, que le Brésil soit devenu, enfin, un « géant éveillé » aux yeux des étrangers ne les console guère. En dépit d’une réduction réelle de la pauvreté pour plus de 40 millions de personnes, cette histoire de géant émergent reste quelque peu désincarnée, surtout auprès de la classe moyenne. Avec une faible culture des manifestations de masse, les Brésiliens selon des études sociologiques seraient même plutôt réticents à se plaindre. Aussi les manifestations de ces dernières semaines sont-elles exceptionnelles à plus d’un titre. Àl’inédit des manifestations spontanées et d’envergure s’ajoute le fait que ces dernières échappent à tout contrôle des partis politiques, quoique ces derniers aient tout fait pour en détourner le cours à leur profit.

Pourquoi maintenant ? Il serait faux d’affirmer que les manifestants ont choisi leur moment de façon stratégique. Avec une évolution fulgurante et imprévisible, la voix de la rue a acquis jour après jour un surcroît de vigueur pour deux raisons principales. La première concerne le sentiment, consensuel, d’exaspération que nous venons d’évoquer. La seconde la série d’événements internationaux qui auront lieu au Brésil, notamment la Coupe du Monde en 2014.

La préparation de celle-ci dérange, puisqu’elle ne semble ni adéquate ni juste aux yeux des citoyens. Les Brésiliens se demandent par exemple pourquoi sept milliards de dollars ont été dépensés uniquement pour la construction des stades, soit le triple des sommes employées aux mêmes fins en Afrique du Sud en 2010. Par ailleurs, les grands centres urbains sont des exemples marquants de la mauvaise qualité de vie des citoyens brésiliens. Sao Paulo détient le record des pires embouteillages au monde, 292 km par jour en moyenne en 2009 soit un tiers des rues de la capitale économique du pays. Il convient de se rappeler que cette même ville détient aussi l’une des plus grandes flottes d’hélicoptères au monde et triomphe dans le classement du marché de luxe… En conséquence de ces disparités, et en dépit de la passion du Brésil pour le football, les citoyens disent assez !

Suite aux manifestations du 17 juin, la présidente Dilma Roussef a déclaré à la télévision que le Brésil était « fier » de ses manifestants et que la nature pacifique des actes méritait d’être saluée. Mais en dépit d’une apparente solidarité envers la rue, le gouvernement a du mal à lui répondre, surtout parce que ni les doléances ni les problèmes sont nouveaux. En dépit d’une plus grande stabilité économique et financière, consolidée depuis le milieu des années 90, le principal défi macroéconomique actuel est la maîtrise de l’inflation. Àcela il faut ajouter la suppression des barrières à l’investissement, indispensable pour compenser l’insuffisance de l’épargne publique et privé, ainsi qu’un système d’impôt fragmenté. Pour l’instant, le gouvernement essaie de faire face au peuple en proposant:

1/ La possibilité d’une consultation par référendum pour créer une assemblée constituante chargée d’une réforme politique, terme qui désigne un ensemble de mesures  pour améliorer le système électoral du pays;

2/ L’augmentation des dépenses publiques de santé et l’augmentation du numerus clausus des médecins étrangers, idée largement critiquée par des associations de médecins.

3/ L’augmentation des investissements dans le secteur du transport (environ 25 milliards de dollars US);

4/ La demande de vote au congrès en condition d’urgence constitutionnelle de mesures visant à utiliser 100% des redevances sur le pétrole et 50% de redevances de la récente découverte de pétrole au Pré-sel pour investir dans l’éducation publique.

5/ Des mesures plus sévères pour lutter contre la corruption.

Toutes ces annonces restent insuffisantes, en l’état, pour calmer les manifestants. Au contraire même, elles semblent attiser leur colère et avoir un effet multiplicateur sur le nombre de contestataires. Par exemple, suite à ces propositions, une nouvelle vague de manifestation a gagné en force et en popularité pour dénoncer un projet de réforme constitutionnelle (PEC 37) prévoyant de retirer au ministère public le pouvoir exclusif d’enquête judiciaire  et de confier à la police la primauté de la tâche afin d’améliorer la lutte contre la corruption. Parce que ce ministère est perçu comme un des premiers responsables pour l’investigation du mensalao, la population a refusé le projet qui a fini par être rejeté par le congrès.

Si lors de l’éclosion du mouvement les analystes restaient réservés sur l’ampleur des risques encourus par la présidente Roussef pour sa réélection en 2014, considérée jusque-là comme très probable, la chute du taux de popularité de 55% à 30% suscite des préoccupations sérieuses. Dans un contexte de crise, le principal défi pour Roussef est d’apporter des réponses concrètes à toutes les demandes populaires de grande envergure qui lui sont faites, mais qui pour bon nombre d’entre elles ne peuvent être honorées à court terme : la plupart des problèmes du Brésil sont structurels et nécessitent une série de réformes et d’investissements de long terme. Cela ne veut pas dire que les manifestations sont inutiles. Au contraire, suite au succès de la baisse des tarifs de bus, le peuple semble avoir compris que son unité peut faire la différence. Alors que Roussef subit à la fois les effets d’une multitude de problèmes historiques accumulés et l’héritage de son parti au gouvernement depuis 2003, Lula reste, lui, curieusement muet.

Enfin, ce que le Brésil réclame est principalement le respect par ses dirigeants de l’argent public. Indépendamment des résultats, le pays doit surmonter cette crise dont il peut sortir renforcé pour avoir démontré la vitalité de sa démocratie et lutté en faveur d’une meilleure gouvernance, digne d’une « nouvelle puissance » bien comprise par la rue.