Grande-Bretagne : la fin des travaillistes ? edit

22 avril 2010

Arrivé au pouvoir en 1997 comme parti social-démocrate, le New Labour a mené des politiques combinant néo-libéralisme économique, contraintes sur l’individu en matière de politiques sociales et d’immigration et volonté de démocratisation sociale avec l’ouverture des opportunités à tous quelles que soient leurs origines. Treize ans plus tard et à l’heure du bilan, quelles sont les perspectives du Royaume-Uni en termes de projet de société et de dynamiques électorales ?

Le New Labour a utilisé tous les ressorts de l’État pour faire émerger une société où les principes de l’économie de marché orientent et contraignent les comportements des organisations et des individus. Le langage de l’égalité a disparu dans la poursuite d’un idéal de société méritocratique et inclusif, au profit d’une société où la justice sociale est liée aux efforts individuels et à la capacité à s’adapter aux exigences et aux circonstances. Les aspects structurels des inégalités et les effets du capitalisme financier ont été largement passés sous silence.

Politiquement, les gouvernements travaillistes ont privilégié à la fois les individus consommateurs et les communautés. Ils ont contribué à dépolitiser la décision gouvernementale en justifiant le rôle croissant de commission d’experts et d’agences semi-autonomes et en multipliant les indicateurs de performance et les audits. La démocratisation a pris la forme d’une multiplication d’expérimentations et pour les citoyens d’une injonction à la participation. Les initiatives sont encouragées par un État qui définit strictement les règles du jeu et n’hésite pas à sanctionner les transgressions, les erreurs ou les échecs.

Ces politiques ont créé un profond malaise dans son électorat traditionnel et à l’approche des élections la situation du New Labour est délicate. Le parti est affaibli : ses effectifs ont fondu de moitié depuis 1997 et ses coffres sont vides. Les efforts pour moderniser l’appareil partisan ont contribué à la démobilisation de la base, si importante en période électorale malgré le recours croissant aux nouvelles (et onéreuses) techniques de communication. Enfin et surtout, la reprise économique s’amorce mais les travaillistes n’ont pas de vision à proposer au pays. Ils retrouvent certes des accents populaires en promettant des changements qui préservent les aspirations sociales et les services publics, mais ils ne parviennent pas à dépasser le modèle d’un gouvernement qui soit un « garant » de la fourniture de services toujours plus adaptés aux exigences individuelles. Ils poussent à ses limites l’idée du « mandat électoral » en affirmant vouloir être jugés sur leur capacité à accomplir les objectifs chiffrés fixés dans leur contrat avec le peuple. Ils réaffirment la volonté d’utiliser l’appareil étatique et bureaucratique pour réformer le pays et relancer l’économie.

Or, pour la première fois depuis 1997, les conservateurs offrent une alternative crédible comme parti de gouvernement, ce qui n’était pas le cas sous les leaderships de William Hague ou de Michael Howard et encore moins de Iain Duncan Smith. Ils présentent (enfin) un leader charismatique en la personne de David Cameron et affichent un « projet de société » qui montre un certain renouvellement politique. Ils ont renoncé à mettre en avant durant la campagne l’austérité économique bien que leur programme de réduction des déséquilibres budgétaires reçoive le soutien du monde des affaires (un retour à la « normale » après une décennie dominée par un travaillisme pro-business). Leur vision, qui ne s’embarrasse guère de détails de politiques précises ou chiffrées, est une invitation à « ouvrir le gouvernement aux citoyens », un rejet apparent d’idéologie thatchérienne résuée dans la fameuse formuile « there is no such thing as a society ». Pourtant leur «Big Society » ressemble comme deux gouttes d’eau à un «Small Government », un gouvernement minimal qui laisse aux individus et aux groupes l’initiative de fonder des écoles ou des hôpitaux, de forcer la démission des élus ou la réorganisation de services de police locaux – des responsabilités qu’ils esquivent comme gouvernement. Le déclin de leur avance dans les enquêtes d’opinion montre qu’il reste aux troupes de Cameron à démontrer qu’elles ont autre chose à offrir que l’image d’un parti rénové (leader, logo et programme), rajeuni (Cameron serait le plus jeune Premier ministre depuis deux siècles), uni (les désaccords sur l’euro et l’intégration européenne sont évités soigneusement), féminisé et plus représentatif des minorités.

Le climat politique est inédit. Les deux partis qui ont dominé la vie politique depuis les années 1930 ne se distinguent guère au fond sur le modèle de société qu’ils proposent : tous deux s’accordent sur une acceptation du marché comme modèle économique et social, sur une conception de l’individu égoïste et calculateur, un citoyen-consommateur encouragé à se conduire en entrepreneur social, maximisant ses opportunités, acceptant le risque de « mauvais choix ». Cette vision a pour corollaire une érosion de la confiance dans tous les domaines (d’où la nécessité de multiplier les audits), y compris en politique. Les abus des notes frais des députés en 2009 ont conforté le cynisme d’électeurs déjà convaincus de la duplicité des gouvernants par les débats sur la légalité de l’intervention militaire en Irak. Travaillistes et conservateurs sont moins opposés idéologiquement qu’ils ne le prétendent, même si les premiers entendent conserver un rôle clé à un appareil d’État chargé d’encadrer les initiatives privées. Ce qui est nouveau est que pour la première fois depuis 1974, les analystes envisagent sérieusement un Parlement sans majorité absolue. Pourquoi ?

Outre le succès probable du « parti de l’abstention », les tiers partis (libéraux-démocrates bien sûr, mais aussi nationalistes de la périphérie celtique et de l’Angleterre xénophobe du BNP et anti-européenne de l’UKIP) espèrent jouer un rôle perturbateur des équilibres bipartisans. Le mode de scrutin en vigueur, uninominal à un seul tour, a tendance à produire des distorsions majoritaires fortes qui favorisent normalement la constitution de gouvernements mono-partisans. Depuis les années 1990 le découpage des circonscriptions, qui avait permis une domination systématique des conservateurs pendant des générations, favorise les travaillistes et devrait contribuer à réduire l’avance en sièges des conservateurs. L’essentiel se jouera dans les circonscriptions dites « marginales » (c’est-à-dire susceptibles de changer de camp) où se concentrent les efforts financiers et humains des partis en campagne.

La victoire électorale des conservateurs est loin d’être assurée et la campagne sera décisive. Quel que soit le vainqueur le 6 mai, le modèle de société de marché en voie de formation ne sera pas ébranlé car les trois grands partis partagent une approche libérale de l’économie. Les libéraux-démocrates espèrent cependant profiter du glissement à droite des travaillistes en se présentant comme porteur de changement dans un système politique en crise où les partis porteurs d’une vision alternative (verts ou extrême-gauche) sont extrêmement marginaux.