Marcel Gauchet: sous le malheur, le complot! edit

26 avril 2016

Disons-le tout net : il y a dans l’ouvrage que Marcel Gauchet vient de consacrer au « malheur français », à sa nature profonde, aux ingrédients qui le composent, aux mises en cause qu’il légitime et aux remèdes qu’il appelle, quelque chose qui dérange et qui cloche. Non pas seulement parce que ce livre approximatif, bavard et touche-à-tout embrasse trop de sujets pour en traiter sérieusement aucun, mais plus essentiellement parce qu’il est tout entier construit sur un glissement permanent entre le constat justifié des bouleversements multiformes et hautement perturbateurs de notre situation historique et la dénonciation véhémente, et finalement politicienne, des artisans supposés du malheur qui nous frappe.

On nous présente un pays qui n’est pas seulement déstabilisé par un environnement inédit mais politiquement trahi par une partie des siens. On a connu un Marcel Gauchet qui emportait la conviction et méritait le détour. Un ex gauchiste assez lucide et revenu de tout pour jeter sur le monde ce que Sade appelait « le regard froid du libertin » et dénoncer la tentation piégeuse du « réenchantement de la politique », cette abdication de l’intelligence dont le stalinisme et le nazisme ont été les champions historiques attitrés. Comme il paraît loin ce Gauchet de naguère, désormais converti à une interprétation complotiste de l’apesanteur de nos sociétés, incapable de penser notre malheur sans désigner des coupables ni céder à la tentation manichéenne d’opposer les bons et les méchants.

Marcel Gauchet a besoin d’amis, donc d’ennemis. Il refuse de rester dans l’empyrée de la crise de civilisation, et, pour flétrir les déviations idéologiques néo-libérales, il ne dédaigne pas de travailler à l’arme blanche les « suspects habituels » : le petit monde des élites politiciennes, décentralisatrices et eurocratiques ainsi bien sûr que le grand monde des vilains Américains. En somme, la séquence est claire : pas de malheur sans crime, pas de crime sans coupables, pas de coupables sans réquisitoire et pas de réquisitoire sans Gauchet !

La séquence est claire mais elle est abusive et cet abus handicape lourdement la démarche de notre nouvel accusateur public. Celui-ci paraît au reste s’en rendre compte, qui prend épisodiquement quelque discrète distance par rapport aux deux journalistes qui l’interrogent et qui, quant à eux, n’hésitent pas à manipuler la grosse Bertha du souverainisme national et populaire. Gauchet gère son projet éditorial en jouant habilement sur deux registres : il est suave et philosophe à l’oral, quand il s’exprime, par exemple, au micro d’Alain Finkielkraut, mais vindicatif et véhément à l’écrit, face à un public assez motivé pour acheter le bouquin. Il y a de la chauve-souris chez cet homme même si la part du rat qui mord l’emporte ici sur celle de l’oiseau qui vole.

Le constat de base ne brille pas par l’originalité mais paraît difficilement récusable. Le malheur français s’alimente à deux sources : la mondialisation qui remet en cause la pertinence de notre modèle national et étatique de développement et l’irrésistible érosion de l’influence française mais aussi européenne et même occidentale. Marcel Gauchet a des mots très justes pour expliquer comment la France, cette nation pétrie d’histoire et de nostalgie, inventée et coiffée par un État rationaliste et planificateur, a été plus qu’aucun autre pays déstabilisée par l’apparition d’un monde amnésique et dilaté qui récuse tout récit des origines, préfère le marché à l’Etat, les échanges aux frontières, la régulation au projet, la liberté des acteurs économiques et sociaux à l’égalité des citoyens, la toute ( mais un peu ancienne) puissance américaine a l’indépendance européenne.

On aurait pu imaginer que sur la base d’un tel constat, l’auteur tente d’éclairer le sentier d’une réforme intelligente – inévitablement centrale sinon centriste – visant à réconcilier notre passé et notre avenir, l’État qui doit demeurer et la société dite civile qui entend s’émanciper, la France de nos amours et l’Europe de notre puissance, l’égalité et le libéralisme, le service public et le refus du monopole. Bref à définir tout ce qui serait stratégiquement nécessaire pour permettre au pays d’avancer tout en veillant à préserver ce qu’il y a de meilleur en nous. Cela nous aurait donné un livre passablement ennuyeux mais juste, cohérent et utile. Il est clair que, même si du haut de leurs anathèmes et de leur condescendance, les partis extrêmes et, hélas, Marcel Gauchet lui-même, la condamnent, cette troisième voie n’en est pas moins, parfois maladroitement et toujours difficilement, recherchée par la plupart des vrais partis et des vrais hommes de gouvernement de notre pays. Elle suppose pour être tracée à la fois de l’application, de l’humilité et de la finesse, bref une volonté de changer les choses doublé d’un grand sens du compromis, les qualités sans les défauts d’un Ferry, d’un Pompidou, d’un Giscard ou d’un Macron de préférence aux défauts sans les qualités d’un Clemenceau, d’un Debré, d’un Séguin ou d’un Valls.

Et c’est là que le bât blesse. Marcel Gauchet ne résiste pas à l’appel du manichéisme, de la diabolisation et de la véhémence contre des groupes abusivement tenus pour responsables de la défaite de la France et de l’effondrement de son modèle dans la grande bataille de la mondialisation malheureuse. L’exercice rhétorique est délicat puisqu’il s’agit sans crier gare de passer d’un système d’explication fondée sur l’analyse des évolutions structurelles d’ordre géopolitique, la marginalisation relative de l’Occident, ou technologique, la révolution des transports et de la communication, à un système de mise en accusation de groupes et d’individus animés par des principes toxiques et des intentions malignes. De cet exercice, l’auteur, qui ne manque ni de verve ni de culture, se sort admirablement sur le plan politique car les groupes- cibles qu’il a choisi de désigner à la vindicte publique, c’est-à-dire les politiciens prétendus néo-libéraux, les eurocrates, les décentralisateurs, les dirigeants d’entreprise, les banquiers et les Américains sont précisément ceux qu’une opinion massivement souverainiste et jacobine a condamnés avant toute forme de procès. Le combat était gagné d’avance mais il l’est avec brio !

Intellectuellement, en revanche, le tour de passe-passe est un peu trop visible et les actes d’accusation qui se succèdent à un rythme soutenu dissimulent mal la grossièreté d’un processus d’émissarisation qui repose sur une accumulation systématique d’erreurs de fait, de fautes de raisonnement, d’amalgames trompeurs, de corrélations abusives, de relations causales inversées et par dessus tout d’un usage aussi immodéré que talentueux de la condescendance disqualifiante et des anathèmes bouche trou. « Il n’est de science que du particulier », disait le grand Bachelard. Gauchet nous en administre la preuve a contrario : le mépris souverain de l’autre sert de ciment à l’édifice. Dès qu’on gratte les réquisitoires, on constate que rien ne tient. Les quarante pages sur l’Europe sont à cet égard particulièrement édifiantes. On en donnera un seul exemple : Gauchet croit possible de faire une analyse, évidemment au vitriol, du système institutionnel communautaire en oubliant de seulement mentionner l’institution centrale du système, celle sans laquelle aucune décision d’importance ne peut être prise, c’est-à-dire la chambre des États, le Conseil des ministres de l’Union. Avec une expertise d’aussi piètre qualité, on ne s’étonnera pas que l’auteur n’ait pas vraiment compris la crise que traverse l’Union depuis vingt ans (la datation Gauchet est bonne sur ce point ), une crise qui est sortie toute entière de l’alliance contre nature entre le cheval des destructeurs souverainistes de l’Europe communautaire, ceux qui ont pris le pouvoir partout en Europe au milieu des années quatre-vingt-dix, et l’alouette des idéalistes de l’Europe universelle, droits-de-l’hommiste et dépolitisée.

Au final, l’intention polémique dénature et fragilise le propos. Le refus de la pensée unique, c’est-à-dire l’idée téméraire qu’il existerait, autrement qu’à la marge ou qu’au prix d’une rupture révolutionnaire traumatisante, une alternative nationale et étatiste à l’adaptation socio-libérale et européenne à la mondialisation, conduit Marcel Gauchet à inventer à titre rétrospectif des bifurcations imaginaires entre lesquelles le pays aurait eu un choix à faire et aurait fait le mauvais : 1969 la participation gaulliste ou le libéralisme pompidolien; 1983 la fuite en avant budgétaire et monétaire ou la stabilisation européenne, 1992 ou l’Europe Mitterrand Delors contre, si l’on comprend bien, une Europe indéfinie mais prétendue antérieure. Il n’y avait là pourtant que fausses fenêtres faites pour la symétrie. Derrière tout cela, il y a l’idée absurde que l’alternative fondamentale se joue entre l’Europe des marchés et le retour des nations. La réalité est pourtant bien différente. C’est celle d’une fragmentation indéfinie de l’espace politique traditionnel qui affecte toutes les communautés politiques citoyennes, l’Union européenne au premier chef mais aussi notamment les nations à la française, fondées sur l’adhésion et le partage. Cette balkanisation va très loin et s’enfonce profondément dans la chair de nos sociétés. Elle éclate les territoires naguère juxtaposés du monde néolithique et dresse les uns contre les autre tous les identitarismes : ethniques, linguistiques, religieux, sexuels, corporatistes et idéologiques. Faute de s’intéresser à cette crise générale du partage et de ne voir à l’œuvre dans nos sociétés que la énième représentation de la lutte entre l’Etat-nation et le libéralisme apatride de la ploutocratie, non seulement Marcel Gauchet n’apporte aucune esquisse de solution au pays mais il devient clairement lui même une partie significative du problème. Marcel reviens-nous : la France, elle, a besoin de toi !