La presse à la recherche de son indépendance edit

22 décembre 2020

La révolution numérique a bouleversé le monde de la presse écrite et modifié profondément les conditions de son indépendance et même de sa survie. La prise de conscience de ces nouveaux enjeux est allée de pair avec des projets de réforme concernant plusieurs titres européens à une époque où grâce précisément à Internet les médias écrits menacés sur le plan économique n’ont jamais eu autant de lecteurs.

La réflexion sur le statut juridique des journaux n’est pas nouvelle même si elle revêt aujourd’hui une véritable urgence. Il existe deux exemples anciens de changement de statut concernant deux quotidiens, l’un en France, l’autre au Royaume-Uni.

Association ou trust, deux expériences

En France, il s’agit de l’initiative en 1990 de François Régis Hutin alors président du journal Ouest France.  La direction du journal craignait que les actionnaires qui étaient issus de la Résistance ne soient tentés de vendre leurs parts à Robert Hersant qui, à l’époque, démarchait de nombreux quotidiens régionaux comme par exemple Paris Normandie. Il fut donc décidé de créer une nouvelle société chargée de gérer le quotidien et dont le capital était détenu par une association de la loi de 1901, donc à but non lucratif. Les anciens actionnaires restèrent dans l’ancienne société rebaptisée Sofiouest . Ils furent indemnisés par le journal qui racheta en fait son fonds de commerce. Cette opération qui se déroula dans un climat de transparence ne put se réaliser que parce que dans les années 1990 Ouest France dégageait d’importants bénéfices ce qui lui permit de rembourser les actionnaires sans mettre en péril sa situation financière. On verra que ce critère de rentabilité joue un rôle essentiel dans toutes les opérations de recapitalisation de journaux.

Le Guardian a mené une expérience comparable facilité elle aussi par des données financières exceptionnelles. Depuis 1948, le grand quotidien britannique appartient à un trust (une structure juridique proche de la fondation en droit français), le Scott Trust limited. Cet organisme dont les statuts garantissent sa totale indépendance était aussi propriétaire d’une société d’annonces classées d’automobiles, Auto trader, très présente sur Internet. En 2014, il vendit cette affaire pour 619 millions de livres. A l’époque, et compte tenu d’autres avoirs, le trust disposait d’environ un milliard d’euros de fonds disponibles, de quoi garantir pour longtemps l’indépendance du Guardian.

Cette aisance n’a pas signifié pour autant que les administrateurs du trust fassent preuve de laxisme dans la gestion du journal. Celui-ci accumula les pertes entre 2010 et 2014. Ce déficit récurrent d’environ 40 millions d’euros par an était dû essentiellement à la gestion d’Alan Rusbridger, le prestigieux patron du journal qui refusait de faire payer l’information sur Internet alors que la diffusion et la publicité de la version papier du journal s’effondraient. En décembre 2014, Rusbridger fut écarté et définitivement éliminé de la direction du trust en 2016. L’équipe qui le remplaça fut chargée de rétablir l’équilibre en trois ans en supprimant 250 emplois et en sollicitant l’appui financier des lecteurs. Depuis, les comptes du Guardian, qui bénéficie d’une audience de plus d’une centaine de millions d’internautes bien au-delà des frontières britanniques, se sont redressé de manière spectaculaire et font espérer un retour à l’équilibre en 2021.

Des projets à l’issue incertaine

Trois autres expériences sont en cours. En Suisse, le quotidien le Temps qui est lourdement déficitaire a été racheté en novembre dernier au groupe Ringier par la fondation helvétique Aventinus. Celle-ci a été créé en 2019 par plusieurs fondations et mécènes pour soutenir et promouvoir des médias de qualité en Suisse romande. On ignore cependant les moyens dont dispose cet organisme et s’il souhaitera financer sur le long terme ce quotidien de qualité.

En France, Libération et Le Monde ont engagé des démarches visant à sécuriser leur capital pour conforter leur indépendance. Dans le cas de Libération qui appartient à la société Altice contrôlée par Patrick Drahi, il a été décidé que celui-ci cèderait ses parts à un fond de dotation qui deviendrait propriétaire du journal par l’intermédiaire d’une société commerciale. Le fond de dotation est une structure juridique dont le statut est proche de celui d’une fondation. Il présente donc, en théorie, des garanties sérieuses pour l’indépendance de la rédaction. En réalité, la situation n’est pas si claire. Personne ne connaît les intentions de Drahi. Celui-ci semble vouloir choisir lui-même les membres du conseil d’administration du fond et, par ailleurs, ne donne pas au fond les moyens financiers permettant au journal de se développer alors que le quotidien est déficitaire depuis de nombreuses années et fortement endetté. Cette nouvelle organisation risque donc de se heurter très vite à des obstacles rédhibitoires prélude à l’arrivée d’un nouvel actionnaire.

Le Monde fait face au même dilemme : comment mettre en place une structure juridique indépendante qui détiendrait le capital et qui garantirait le financement du quotidien dix ans après une première recapitalisation qui avait mis un terme à la prédominance de la société des rédacteurs.

Les deux principaux actionnaires du journal, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, ont conclu en septembre 2019, un accord avec la rédaction pour étudier la possibilité de transférer leurs parts dans un fond de dotation. Cette opération s’annonce d’autant plus complexe qu’on ignore les intentions de deux autres partenaires, l’héritier des parts de Pierre Bergé et le financier tchèque Kretinski qui a racheté 49% des actions détenues par Matthieu Pigasse. Elle ne tient pas compte non plus des besoins futurs de financement du journal. C’est sans doute la raison pour laquelle elle n’a pas encore abouti.

On peut aussi évoquer le cas dans le secteur des médias numériques de Mediapart, le site d’information créé par Edwy Plénel. Grâce à une gestion rigoureuse, ce site est largement bénéficiaire. Il a donc pu mettre en place un fond de dotation associant la rédaction et qui peut racheter les parts des actionnaires fondateurs avec les profits de l’entreprise.

Ces incertitudes et ces contraintes ne découragent pas ceux qui préconisent une généralisation du statut d’entreprise à but non lucratif, association ou fond de dotation qui seule selon eux pourrait garantir l’indépendance des rédactions alors que beaucoup de titres, en France comme ailleurs, appartiennent désormais à de richissimes entrepreneurs.

Le défi majeur du financement

Le débat actuel a pourtant l’inconvénient majeur de négliger la question-clé du financement des journaux sur le long terme. Du fait de la révolution numérique, ceux-ci doivent investir massivement pour réussir leur mutation du papier au virtuel. Dans tous les pays développés, les ventes et la publicité des journaux s’effondrent. Leur seule chance de survie, comme l’a bien compris le New York Times, un des rares titres à avoir réussi cette mutation, est de développer une offre payante sur le Net. Or, pour mener à bien ce développement, il faut recruter un important personnel de spécialistes capables de concevoir des services faciles d’accès pour les usagers.

Tout cela coûte très cher comme Le Monde et Le Figaro le constatent actuellement. Dans ces conditions, on peut s’interroger sur la capacité d’un organisme à but non lucratif de fournir les dizaines de millions d’euros nécessaires.

En admettant même que l’organisme en question ait pu rassembler des ressources suffisantes, comme c’est le cas du trust propriétaire du Guardian, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il laisse les déficits se creuser en mettant en péril l’avenir du journal. Alan Rusbridger, l’inamovible patron du quotidien britannique en a fait l’amère expérience.

Il n’existe donc pas de formule magique pour garantir l’indépendance des entreprises de presse. Cette indépendance ne peut être acquise que grâce à des comptes en équilibre et à une saine concurrence entre médias qui oblige les rédactions à fournir une information de qualité. C’est la responsabilité commune des propriétaires quels qu’ils soient et des journalistes et c’est au lecteur de trancher en dernier ressort.