En défense du référendum edit

8 septembre 2016

Réagissant au vote britannique sur le Brexit, Elie Cohen, Gérard Grunberg et Bernard Manin ont publié ici sur Télos un long article qui affirme que le référendum est un instrument défectueux. Ces auteurs sont d’éminents spécialistes des questions politiques, dont j’admire (presque) toujours les contributions, mais là, je cale. En tant qu’économiste, je suis incompétent pour traiter d’une question aussi riche et pour sérieusement remettre en cause un article parfaitement argumenté, mais en tant que Français résident en Suisse depuis deux décennies et ayant aussi vécu aux États-Unis, je perçois qu’il y a quelque chose qui ne peut pas être exact dans leur conclusion.

Ces deux pays pratiquent depuis longtemps la consultation référendaire et rien n’indique qu’elle y est perçue comme un instrument défectueux. Imparfaite, certes, défectueuse, non. Les referenda, souvent d’origine populaire, y sont fréquents. En Suisse, ils traitent des grandes questions fondamentales au niveau fédéral comme des petites questions, parfois mesquines, au niveau local, le niveau local (états et communes) étant le seul existant aux États-Unis. Ce qui m’a séduit, venant de France avec ses grèves et ses débats acerbes et interminables, voire ses manifestations gigantesques et parfois violentes, c’est le calme qui prévaut. On débat, on vote, et c’est réglé. On a vu, en France, le débat sur la Loi El Khomri : des mois de grèves et de manifestations qui ont gravement perturbé le fonctionnement du pays avec, au bout du chemin, une loi tronquée et largement perçue comme illégitime en raison du recours au 49.3. Lorsque les auteurs vantent la supériorité du débat parlementaire, on se frotte les yeux.

Leur premier argument est admirablement décalé. Ils opposent le manichéisme d’un référendum à la complexité des choix. En caricaturant un peu, ils s’inquiètent de laisser au peuple prendre des décisions qui requièrent une compétence technique élevée. Or nous vivons, aujourd’hui, dans beaucoup de démocraties, un rejet ferme des élites-qui-savent. Passons sur le degré de compétence des parlementaires, voire des ministres. Si les élites ne peuvent pas expliquer leurs choix au peuple, ce n’est pas un problème structurel de la pratique référendaire, c’est une profonde insuffisance du personnel politique et de leurs techniciens, souvent parce qu’ils ont cessé depuis longtemps de comprendre comment vit le peuple. On l’a bien vu en Grande-Bretagne lorsque les pro-Brexit ont rejeté d’un revers de manche les arguments des experts. Ils avaient tort, bien sûr, et se sont réveillés avec une gueule de bois le lendemain du vote, lorsqu’ils se sont rendu compte de la responsabilité qu’ils avaient prise. Mais les anti-Brexit n’ont pas senti la rancœur des perdants de l’intégration européenne qui n’ont même pas reçu les miettes de ses bienfaits, bien réels, mais accaparés par les élites. C’est la même rancœur qui mobilise les soutiens de Donald Trump (et de Bernie Sanders durant les primaires démocrates), ou les électeurs du Front National en France et ceux et du mouvement Cinque Stelle en Italie. Si on refuse de laisser cette rancœur s’exprimer dans le cadre référendaire, elle réapparait dans les élections traditionnelles et amènent au pouvoir des populistes qui, par définition, proposent des réponses simplistes aux questions complexes. Ces populistes sont déjà au pouvoir en Hongrie, en Finlande ou en Pologne. Est-ce la démocratie qui est défectueuse ? Il est temps de se poser la question.

Un autre argument concerne le fait que les gens ne répondent pas vraiment à la question posée, mais utilisent le référendum pour porter un jugement sur ceux qui la posent. Ce ne fut pas le cas en Grande-Bretagne, mais ce le fut, de manière spectaculaire, en 1969 lors du rejet de la suppression du sénat par un Général de Gaulle en bout de course. Ce pourrait l’être bientôt en Italie, sur une question très similaire, parce que les promesses de Renzi sont en deçà des espoirs qu’il avait créés et que, comme de Gaulle, il en fait un plébiscite. Mais il y a une grande différence entre de rares referenda et une pratique constante. En Suisse et aux États-Unis, c’est de la routine et l’aspect plébiscitaire est (pratiquement) inexistant. Ce n’est donc pas le référendum en soi qui compte, mais l’usage qu’on en fait. La différence est importante. Tous les pays peuvent apprendre à bien utiliser cet instrument.

Il y a enfin le problème de la question posée. C’est vrai qu’en Grande-Bretagne on a posé une question erronée. L’appartenance à l’UE est quelque chose de bien défini, la non-appartenance ne l’est pas, ce qui a ouvert la porte à tous les fantasmes. Les citoyens britanniques ont choisi l’inconnu et commencent à s’en rendre compte. Mais, même ainsi, la question avait un sens : après plus de quarante ans au sein de l’UE, en sont-ils satisfaits ? Non, et bien il revient maintenant au nouveau gouvernement de proposer quelque de chose de concret. Lorsqu’ils verront ce que c’est, ce qui prendra quelques années, il n’est pas impossible qu’un nouveau référendum soit organisé, avec deux alternatives claires. L’irréversibilité, dénoncée par Elie Cohen, Gérard Grunberg et Bernard Manin, n’a rien d’une fatalité.

On a coutume, en France, de se moquer de la lenteur du processus politique suisse. C’est une légende. Par exemple, la France doit impérativement réformer son marché du travail, mais, depuis des décennies, rien ou presque n’a été fait jusqu’à la très modeste loi El Khomri. Les délais de réaction sont infiniment plus courts en Suisse. Ce qui est vrai, c’est que les responsables politiques y sont d’une très grande prudence car chaque décision peut être soumise à référendum. À tous les niveaux du système fédéral, les gouvernements sont faibles, une notion qui est aux antipodes des traditions jacobines de la France. L’excellente santé de la démocratie et de l’économie suisses suggère que ce n’est pas une mauvaise chose. Pas d’incessantes lois de circonstances, pas de va-et-vient au gré des changements de majorité, pas de mesures destinées à flatter tel ou tel segment de l’électorat, la stabilité est assurée sans être source d’immobilisme. Par exemple, il est impensable d’assister à ce qui s’est passé en France durant la campagne de 2012, quand François Hollande a pris la tête des sondages lorsqu’il a promis de taxer à 75% les riches. En contrepoint, les Suisses ont refusé la sixième semaine de congés payés, une mesure techniquement complexe à analyser, parce qu’ils ont compris qu’on gagne moins quand on travaille moins. Le peuple n’est pas nécessairement inculte.

La pratique référendaire mérite, je crois, un jugement plus nuancé et une analyse de ce qui se fait ailleurs. Ce n’est pas, bien sûr, une panacée. Elle doit s’inscrire dans une tradition et des institutions adaptées. Mieux même, les institutions s’adaptent naturellement à cette forme de démocratie qui a, au moins, le mérite majeur de trancher les débats, grands et petits, dans la sérénité. Faire confiance au peuple ne doit pas être seulement un slogan, même si, parfois, on n’aime pas les résultats.