Argentine: l’érosion du capital politique présidentiel edit

13 avril 2015

Après les élections de 2011, Cristina Kirchner commençait son deuxième mandat avec l’appui de 54,11% des voix et avec une différence de presque 38% par rapport à son concurrent le plus proche. Deux ans plus tard, le Front pour la Victoire (FPV), le parti du gouvernement, perdait les élections législatives dans les districts les plus importants du pays et aujourd’hui, face aux présidentielles d’octobre 2015, les pronostics électoraux sont marqués par une incertitude absolue. Comment peut-on expliquer le scénario politique actuel en Argentine?

Il faut dire que les oscillations de la popularité présidentielle ont été la règle plutôt que l’exception durant les mandats de Cristina Kirchner. Mais aujourd’hui, les défis du kirchnérisme sont autres. La possibilité pour la présidente actuelle de briguer un troisième mandat est exclue, on assistera donc, après le mois d’octobre prochain, à la fin du cycle kirchnériste. Plusieurs dimensions peuvent être analysées à l’heure d’expliquer ce processus. On s’attardera ici sur l’une d’entre elles qui nous semble centrale : la stratégie gouvernementale d’accumulation du capital politique dans le cadre d’une scène électorale inédite.

L’affaire Nisman et la « nature » du kirchnérisme La situation de calme relatif régnant à la fin de l’année 2014 s’est rapidement vu altérée par l’annonce de la mort du procureur Nisman la veille de sa présentation publique contre la présidente Kirchner. Depuis quelques années, il menait l’enquête sur l’attentat contre l’institution juive, l’AMIA, perpétré en 1994. Sa mort, toujours non résolue, plonge la population dans un état d’inquiétude compréhensible. Les institutions de la République semblent menacées, ainsi que les garanties étatiques en termes de protection des droits citoyens les plus basiques. La deuxième semaine du mois de février, un peu plus d’un mois après la mort de Nisman, des milliers de personnes se mobilisent pour réclamer justice. Face à cet événement, le gouvernement fait preuve d’une incapacité remarquable à surmonter la division dichotomique structurant la politique argentine. De même que la majorité de l’opposition politique et les médias les plus influents, le kirchnérisme a contribué à approfondir cette division.

Cette configuration de l’espace public argentin n’est pas récente et plusieurs facteurs doivent être identifiés si on veut l’expliquer. En ce sens, le clivage de longue durée, opposant les traditions libérale et national-populaire, et limitant ainsi la possibilité de consolider une culture politique républicaine, doit être examiné. Mais comment le gouvernement kirchnériste a-t-il agi sur ce trait constitutif de la vie politique argentine ?

Il est évident que la version « cristiniste » a incarné la forme la plus radicale du cycle politique inauguré en avril 2003. Cette version s’est révélée non seulement à travers le bilan des mesures lancées par le gouvernement (l’étatisation du système des retraites, la nationalisation de la production des ressources naturelles, la loi de démocratisation de l’espace audiovisuel, un nouveau système d’assistance sociale, etc.), mais également à travers la forme distinguant le style politique présidentiel. Celui-ci s’est caractérisé par l’exacerbation du décisionisme dans une dynamique où le peuple incarné, comme unité homogène, est perçu comme « l’ami naturel » et toute opposition politique comme les « ennemis de la patrie ». Cette formule classiquement « populiste » est réactualisée par le gouvernement et mine la popularité présidentielle. Autrement dit, le grand problème du kirchnérisme, et ainsi du pays, est la conquête de cet espace politique – en éternelle dispute – par les secteurs les plus « intégristes » prônant une stratégie visant à confirmer « la loyauté des fidèles », plus qu’à chercher à persuader des majorités plus vastes de la société argentine. Cette stratégie est particulièrement dysfonctionnelle dans le scénario politique en vue des élections présidentielles d’octobre. Et cela en raison de différents processus auxquels il faut prêter attention : de manière centrale, la relative articulation de l’opposition partisane et ensuite, la situation d’un « péronisme divisé ».

Jusqu’à maintenant, le kirchnérisme avait toujours bénéficié d’un contexte de fragmentation et de désarticulation de l’opposition partisane. Après la crise de 2001, on a assisté à la dilution de la présence dans le scénario politique national de l’Union civique radicale (UCR), opposant historique du péronisme, et à l’émergence renouvelée de forces politiques d’existence éphémère. Pourtant, il y a deux semaines, la convention de l’UCR a approuvé l’initiative de son dirigeant, Ernest Sanz, d’établir une alliance électorale avec la force de centre-droit dirigée par le président du conseil municipal de Buenos Aires, Mauricio Macri. Ainsi, un front électoral s’est constitué, au sein duquel les candidats à la présidence seront désignés grâce à des primaires internes obligatoires et simultanées (depuis 2009 tous les partis politiques doivent réaliser des primaires pour pouvoir se présenter à l'élection générale et pour définir les listes des candidats), pendant le mois d’août, entre l’UCR et le PRO, mais aussi le groupe dirigé par Elisa Carrió (la Coalition civique). Les défis à surmonter pour cette nouvelle expérience politique sont considérables : l’articulation des alliances dans les districts du territoire national, l’élaboration d’une ligne programmatique commune, entre autres. Toutefois, cette coalition représente la menace la plus importante pour le kirchnérisme, en remettant en cause, selon les derniers sondages, les possibilités pour ce dernier de gagner directement lors du premier tour électoral. Mais les problèmes du gouvernement ne se limitent pas à l’opposition non-péroniste…

La galaxie péroniste semble bouleversée. Une bonne partie des gouverneurs de provinces et des maires, appartenant à cette tradition politique, ont déjà quitté le « bateau K » pour se mettre d’accord soit avec le « macrisme », soit avec le nouvel espace politique présidé par Sergio Massa, ex-kirchnériste et également candidat en lice pour la présidence. De cette manière, la dilution du capital politique du kirchnérisme encourage le pragmatisme de plusieurs factions au sein du péronisme dans le seul but de maintenir le contrôle de leurs positions de pouvoir. De plus, la décision de l’ex-président Eduardo Duhalde de réunir un congrès partisan pour la remise en jeu de la présidence du Parti justicialiste (PJ), aujourd’hui sous autorité kirchnériste, complique encore la réalisation de la stratégie électorale du gouvernement. De manière identique au scénario des années 1999 et 2001, il est fort probable que l’unité du parti devienne une illusion entravant l’articulation des appuis sous la bannière du kirchnérisme dans les différents territoires du pays. Et, dans ce cadre, il faut rajouter que la stratégie de la présidente d’inclure des représentants de la jeunesse kirchnériste dans les listes du Front pour la Victoire (FPV) entraîne des tensions évidentes avec les hommes forts du parti, gardiens jaloux de la structure justicialiste et en bonne entente avec Daniel Scioli, le candidat le mieux positionné du gouvernement pour succéder à Cristina Kirchner.    

Le scénario politique argentin est très inquiétant. Si la nature du kirchnérisme explique la fin du cycle inauguré en 2003, elle aide aussi à comprendre la structuration d’une offre électorale où les principaux candidats en lice (Mauricio Macri, Sergio Massa et Daniel Scioli), par leur profil de simples gestionnaires de la chose publique, menacent sérieusement l’héritage positif de la dernière décennie. En définitive, quand le leadership politique se limite à confirmer « l’adhésion des fidèles », il finit par miner les bases de sa popularité.