Le jihadisme féminin en Europe aujourd’hui edit

17 mars 2015

En Europe et en particulier en France, depuis la guerre civile en Syrie (2013), on assiste à l’apparition d’un type de jihadiste féminin dont la nouveauté réside dans l’accroissement tangible de leur nombre : elles étaient l’exception auparavant, à présent on trouve quelques centaines d’Européennes en Syrie, plus d’autres femmes qui ont voulu faire le voyage et en ont été empêchées par les autorités.

Une autre caractéristique est que bon nombre de ces jeunes femmes sont des adolescentes ou des post­adolescentes, à côté d’autres d’une vingtaine ou trentaine d’années. Troisième caractéristique : elles sont majoritairement issues des classes moyennes et non des classes populaires, habitantes des banlieues. Pour cette raison, la haine de la société ne constitue pas la motivation centrale de leur départ vers les théâtres de guerre en Syrie. Un quatrième trait est que nombre d’entre elles sont des converties: du christianisme, du judaïsme (quelques cas), voire du bouddhisme ou de familles agnostiques ou athées.

Plusieurs logiques interfèrent. Tout d’abord une vision distordue de l’humanitaire: les frères en religion (les Sunnites) auraient besoin d’aide face au pouvoir hérétique et maléfique d’Assad (alaouite, pour les Sunnites secte déviante) et il faudrait s’engager pour être aux côtés de ces hommes. L’image de l’homme idéalisé est aussi au centre de mire de cette jeunesse féminine, souvent post ­adolescente, qui manifeste un certain désenchantement vis-­à­-vis du féminisme de leur mère ou grand’­mère. Il y a comme l’idéalisation de la virilité masculine : celui qui s’exposerait à la mort, dans cet affrontement, se montrerait viril, sérieux et sincère. Ces trois adjectifs donnent un sens au « mari idéal ». Il serait capable de restaurer l’image de la masculinité ; en outre, il serait « sérieux » puisqu’en combattant contre l’ennemi il révèlerait son engagement définitif, à la différence de ces jeunes hommes qui se révélant immatures et volatiles aux yeux de ces filles, détrônent l’image du Père.

Ce type de jeune incarnant les vertus cardinales de véracité serait l’idéal de l’homme à épouser pour échapper au malaise de l’instabilité et de la fragilité croissante qui caractérisent les couples modernes. Souvent issues de mariages recomposés en France, ayant fait l’expérience de la précarité des liaisons conjugales de leurs parents ainsi que du nivellement de la condition masculine dans le divorce, elles en viennent à rejeter autant l’image de l’homme que de la femme qui règne dans la société moderne. Elles se mettent en quête d’une forme d’utopie anthropologique où le sentiment de confiance et de la sincérité absolue se conjuguerait à celui de la « bonne inégalité ». Les sites jihadistes de l’Etat islamique (Daech) savent manipuler la sensibilité de ces jeunes filles et exploiter ce type de fascination en parlant de l’image noble de la femme qui serait à l’abri de l’instabilité moderne et vivrait dans la confiance absolue de l’homme conçu comme un appui majeur (c’est un "héros") et un soutien indéfectible (il n’est pas efféminé, il sait comment lutter et relève le défi de l’adversité). Surtout, une vision naïvement romantique de l’amour se conjuguerait avec l’attrait de la guerre, voire de la violence. Une partie de ces jeunes filles serait fascinée par la violence guerrière.

Par ailleurs, les premières vagues de jeunes femmes qui sont parties en Syrie servent de "recruteuses": elles envoient des e-mail, entretiennent des blogs, donnent une image d’Epinal de la situation de l’épouse des « mujahids » (combattants du jihad) en Syrie. Quelquefois, une fois sur place, les « muhajirat » (les immigrées) épousent des Européens qui ont rejoint les rangs des combattants jihadistes en Syrie, comme Khadijah Dare, une Londonienne qui s’est mariée à un Suédois combattant aux côté de l’Etat islamique et qui a opté pour le nom d’Au Bakr.

La vie dans cette situation « exceptionnelle » de guerre revêt un sens et une intensité qui font oublier pour un temps la situation inférieure de la femme que l’on dissimule sous la notion de « complémentarité ». Le rapprochement culturel entre hommes et femmes dans les sociétés occidentales fait aussi que la violence n’est pas perçue comme par le passé comme étant l’apanage exclusif de l’homme, la femme pouvant y participer indirectement, à tout le moins en l’exerçant contre d’autres femmes perçues comme hérétiques : par exemple les femmes yézidies ou des Assyriennes prises en esclavage par l’Etat islamique et servant de moyens pour satisfaire l’appétit sexuel des combattants, la direction de ces lupanars islamiques étant confiée à ces jeunes femmes occidentales qui ont embrassé l’islam.

En prenant certaines de ces jeunes filles dans des brigades pour l’imposition de leur version de la Charia, les protagonistes de l’Etat islamique donnent une forme de légitimité à ces jeunes filles et surtout, leur confèrent du pouvoir sur les non-Musulmanes ou les "mauvaises Musulmanes", souvent plus âgées qu’elles et dont la répression leur confère un sentiment d’être devenues adultes par le rite de passage de l’assertion de leur autorité sur les autres femmes. Les mêmes autorités poussent ces jeunes filles à épouser des combattants de préférence européens. Des filles adolescentes sont déclarées aptes (même à partir de l’âge de 9 ans, mais ce n’est pas le cas des jeunes femmes qui partent pour la Syrie) à se marier et à fonder une famille dont les enfants seraient endoctrinés par l’Etat islamique. Tout à l’enthousiasme de fonder une famille « islamique » dont on exalte la noblesse et où elles assumeraient le rôle idéalisé de mère au sein du califat, leur prééminence illusoire fait occulter à leurs yeux le statut inférieur de la femme que pour le moment elles refusent de voir. L’ambiance guerrière, le mythe de la pureté islamique sous Daech, l’idée de l’héroïsme de leur homme et leur dignité en tant que futures mères, finalement ce monde totalement différent de leur contrée d’origine où la violence devient festive les aimante pour un temps.

Cette fascination pour un retour au traditionnel est à mettre en relation avec la famille moderne, de plus en plus recomposée. Double paternité (le père biologique, père "légal"), double maternité (la mère biologique et plus rarement quand l’enfant habite chez les père, la mère "légale" qui est l’épouse du père) ouvrent un espace de jeu à l’enfant qui peut se doter de marges de manoeuvres plus importantes que par le passé en manipulant l’autorité de chaque membre du couple. La multiplication des sources de l’autorité l’affaiblit et contrairement à la famille patriarcale traditionnelle où l’enfant souffrait d’un excès d’autorité paternelle, à présent sa démultiplication ouvre un espace de manipulation à l’enfant et devient une source d’angoisse et d’incertitude pour les parents. Par ailleurs, le droit de l’enfant comme un "pré-adulte" fait que celui-ci prend conscience de certains droits de manière plus précoce que par le passé. Les nécessités de la vie et la longueur des études font que les enfants risquent de se trouver longtemps chez leurs parents en prolongeant l’adolescence et leur dépendance affective et économique beaucoup plus tardivement que par le passé. Cet espace de jeu est aussi le lieu d’une angoisse: elle émane de la dispersion voire du vide de l’autorité, du vertige face à des marges de manoeuvre dont le jeune pré-adulte dispose, plus d’Internet qui le plonge dans un autre univers que celui des parents, un univers virtuel qui lui semble terriblement réel faute de l’ancrage de l’autorité dans son univers symbolique. Le jihadisme donne alors le sentiment aux jeunes adolescents un peu « perdus » le pouvoir devenir "adultes" en embrassant la cause de l’islam radical.

Le détrônement des jeunes hommes est concomitant à l’exaltation du jeune jihadiste dont les filles cherchent à devenir l’épouse. Qu’est-ce qui attire irrésistiblement chez lui? La réponse est sans équivoque: l’affrontement de la mort. La jeune fille pense qu’elle peut s’appuyer sur cet homme nouveau, surhomme dont la violence le rehausse au-dessus de la mêlée et crée du sens, un peu comme ces jeunes femmes qui écrivent des lettres d’amour à des criminels avérés en prison.

La quête de l’autorité à tout prix fait que ces jeunes gens recherchent ardemment le pouvoir sous sa forme la plus répressive. Plus le pouvoir est répressif, plus il est attrayant. Il y a ainsi la quête éperdue de la « transcendance répressive » pour parer au manque de sens dans cette immanence généralisée du monde contemporain, où la nouvelle configuration de la famille, du politique et du social font de l’égalitarisme la figure de proue du Sens. Dans une société hyper-sécularisée où rien ne semble plus relever du sacré transcendance, la seule sacralité qui résiste au nivellement est de type répressif, comme une forme d’archaïsation du sens pour parer au non-sens des relations sociales parfaitement désacralisées, voire profanées.

Pourquoi alors c’est l’Islam qui est privilégié dans cette quête de sens? D’abord en raison du vide de l’extrémisme violent sur le marché des idéologies. L’Islam dans sa version jihadiste satisfait à deux besoins contradictoires dans la nouvelle jeunesse de classe moyenne européenne: il porte en lui une vision anti-impérialiste d’un côté, une vision hyper-patriarcale de l’autre. Ceux qui veulent en découdre avec l’ordre mondial dominé par les Etats-Unis y trouvent des ressources idéologiques, et ceux qui souffrent de malaise d’identité et ont besoin d’une transcendance absolue y découvrent une source inépuisable de sacralisation répressive.