Le juge européen et l’environnement edit

12 janvier 2009

Alors qu'entre 1958 et 1997 seulement quinze questions préjudicielles ont été posées par le Conseil d’Etat à la Cour de justice européenne, dix l’ont été au cours des seules années 2007 et 2008. Cela nous donne une idée de l'importance considérable prise par la justice européenne dans le droit interne français. Cette influence du droit européen s'est récemment manifestée dans le domaine de l'environnement. La société Arcelor, mécontente des charges qu'on lui imposait dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, a saisi les tribunaux français et européens.

La lutte contre le changement climatique suppose en effet de réduire fortement les émissions de dioxyde d'azote et l'Union Européenne a mis en place un système associant un prix à chaque tonne de CO2 émise. Il ne s'agit pas de donner des « droits à polluer » mais un coût à une externalité : si le dioxyde d'azote est produit par beaucoup d'activités humaines – y compris la respiration – le développement économique en génère de telles quantités que le coût de la détérioration de l'environnement doit être pris en compte dans les processus industriels. Mais à la différence d'une taxe sur les activités polluantes, les droits à émissions peuvent être vendus par un industriel qui ne les consomme pas en totalité. Ce mécanisme de marché doit permettre aux activités les moins polluantes d'être plus compétitives et doit accroître l'intérêt économique de programmes d'investissements réduisant les émissions de CO2.

Les cimentiers et les sidérurgistes font partie des industries les plus fortement émettrices de CO2. La société Arcelor Atlantique et Lorraine et huit autres sociétés sidérurgiques se trouvaient être intégrées au système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre mis en place dans la Communauté en vertu de la transposition de la directive 2003/87/CE du 13 octobre 2003. La directive prévoit une mise en place progressive à compter du 1er janvier 2005 du système de quotas d’émissions. Les Etats membres allouent d’abord 95% de quotas gratuits pour une période de trois ans puis 90% de ces quotas sur la période de 5 ans suivante. Progressivement donc, les entreprises concernées devront acheter des quotas d’émission de CO2.

Si on peut comprendre le manque d'enthousiasme manifesté par les industriels soumis à des coûts supplémentaires, les réticences d'Arcelor se sont portées sur le terrain juridique dès lors que certains de ses concurrents des secteurs de l'aluminium et des industries plastiques n'étaient pas encore soumis aux mêmes obligations. L'affaire portée devant le Conseil d'Etat français posait la question d'une compatibilité de la directive avec le principe d'égalité devant la loi, principe constitutionnel français mais aussi principe général du droit communautaire. On notera que les deux principes n’ont pas exactement la même portée : le principe européen ajoute à l’interdiction de traiter différemment des situations comparables, la nécessité de traiter des situations différentes différemment. Néanmoins, dans le cas particulier qui se présentait devant le Conseil, les deux principes pouvaient être considérés comme équivalents. Le Conseil d’Etat a choisi de ne pas se prononcer directement sur le respect du principe d’égalité par la directive mais a renvoyé l’affaire devant la Cour de Justice.

Cet arrêt illustre la réalité constitutionnelle de l'Union Européenne. Pour se représenter le droit de l'Union Européenne, il faut oublier la pyramide de normes selon laquelle toute législation puise sa validité dans une législation de rang supérieur avec comme clé de voûte la norme constitutionnelle. Le droit européen se construit par un dialogue entre les juges européens. Chaque juge national est juge du droit européen. Chaque tradition constitutionnelle de chacun des Etats membres est partie intégrante de ce droit en vertu de l'article 6 du traité sur l'Union européenne. Cependant, s’il est acquis que le droit communautaire s’impose au droit national, il n’en reste pas moins que les principes constitutionnels de chacun des Etats membres doivent également être respectés. Il y a là une contradiction potentielle illustrée par l’arrêt Arcelor : qui décidera de la conformité d’une directive au principe d’égalité ? La décision du Conseil d’Etat s’appuie sur une analyse commune à beaucoup de Cours suprêmes européennes : il faut, en cas de conflit potentiel, que la Cour de Justice soit invitée à trancher. Cela suppose de reconnaître à la justice européenne un rôle de juge constitutionnel et cette reconnaissance n’a rien d’évident. Il a fallu plusieurs décennies de droit communautaire pour que les juridictions françaises aboutissent à cette solution.

La Cour de Justice devait donc se prononcer sur une éventuelle violation du principe d’égalité au détriment d’Arcelor et elle a rendu sa décision le 16 décembre 2008. Arcelor est bien dans une situation comparable à celle des industries du plastique ou de l’aluminium. Du simple fait que toutes ces entreprises émettent du CO2, le principe d’égalité de traitement devrait s’appliquer sauf si des justifications objectives permettent d’y déroger. En l’espèce, l’écart entre les niveaux d’émission et la structure fragmentée de l’industrie chimique justifient que l’Union puisse adopter une démarche progressive dans la mise en place du système de quotas. Néanmoins, on observera que la Cour fait un contrôle très précis et détaillé de la justification apportée par le législateur européen. Cet arrêt est à rapprocher de l’arrêt du 7 novembre 2007 par lequel le Tribunal de première instance a annulé partiellement la décision de la Commission relative au plan d’allocation de quotas pour la première période d’application de la directive.

Deux enseignements sont à tirer de l’affaire Arcelor : d’une part la complexité du système d’échanges de quotas, malgré l’importance politique du sujet, n’échappe pas à l’examen approfondi par le juge du respect des principes fondamentaux et d’autre part ce contrôle appartient au juge communautaire, y compris pour des principes aussi fondateurs de la République que le principe d’égalité dont on rappellera qu’il est aussi inscrit dans notre devise. Le changement climatique a aussi un impact sur les environs du Palais-Royal.