Flexibilité et précarité n'ont pas forcément le même sens edit

25 novembre 2006

On range sous le terme de flexibilité des réalités très dissemblables et des ordres de problèmes bien distincts. Or, il n'y a pas une mais des flexibilités, l'une étant synonyme de précarité tandis que l'autre ne l'est en rien puisqu'elle vise au contraire à la stabilité de l'emploi par ajustement optimal de l'entreprise aux exigences de l'environnement économique. Où se situe la différence ? Pour tenter d'y voir clair on peut reprendre la distinction introduite par Bernard Brunhes entre flexibilité fonctionnelle ou interne et flexibilité statutaire ou externe.

A la flexibilité fonctionnelle correspond l’ensemble des techniques qui sans affecter le statut juridique du salarié modifient l’allure du travail en vue d’en permettre le meilleur ajustement possible aux exigences de la production et de la productivité. Elle est en ce sens, et paradoxalement, un réducteur d’incertitude.

Les formes en sont variées : flexibilité du temps de travail (durée du travail et aménagement) à la fois pour suivre au mieux les fluctuations de l’activité économique par annualisation ou recours au temps partiel et pour permettre l’ utilisation optimale du capital matériel de l’entreprise (travail en semi continu ou en continu, travail de nuit, travail du weekend sous la forme des équipes VSD…). L’objectif est d’incurver le social au chrono-rythme de l’économie ; flexibilité de l’organisation technique, celle des machines et des processus sous la forme en particulier de l’atelier flexible comme mode de production permettant de fabriquer des produits différents à partir d’une même organisation de base des équipements afin de répondre au mieux à la demande. Elle s’accompagne dans pratiquement tous les cas de la mise en place du « juste à temps » selon la technique des flux tendus améliorant la réactivité et la productivité dans la gestion des stocks; flexibilité des fonctions qui en résulte presque nécessairement pour permettre à la main-d’œuvre de s’adapter, via en particulier le développement de la polyvalence, à des configurations évolutives. Un peu partout, le développement de la thématique de la compétence par élargissement de la notion de qualification, répond à ce souci d’adaptabilité à des missions diversifiées qui ne correspondent pas nécessairement, il faut le dire, à une amélioration de la qualité de l’activité ; flexibilité des compétences supposant une reconsidération des missions de la formation professionnelle de moins en moins appliquée à des savoirs qu’il suffirait d’entretenir par simple reproduction mais à des compétences essentiellement évolutives et, pourrait-on dire, à la capacité même d’évoluer au rythme accéléré des mutations technologiques ; enfin, flexibilité de la rémunération par reprofilage des modes de rémunération pour susciter par l’intéressement ou l’individualisation des comportements de mobilisation et d’implication dans le travail.

Fonctionnelle ou organisationnelle, on la qualifie encore d’interne (l’archétype en étant le modèle suédois) pour bien marquer un souci d’adaptation de l’entreprise et de son personnel de nature à éviter les mesures déstabilisatrices des statuts. La France a longtemps résisté à ce type de logique en privilégiant plutôt la flexibilité statutaire ou externe à juste titre associée à la précarité.

Comme le disait Bernard Brunhes, cette flexibilité externe est « la plus simple sur le papier » puisqu’il s’agit de faire fluctuer les effectifs de l’entreprise en fonction des besoins en utilisant des contrats de travail de courte durée et en licenciant en tant que de besoin. A l’opposé de la précédente, cette modalité se singularise par une action presque exclusive sur le volume des effectifs. Ce qui la fait également qualifier de « quantitative ». A l’heure de la tempête, le commandant peut réduire la voilure ou en changer dans un souci d’adaptation en ayant pris soin de préparer au préalable l’équipage à des conditions difficiles (flexibilité interne). Mais il peut aussi envisager d’alléger le navire en évitant d’embarquer au long cours une partie de l’équipage quitte à le reprendre un peu plus tard (travail précaire ), ou bien en le transférant dès le départ sur des embarcations plus légères (externalisation : sous-traitance, outsourcing) à moins qu’il ne fasse le choix de faire passer par dessus bord ceux dont la charge devient excessive (licenciement). Dans tous les cas, c’est le statut des salariés qui se trouve frontalement ou latéralement affecté, tantôt directement (contrat de travail précaire), là indirectement (sous-traitance, licenciement). C’est d’ailleurs pourquoi Serge Paugam dans son classique Le salarié de la précarité situe le champ du précaire bien au-delà des seuls travailleurs précaires stricto sensu.

Il faut donc savoir de quoi l’on parle lorsqu’on recourt au terme de flexibilité. Et, pour éviter les confusions, le mieux serait de réserver le terme flexibilité au premier sens et la précarité au second bien qu’il s’agisse, dans les deux hypothèses, d’une manière d’ajuster l’emploi aux exigences de l’économie. Comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, la mauvaise flexibilité a occulté l’autre qui, sans être dénuée d’inconvénients (conditions de travail plus intenses, souvent déstructurantes, stress…), ne lui est pas comparable.

Cette confusion est regrettable parce qu’elle a considérablement obscurci et parasité le nécessaire débat sur la flexibilité au premier sens. Elle a eu, en particulier, pour effet de raidir les positions syndicales face à une technique de gestion diabolisée, à tort. Pour un Edmond Maire, qui plaidait dès 1984 pour « une conception dynamique de la flexibilité », combien de hurlements, par ailleurs, à cette seule perspective ! Bref, le mot est devenu maudit. D’où l’échec de la grande négociation engagée cette même année 1984, échec qui enfouira et le mot et la chose jusqu’à l’accord national interprofessionnel du 30 octobre 1995.

Avec le CNE et le CPE, c’est une troisième configuration qui est apparue. Après la flexibilité et la précarité, une hyper-précarité marquée par la solubilité des droits. Car ces deux nouveaux dispositifs se caractérisent, en effet, par la facilité considérablement renforcée de mettre un terme à la relation de travail sans justification, tout à fait comme dans le cas de la période d’essai. Mais ce qui était acceptable durant un laps de temps très strictement limité par les conventions collectives et la jurisprudence (un à deux mois pour les ouvriers et employés, trois à six mois pour les agents de maîtrise et cadres), devenait inacceptable pour une période de deux ans, ou même d’un an. La résistance opposée par certains conseils de prud’hommes en fait foi.

Par souci de clarté du débat, je suggère donc de distinguer ces trois configurations dont la légitimité au regard de la norme démocratique du travail est loin d’être la même.