Du référendum: Telos contre Telos edit

9 septembre 2016

Montesquieu l’a dit et les amis de Telos, Elie Cohen, Bernard Manin et Gérard Grunberg, le groupe CGM en somme, l’ont répété : le système représentatif n’est pas le plus mauvais qui soit car en donnant au peuple, non le pouvoir de décider mais celui de choisir ceux qui décident, il confie les responsabilités à des « représentants » dont « l’avantage » est d’être « capables de discuter les affaires ». CGM part donc en guerre contre un principe référendaire coupable de faire peser sur nos dispositifs politiques une claire menace de dysfonctionnement. À l’opposé, le plus "suisse" par la sensibilité, de notre petite compagnie, Charles Wyplosz, dénonce en termes rousseauistes la tentation oligarchique de ceux qu’inquiète l’idée de reconnaître aux citoyens le droit de se mêler de leurs propres affaires. Vaste querelle dont Telos a toutes les raisons de prendre sa part en ces temps d’impuissance politique caractérisée et de défiance ravageuse à l’égard de ceux qui prétendent se mêler d’affaires publiques.

Le dossier CGM est solide. Il se fonde sur une analyse précise des propriétés qu’on est en droit d’attendre d’un système de prise de décision publique et en relève principalement quatre : compétence et implication personnelles des décideurs, pluralité et non pas dualité des options à prendre en compte, flexibilité et réversibilité du processus décisionnel, aptitude de celui ci à nourrir la négociation et à fabriquer des compromis. La supériorité de la procédure parlementaire, à la fois souple et éclairée, sur la brutalité rigide et manichéenne du référendum apparaît difficilement contestable. CW ne la critique d’ailleurs qu’avec timidité. Il relève ironiquement que les parlementaires ne sont pas nécessairement très vaillants intellectuellement ou moralement, ce dont on conviendra volontiers, mais feint d’ignorer que la qualité technique des élus tient moins à l’hypothétique supériorité de leur QI qu’à leur disponibilité matérielle, leur implication psychologique, leur spécialisation intellectuelle et la pertinence de leur information. Il observe de surcroît que rien n’a jamais empêché le peuple de se déjuger d’un référendum à l’autre, mais, ce faisant, sous-estime l’absolu gâchis politique, psychologique et financier d’un double psychodrame national débouchant sur un retour à la case départ.

Par ailleurs, nos champions de la démocratie représentative font valoir à l’appui de leur réquisitoire les risques de détournement inhérents à ce type de procédure, dans la mesure où l’enjeu du scrutin perçu par l’opinion est souvent bien différent de son enjeu officiel, et où les conséquences effectives d’un vote négatif entrent difficilement dans le champ de conscience des citoyens. En 2005 combien de partisans du non au référendum de ratification du Traité constitutionnel européen ont compris qu’on ne leur demandait pas de donner leur avis sur Jacques Chirac ni même sur la construction européenne en général, mais simplement de faire un choix entre le TCE et le misérable Traité de Nice, la victoire du non valant confirmation de l’adhésion à celui-ci et rejet des modifications très limitées qu’on entendait y apporter ? Ce détournement de procédure a une conséquence précise : le référendum est devenu une arme de destruction massive à l’encontre des dirigeants qui le proposent et aboutit donc à un cumul malencontreux de voix négatives, celles des opposants au gouvernement en place s’ajoutant à celle des adversaires de la proposition mise au voix. Bref, une double peine dont les initiateurs de référendums sortent rarement indemnes.

Pour désamorcer le risque de détournement de procédure, on pourrait systématiser le recours au référendum d’initiative populaire. La révision constitutionnelle de 2013 l’a introduit dans nos lois tout en l’enfermant dans des conditions très restrictives. Heureusement, serait-on tenté de dire, car le remède serait pire que le mal ! Il méconnaît en effet que le vote de la loi n’est pas un acte isolé mais qu’il s’inscrit dans un mouvement législatif général dont le gouvernement assure au quotidien la cohérence. Le « marteau sans maître » frappe en revanche au hasard et peut d’un seul coup pulvériser l’action du gouvernement, condamnant celui-ci à se déjuger, parfois sur l’essentiel, ou à disparaître en dehors des procédures prévues à cet effet. Charles Wyplosz devrait convenir que même la sagesse helvétique peut-être prise en défaut : si la votation proscrivant la libre circulation des travailleurs entre l’Union européenne et la Suisse est à ce jour restée lettre morte, c’est que sa mise en œuvre remettrait en cause tous les équilibres sur lesquels vit économiquement et internationalement la Confédération.

Il y aurait donc tout lieu de s’en tenir au principe posé par Montesquieu et d’exclure du champ référendaire le travail normatif, budgétaire ou international ordinaire de l’État. C’est très exactement ce que conteste Charles Wyplosz. Même s’il est trop averti des choses pour adhérer à la doxa populiste qui veut que, non content d’avoir le pouvoir, le peuple ait de surcroît toujours raison, on le sent tenté par l’idée que les élites ont, quant à elles, toujours tort, et en particulier les élites parlementaires qui dans l’esprit de notre ami semblent disposer au royaume des puissants à peu près du même statut que les petits Blancs par rapport aux gros planteurs dans le Sud américain!  

Charles Wyplosz est, il est vrai, prudent. L’économiste s’avance avec précaution sur les terres de ses amis politologues: il procède moins à un éloge du référendum qu’à celui du peuple au milieu duquel il vit, ce peuple suisse dont les qualités – sérieux, modération, esprit de responsabilité –  apparaissent d’autant plus vivement qu’elles offrent un contraste saisissant avec l’agitation stérile et querelleuse régnant en France. Le constat est indiscutable. Les conclusions que Charles Wyplosz prétend en tirer sur les mérites supposés de la procédure référendaire ne le sont, en revanche, pas du tout : est-ce vraiment en effet parce que le référendum est une bonne chose que les Suisses sont si calmes et si responsables, ne serait-ce pas plutôt parce qu’ils sont si calmes et si responsables qu’ils parviennent à gérer sans trop de dommage une procédure aussi délicate ?

Quand il range son couteau suisse, Charles Wyplosz ne disconvient pas vraiment des inconvénients du référendum. Il se contente de les relativiser. Il ne nie pas que le peuple mal informé puisse errer dans ses choix mais convaincu de la force du rejet des élites parlementaires par les citoyens ordinaires, il recommande la procédure référendaire comme une sorte d’exutoire propre à éviter que la « rancœur » ne fasse des ravages autrement plus redoutables dans le cadre des élections générales. Le raisonnement est déconcertant: dès lors qu’il porte sur un véritable enjeu, l’exutoire à rancœur équivaut à un droit de tuer en toute impunité. La purge risque d’emporter le malade avec le pot de chambre ! Le risque est d’autant plus grand que la procédure référendaire est, comme on l’a vu, particulièrement déresponsabilisante et donne toutes ses chances, même parfois en Suisse, aux options les plus déraisonnables.

Dans son prudent plaidoyer, Charles Wyplosz ne conteste pas la tendance de l’électorat à répondre à une autre question qu’à celle qui lui est posée. Il n’évoque toutefois à ce propos qu’un seul type de risque, celui d’une dérive plébiscitaire qui transformerait le scrutin en vote pour ou contre le gouvernement. Il repousse un peu rapidement l’argument en expliquant cette dérive par le peu de familiarité des peuples qui y cèdent, comme le peuple français, avec une procédure qui serait trop exceptionnelle pour être pratiquée dans les règles de l’art. Sur la base d’un tel constat il recommande donc logiquement mais non sans témérité la banalisation du recours au référendum. Au total son analyse est plus convaincante sur son vrai sujet, les vertus des Suisses, que sur le référendum lui-même.

Entre les deux papiers, il y a toutefois un terrain d’entente implicite, ce qui n’est pas entièrement surprenant pour des administrateurs de Telos. CGM n’exclut pas que le référendum puisse avoir son utilité dans certaines circonstances qu’il ne précise pas. Et Charles Wyplosz nous rappelle à juste titre que la crise du politique est puissamment alimentée par la méfiance des citoyens pour leurs élites, toutes tendances confondues, et qu’il y a là un problème qu’on ne saurait ignorer. Force est de convenir qu’au grand bal de la défiance, les hommes politiques ne font pas tapisserie et que du coup, le référendum a sa justification dès lors qu’il y a une raison forte et précise d’en appeler à tous les citoyens plutôt qu’à leurs élus. Pour peu, bien entendu, que soient respectées toutes les précautions relatives à la question posée : maîtrise de l’initiative par le stratège gouvernemental, simplicité du choix, intelligibilité de la matière, clarté de l’alternative, limitation des risques collatéraux. Ouf!

La procédure référendaire pourrait ainsi être mise à contribution pour répondre à trois types de besoins. D’abord, un besoin de proximité : pourquoi ne pas donner le pouvoir de faire des choix de vie quotidienne à ceux qui sont directement concernés par ces choix et qui à ce titre savent mieux que personne ce dont il retourne et sont plus que quiconque motivés pour agir ? En second lieu, un besoin de légitimation, très fort dans certaines situations à haut risque. La vraie question n’est pas alors d’arbitrer à la majorité entre deux options opposées mais de mobiliser et d’afficher les soutiens populaires dont bénéficient les choix du pouvoir, comme ce fut le cas à la naissance de la Cinquième République et à la fin de la guerre d’Algérie. Et enfin, un besoin de subversion : il s’agit ici de trancher un conflit entre le président et les représentants de la nation, qui ne peut pas être soumis à l’arbitrage d’un Parlement qui serait dans cette hypothèse à la fois juge et partie. Les référendums de 1962 sur l’élection du chef de l’État au suffrage universel ou celui de 1969 sur la suppression du Sénat, l’un gagné l’autre perdu par le général de Gaulle, sont les archétypes de ce type de consultation-subversion. On pourrait imaginer de recourir aujourd’hui à l’arme référendaire, par exemple, pour imposer aux parlementaires une modification du mode de scrutin. Il faut toutefois en user avec une infinie prudence afin d’éviter l’écueil de l’antiparlementarisme populiste et le risque de l’échec électoral. Ce risque est toujours élevé dans le cadre d’une procédure où le parti du non n’est soumis à aucune exigence de cohérence tandis que le parti du oui commence la course avec le handicap inévitable d’un vote oppositionnel irréductible, handicap variable assurément selon les circonstances mais qui peut atteindre plusieurs dizaines de points.

Tout bien pesé, j’aurais donc plutôt tendance à me rallier à la prudence de CGM : le référendum est un alcool trop fort et potentiellement trop toxique pour n’être pas consommé avec une modération confinant à l’abstinence. À moins bien sûr de le « boire en Suisse » !