Oui à la proportionnelle, mais laquelle? edit

10 mai 2024

Dans un entretien accordé à La Provence et à La Tribune Dimanche publié samedi 4 mai, Emmanuel Macron  a déclaré : « Si une majorité se dégage pour introduire une part de proportionnelle, oui. C’est l’engagement que j’ai pris. Je pense que ce serait bon pour la démocratie ». La présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, avait récemment remis sur le métier la question du mode de scrutin pour les élections législatives en se prononçant en ce sens. Je suis personnellement favorable, dans la situation politique actuelle, au rétablissement du scrutin proportionnel. Mais de quelle proportionnelle s’agit-il ici ?

Yaël Braun-Pivert propose un scrutin mixte majoritaire/proportionnel où les parlementaires seraient élus sur des listes à la proportionnelle dans les départements les plus peuplés – ceux où sont élus 11 députés ou plus. Ailleurs, le scrutin majoritaire serait maintenu. Au total, 152 députés sur 577 seraient désignés à la proportionnelle, soit 26% d'entre eux. Pourquoi seulement une part ? Telle est la question à laquelle il convient de répondre. La présidente de l’Assemblée reprend la traditionnelle distinction à propos des objectifs comparés du mode de scrutin majoritaire et du mode de scrutin proportionnel. Le premier favoriserait la formation de majorités parlementaires et garantirait une certaine stabilité gouvernementale tandis que le second permettrait de représenter équitablement les différents tendances politiques à l’Assemblée. Ces deux finalités sont ainsi clairement distinguées. Ainsi l’établissement d’un mode de scrutin mixte cocherait toutes les cases : proportionnel car, pour elle, « si l'Assemblée ne ressemble pas aux Français, comment peuvent-ils lui faire confiance ? », mais à dominante majoritaire car la proportionnelle intégrale « pourrait être déstabilisante ».

Il est possible de critiquer cette conception de deux manières. D’abord, concernant la part de proportionnelle. Avec cette part très réduite l’Assemblée ne ressemblera que très imparfaitement « aux Français ». Ensuite, et c’est le plus important, la qualité traditionnellement reconnue au mode de scrutin majoritaire à deux tours comme garantissant la stabilité gouvernementale doit être réexaminée dans la situation actuelle. Rappelons-nous d’abord que si le changement du mode de scrutin peut être opéré par une simple loi ordinaire, c’est pour pouvoir être modifié facilement en fonction de l’évolution des conjonctures politiques. Depuis le début de la Ve République ce mode de scrutin a toujours produit des majorités absolues à l’Assemblée à la seule exception de la période 1988-1995. Aux élections de 2022, il n’a pas produit une telle majorité, le gouvernement étant continument placé sous la menace d’une motion de censure. Même sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, malgré l’obtention en 2017 d’une majorité absolue, le fait que le nouveau pouvoir n’ait obtenu qu’un tiers des suffrages au premier tour et n’ait pas noué d’alliances au Parlement après le second, atteste qu’il a manqué, malgré sa nette victoire en sièges, d’une assise politique suffisamment large pour surmonter les multiples crises qu’il a dû affronter. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours n’a pu produire jadis des majorités parlementaires stables que parce que la bipolarisation politique lui donnait son efficacité et permettait l’alternance de la droite et de la gauche au pouvoir. L’éclatement du système partisan bipolarisé en 2017 et son remplacement par un système multipolaire empêchant dans la situation actuelle toute formation de coalitions partisanes lui a ôté les qualités qu’il possédait depuis le début de la Ve République. Seul le souvenir tenace de l’instabilité des gouvernements sous la République précédente explique l’attachement durable d’une grande partie de la classe politique à ce mode de scrutin. Pourtant, le fait que la plupart des systèmes politiques des pays européens l’utilisent de même que l’Union européenne pour les élections au Parlement européen auraient pu l’amener à examiner à frais nouveaux la question du mode de scrutin.

La raison de cette myopie est l’attachement ancien de la plupart des organisations partisanes à la bipolarisation droite-gauche qui a les a empêchés de voir que dans certaines situations politiques la proportionnelle intégrale peut favoriser la formation de coalitions gouvernementales que le majoritaire ne permet pas.

Aujourd’hui,  la bipolarisation gauche-droite, âge d’or pour de nombreux partis politiques, n’est plus efficace dans l’état actuel des relations entre les différents partis.

Tableau 1. Intentions de vote aux élections européennes de 2024 et à l’élection présidentielle de 2027 (%)  

IFOP avril 2024

À gauche, la rupture de la Nupes et la stratégie du chaos de Jean-Luc Mélenchon rendent peu vraisemblable une refondation de l’Union. Les intentions de vote aux européennes attestent l’existence d’un électorat de centre-gauche qui, prêt à voter pour un candidat tel que Raphaël Glucksmann, ne l’est pas pour voter pour un socialiste partisan de l’Union de la gauche (tableau). En effet, les intentions de vote à l’élection présidentielle de 2027, à prendre évidemment avec prudence, montrent que Mélenchon domine toujours le paysage politique à gauche et que la rétablir l’union ne pourrait se faire, à cette élection, que par le ralliement des autres forces de gauche à sa candidature, ce qui maintiendrait l’électorat socialiste dans une position marginale comme en 2017 et 2022. Même unis contre Mélenchon, hypothèse hautement improbable, écologistes, communistes et socialistes n’atteindraient pas son score et  aucun candidat de gauche ne pourrait très probablement être qualifié pour le second tour. Lorsque Raphaël Glucksmann, déclare, curieusement compte-tenu de sa condamnation de l’extrême-gauche : « on est en train de faire renaître » en France le clivage gauche-droite, qui « n’a jamais disparu à l’échelle européenne », il ne précise pas ce qu’il entend par clivage gauche-droite et oublie notamment qu’au Parlement européen les députés sont élus à la proportionnelle, ce qui permet très souvent des accords entre les deux grands groupes du centre-droit et du centre-gauche, celui du Parti populaire européen et celui, auquel il appartient, de l’Alliance progressiste des Socialistes et Démocrates.

À droite, compte tenu de la domination du Rassemblement national, l’éventuel soutien de LR à sa candidate en 2027 signerait probablement sa disparition tandis qu’une nouvelle candidature d’Éric Zemmour entraînerait probablement la fin de Reconquête. Dans tous les cas, le ou la candidat(e) du RN serait très certainement qualifié(e) pour le second tour. Si elle était élue, elle se retrouverait très probablement dans la situation d’isolement d’Emmanuel Macron, soit celle de son second quinquennat, avec une majorité relative menacée d’une motion de censure, soit de son premier quinquennat, avec une majorité absolue, pas exclue  avec notre mode de scrutin possible, mais néanmoins n’ayant pas une base suffisamment large. Une telle situation pourrait entraîner la formation d’une bipolarisation d’un type nouveau entre partisans et adversaires du Rassemblement national dans un climat dangereux, comme on le voit aux États-Unis,  

 

Enfin, envisager le retour de la bipolarisation gauche-droite alors que l’électorat centriste, certes affaibli, demeure important, comme le montre le sondage de l’IFOP, n’est pas réaliste. Dans ces conditions, établir un mode de scrutin qui, bien que partiellement proportionnel est largement majoritaire ne paraît pas en mesure de contribuer de manière significative à résoudre la crise évidente du fonctionnement de notre système politique.

 

Il nous faut donc revenir à l’idée selon laquelle la seule solution raisonnable est l’adoption d’un scrutin proportionnel intégral. Non seulement il est le plus équitable mais surtout, dans la situation actuelle caractérisée par la fragmentation du système partisan, il est le seul qui puisse redonner la souplesse nécessaire au fonctionnement du système politique en confiant aux partis politiques une pleine autonomie stratégique. Celle-ci leur permettrait d’échapper à la dure loi du système majoritaire qui les pousse, pour faire élire des députés, à s’allier avec des partis avec lesquels ils ont des désaccords suffisamment importants pour les empêcher de gouverner dans la durée. Ce mode de scrutin leur permettait de faire campagne sur leur propre programme, puis, en fonction des résultats des élections, d’entamer des discussions avec d’autres organisations qui ne seraient plus d’abord centrées sur la répartition des candidatures mais sur la formation de coalitions gouvernementales, les compromis passés étant publics. Le Parlement et les partis politiques retrouveraient un rôle politique majeur, redynamisant ainsi une démocratie représentative en profonde léthargie. Dans une longue contribution dans la revue Commentaire, Pierre Avril estime que nous assistons à l’épuisement croissant de la République présidentielle. C’est de cette constatation qu’il faut partir pour penser la modification nécessaire de notre mode de scrutin.