Qui profitera de la chute des Assad ? edit

25 juillet 2012

Même si le dénouement peut encore tarder en raison des ressources militaires considérables que conserve le clan des Assad, l’opposition se prépare désormais sérieusement à prendre les rênes du pouvoir. Hasard du calendrier, c’est deux jours après l’attentat de Damas que les Frères musulmans syriens organisaient à Istanbul leur premier congrès en trois décennies. Seront-ils les seuls bénéficiaires de la chute de la maison Assad ?

Il est courant de réduire les clivages qui structurent l’opposition syrienne à des dichotomies simples entre laïcs et islamistes ou encore entre opposants de l’intérieur et exilés. Ces lignes de faille sont loin d’être sans importance mais la réalité est nettement plus complexe. Jusqu’au début des années 2000, l’opposition syrienne se compose effectivement, pour l’essentiel, d’une aile islamiste et de son pendant laïc. La première, représentée essentiellement par les Frères musulmans, a été totalement éradiquée par le régime suite au soulèvement de 1979-1982 et consiste de ce fait en une diaspora de cadres basés au Moyen-Orient et en Europe. La seconde, composée de partis nationalistes et/ou de gauche (communistes, baasistes dissidents, nassériens) coalisés depuis 1980 au sein du Rassemblement national démocratique, est la seule dont la présence est partiellement tolérée à l’intérieur du pays, notamment parce qu’elle se réclame d’idéologies ayant perdu leur attractivité après la fin de la Guerre froide. C’est par conséquent cette opposition de gauche qui prend les commandes du Printemps de Damas, brève période de très relative ouverture consentie par le nouveau président Bachar al-Assad en 2000.

À la marge de cet establishment oppositionnel émerge toutefois, derrière la figure du député et industriel Riyad Seif, une nébuleuse située au centre-droit de l’échiquier politique et constituée d’islamistes modérés, de conservateurs et de « libéraux » (laïcs pro-occidentaux). À l’heure où toutes les composantes de l’opposition se sont ralliées à l’idéal de démocratie libérale, la rivalité opposant cette mouvance aux partis de gauche n’est pas prioritairement d’ordre idéologique. Elle est surtout d’ordre générationnel, les forces nouvelles comprenant une forte proportion de figures relativement jeunes. Elle est aussi tactique : plus radicalement hostiles au régime que leurs homologues de gauche (à l’exception notable du Parti démocratique du peuple syrien, ex-communiste, de Ryad Turk), les nouveaux venus sont généralement plus ouverts à l’idée d’une alliance de circonstances avec les pays occidentaux afin d’affaiblir le pouvoir de Bachar al-Assad.

En 2005, les trois principales composantes de l’opposition (« gauche », « droite » et Frères musulmans en exil) profitent de la crise libanaise pour s’unir derrière la « Déclaration de Damas pour le changement démocratique ». Cette coalition se désagrègera néanmoins durant la seconde moitié de la décennie : tandis que les Frères musulmans forment avec l’ex-vice président Abd al-Halim Khadam un Front de salut national finalement dissout en 2009, les éléments de gauche (sauf le groupe de Ryad Turk) répondent à l’influence croissante de la droite au sein de la Déclaration de Damas en prenant leurs distances avec l’organisation. Cette fragmentation de l’opposition est renforcée par l’existence de formations émanant de minorités ethno-confessionnelles et en particulier des Kurdes, lesquels sont eux-mêmes partagés entre de nombreuses formations aux stratégies variées allant de l’alliance avec le reste de l’opposition à l’isolationnisme en passant par un partenariat ambigu avec le régime.

Les clivages qui se sont cristallisés au sein de l’opposition syrienne durant la dernière décennie influenceront largement les initiatives au début du soulèvement populaire en mars 2011. Les vétérans nationalistes et de gauche, dont le principal organe est le Comité de coordination national présidé par le nassérien Hassan Abd al-Azim, prônent une transition démocratique négociée et s’opposent tant à une intervention militaire étrangère qu’à la militarisation du soulèvement. Cette posture modérée leur permet de demeurer actifs à l’intérieur du pays mais au prix d’une marge de manœuvre très réduite. Le régime ne tolère en effet cette « opposition respectable » que dans la mesure où elle ne représente pour lui aucun danger. On en veut pour preuve le fait que les rares islamistes et hommes d’affaires ralliés à cette mouvance ont fait l’objet, par rapport aux intellectuels laïcs, d’un « traitement de défaveur » et multiplié les séjours en prison. À cela s’ajoute le fait qu’avec l’accroissement significatif du niveau de violence à partir du bombardement de Homs en février 2012, le discours conciliant de cette frange de l’opposition est devenu graduellement inaudible. Sans surprise, islamistes, conservateurs et libéraux de l’intérieur ont adopté une ligne plus radicale, appelant dès juin 2011 à la « chute du régime » et se voyant dès lors contraints de se réfugier à l’étranger. Ils y rejoignent des intellectuels libéraux et, surtout, les Frères musulmans, avec lesquelles ils établissent durant l’automne le Conseil national syrien. Ce dernier ne saurait donc être réduit à une organisation d’exilés sur le modèle du Congrès national irakien d’Ahmad Chalabi : une partie de ses membres fondateurs n’ont quitté la Syrie qu’au début du soulèvement et d’autres s’y sont  secrètement ralliés tout en demeurant à l’intérieur du pays, à l’instar Riad Seif.Ce dernier ne révélera  d’ailleurs son appartenance au CNS qu’après avoir finalement quitté la Syrie en juin 2012.

En réalité, si le clivage entre exilés et opposants de l’intérieur pose problème, c’est moins entre le CNS et ses rivaux qu’à l’intérieur du CNS lui-même. En février-mars 2012, l’organisation connaît de fortes tensions, dont un certain nombre de défections aboutissant notamment à la formation d’une coalition rivale, le Courant national du changement. Le conflit se cristallise autour de la reconduction à la tête du CNS du mandat de Burhan Ghalioun, professeur à la Sorbonne nouvelle. L’opposition à cette décision est menée par des figures qui, ayant quitté la Syrie après le début des manifestations (les islamistes indépendants Haytham al-Malih et Imad al-Din al-Rachid, les libéraux Samir Nachar et Kamal al-Labwani), contestent la domination du CNS par des exilés de longue date, laïcs comme Ghalioun et Basma Kodmani, ou islamistes comme les Frères musulmans. Au premiers, ils reprochent leur tiédeur quant à la militarisation du soulèvement, et aux seconds un comportement partisan consistant à utiliser les ressources du CNS dans le but de se reconstruire une base populaire en Syrie.

L’attitude prêtée aux Frères musulmans par leurs détracteurs met en évidence le défi auquel sont confrontées toutes les composantes de l’opposition politique à l’heure de la militarisation du soulèvement. En effet, si le pays venait à être « libéré » par les brigades de l’Armée syrienne libre, rien ne garantirait l’avenir des partis d’opposition sur la scène politique du pays, sinon leur capacité à établir des liens solides avec ceux qui mènent actuellement la lutte sur le terrain. Plusieurs des forces politiques en exil, en tête desquelles les Frères musulmans, s’attellent donc à faire parvenir aux rebelles armes et argent tandis que même Burhan Ghalioun se fend d’une visite aux guérilleros de la région d’Idlib peu après son remplacement à la tête du CNS par le kurde Abd al-Basit Sida en juin 2012.

Au-delà du renversement d’Assad, c’est la situation qui prévaudra par la suite qui déterminera le destin de l’opposition politique : la mise en place rapide d’un processus électoral sur le modèle libyen lui offrirait l’occasion de remplir le vide politique laissé par un demi-siècle de baasisme. En revanche, la poursuite des affrontements et la transformation de la Syrie en État failli la condamnerait à céder pour longtemps le pas aux chefs de guerre.