Notes sur le rapport Bartolone-Winock edit
Refaire la démocratie. C’est sous ce titre ambitieux que le comité constitué, à l’initiative du président de l’Assemblée nationale, de parlementaires (dix députés et un sénateur) et de personnalités indépendantes, a publié son rapport sur la rénovation de nos institutions.
1. Un tir de fantasia
« Refaire la démocratie » : la perspective est stimulante même si l’ambition paraît quelque peu téméraire. Les personnalités associées à cette tâche sous l’autorité conjointe de Claude Bartolone et d’un historien aussi éminent que Michel Winock sont à la fois de bonne qualité et de bonne volonté. L’« amalgame », comme on disait dans les armées de la Révolution, des intellectuels, des représentants de la société civile et des parlementaires est en lui-même une promesse de hauteur de vues et de réalisme opérationnel. De plus, la réunion au service d’une œuvre commune de parlementaires de bords opposés offre une garantie bienvenue contre le sectarisme et l’esprit de parti. Les contributions des uns et des autres rapportées en annexe sont, dans leur ensemble, dignes d’intérêt. Le rapport lui-même fourmille de constats éclairants, d’analyses stimulantes, de citations bien choisies et de propositions parfois décapantes.
D’où vient alors que ce rapport laisse le lecteur déconcerté et lui donne le sentiment d’accéder à un bric-à-brac d’objets hétéroclites, des objets qui, à quelques exceptions près, meublent le paysage politique depuis les débuts de la Ve République ? On y retrouve, il est vrai, de vieilles connaissances comme le référendum d’initiative populaire, le septennat non renouvelable, la fusion du Sénat et du Comité économique et social, l’élévation de l’autorité judiciaire au rang de pouvoir constitutionnel. Ces vieux amis côtoient quelques recrues d’âge moins avancé dans le débat public comme le scrutin électoral mixte, le non cumul des mandats dans le temps, la création d’« atelier législatifs citoyens » et d’une procédure de dépôt d’amendements également « citoyens », ou encore le contrôle parlementaire du président de la République Le troisième tiers, qui n’est pas le moins intéressant, relève de la célèbre série « Les parlementaires ne parlent qu’aux parlementaires », et regroupe un ensemble de propositions relatives aux procédures en usage au sein de l’Assemblée nationale, propositions qui ont le double mérite d’être précises et bien ciblées, du fait que leurs auteurs, sans doute les membres élus du groupe BW, sont à la fois les spécialistes du sujet…et les bénéficiaires éventuels de leurs propres préconisations. Si ce déballage d’automne emporte cependant moins la conviction qu’il ne donne le vertige, c’est pour une raison simple et décisive : il souffre d’un évident manque d’unité. Nous avons à faire à une juxtaposition de mesures qui présentent séparément de l’intérêt mais qui ne sont portées ni par une vision stratégique des changements susceptibles d’être effectivement réalisés ni par une représentation claire et cohérente du système politique qu’il conviendrait d’instituer. Si riche et foisonnante soit elle, cette réflexion souffre de n’être guidée par aucun vrai fil conducteur. Le singulier exercice auquel nous convient Claude Bartolone et Michel Winock est victime d’un double défaut originel : il ne sait ni où il va politiquement, ni d’où il vient idéologiquement. Il est tout à la fois incertain de ses objectifs opérationnels et de ses fondements intellectuels.
Le défaut le plus manifeste du rapport, c’est de n’être sous-tendu par aucun objectif précis. Seule en effet la contrainte de l’acceptabilité politique par les autorités constituantes ou législatives de la République permet de discipliner l’imagination réformatrice et d’en faire autre chose que « la folle du logis » qu’y voyait Malebranche. Seule, elle permet de faire dans notre désir de changement la part du possible et celle de l’utopie. Seule enfin, elle nous oblige à un examen précis, rigoureux, réaliste des propositions envisagées et de leurs effets directs et indirects sur le fonctionnement du système. « L’universel est l’infini de notre inattention », nous dit Bachelard. La considération des contraintes majoritaires à l’Assemblée nationale et au Sénat pour une éventuelle révision constitutionnelle et celle des intentions présidentielles et gouvernementales permettent seules de tracer le cercle des réformes potentielles.
Le précédent de la Commission Balladur et de la révision de 2008 mérite d’être médité. Certains participants souhaitaient, à l’instar du président Balladur lui-même, orienter nos propositions vers un vrai régime présidentiel. D’autres, tel Oliver Duhamel, étaient tentés de longue date par l’établissement d’une VIe République de nature primo-ministérielle. Il était cependant clair qu’il n’y avait aucune majorité possible à l’Assemblée nationale ou au Sénat pour s’engager sur l’une ou l’autre de ces deux voies. Il est en revanche apparu que deux orientations majeures étaient susceptibles de rencontrer une majorité constituante : la correction des excès du « parlementarisme rationalisé » qui enfermaient le Parlement en général et l’Assemblée nationale en particulier dans un carcan procédural abusif, et l’octroi de nouveaux droits aux citoyens comme celui de soulever à l’encontre d’une loi en vigueur l’exception d’inconstitutionnalité. Le devoir d’aboutir a, sans nul doute, censuré le pouvoir de rêver mais lui seul a permis d’engranger lors de la révision constitutionnelle de 2008 des résultats concrets, des résultats que ceux-là mêmes qui les ont alors combattus se gardent bien de remettre en cause.
Le Comité BW se tresse des couronnes d’être la première instance de cette sorte à n’avoir été ni mandatée par le pouvoir exécutif ni truffée de hauts fonctionnaires. Dont acte. Il reste que c’est d’abord cette apesanteur qui l’a condamné à flotter aux marges du réel, au risque de faire figure, dirait le cardinal de Bernis, de commission des limbes. Le statut, le réalisme, la robustesse des propositions se ressentent durement de l’absence de ce formidable maître à penser qu’est l’obligation de réussir. Aucune d’entre elles n’étant vraiment conçue pour aboutir, elles participent d’un élégant tir de fantasia et peuvent se donner la liberté d’être utopiques, comme l’auto limitation spontanée du pouvoir présidentiel (proposition 6), provocatrices comme la réduction massive des pouvoirs du Sénat (proposition 10), absurdes comme l’inversion du calendrier électoral non assortie d’une suppression du droit de dissolution (proposition 7), embryonnaires comme la modification en pointillé du mode de scrutin (proposition 3), ramasse-miettes comme la propositions d’élargir la place faite (sic) « aux citoyens et aux questions européennes » (proposition 14), en abîme comme la « proposition d’étudier la proposition » d’un nouvel ordre juridictionnel pour le social (proposition 16), non admises à figurer dans la liste officielle comme la proposition d’instituer le vote obligatoire et enfin désavouées par le chef comme l’interdiction du cumul dans le temps (proposition 1).
Le drame de cet exercice digne des Tontons flingueurs par la capacité des membres du comité à « disperser, ventiler et éparpiller façon puzzle », c’est, comme on le verra demain, que le fil conducteur d’un diagnostic rigoureux n’a pas pris le relais du fil perdu d’une cohérence stratégique introuvable.
2. Un diagnostic en trompe-l’œil
Les auteurs du rapport se récrieront sans doute à l’idée d’avoir pratiqué à l’occasion de cette réflexion collective une navigation sans boussole. Le président Bartolone n’a-t-il pas dans son avant-propos stigmatisé en termes forts le mal unique –« l’insuffisance de démocratie » – dont souffrirait la République française, et n’a-t-il pas présenté les dix-sept propositions du rapport comme la déclinaison logique de ce paradigme ordonnateur ? La fermeté romaine du diagnostic formulé par le président de l’Assemblée nationale ne suffit toutefois pas à donner au rapport la cohérence intellectuelle qu’on est en droit d’attendre d’un tel exercice. Le diagnostic qui porte ces 128 pages et justifie ces dix-sept propositions est doublement confus.
Il l’est d’abord parce que jamais la nature véritable de la déploration de nos nouveaux Caton ne fait l’objet d’une analyse claire et précise : avons-nous affaire à un excès du pouvoir présidentiel ou à un effondrement général de l’autorité publique ? Le rapport ne prend pas la peine de poser clairement la question. Il privilégie implicitement, et à vrai dire arbitrairement, la première interprétation et débouche ainsi sur une remise en cause plus ou moins franchement assumée de l’héritage institutionnel de la Ve République. La confusion intellectuelle se manifeste également à un second niveau. Le rapport présente en effet de la pathologie démocratique dont il s’inquiète un diagnostic à double fond. Il hésite entre une interprétation structurelle du mal, qui le porterait à dénoncer l’essentielle malignité de la Ve République, et une interprétation conjoncturelle, la crise du politique, de nos dérives et de nos embarras.
La tentation profonde des auteurs, c’est, comme le suggère fortement l’avant-propos de Michel Winock, celle d’une remise en cause frontale du déséquilibre des pouvoirs sous la Ve République. Cette remise en cause ne pose guère de problèmes majeurs–c’est une simple affaire de dosage- quand elle postule une simple réhabilitation des pouvoirs du Parlement mais elle se révèle autrement redoutable dès lors qu’elle prend pour cible la fonction présidentielle telle qu’elle s’est enracinée dans nos lois et nos usages depuis l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel. Retrouvant les chemins oubliés de nos anciennes querelles, le comité BW remet à l’honneur les grands débats des années soixante, se plaît à placer discrètement ses pas dans ceux de l’auteur du Coup d’Etat permanent, dénonçant ainsi les deux grands effets pervers de la réforme de 1962 : la transformation de fait d’un arbitre supra-partisan en un chef de gouvernement engagé et l’irresponsabilité politique de ce chef devant le Parlement.
Pente naturelle du rapport, cette stigmatisation de l’héritage gaullien apparaît toutefois trop téméraire pour être franchement assumée par nos refondateurs. Elle présente en fait trois inconvénients majeurs. Elle oblige d’abord à une récusation sacrilège de l’héritage du Père fondateur de la Ve République, alors même que cet héritage fait l’objet d’un consensus multipartisan depuis qu’en 1981 François Mitterrand a décidé d’endosser les habits du général de Gaulle et d’oublier qu’il était l’auteur du Coup d’Etat permanent. Il est clair qu’une commission pluraliste comme le comité BW ne pouvait pas s’engager sans se fracasser sur la voie grandiose et satanique de l’apostasie.
De surcroît, le procès de la République gaullienne monte en épingle un problème largement imaginaire. Même s’il n’est pas directement responsable de sa politique devant le Parlement, le chef de l’État l’est indirectement parce qu’il ne peut gouverner sans un gouvernement qui est lui-même responsable devant l’Assemblée nationale. Réouvrir aujourd’hui cet antique procès alors que trois expériences de cohabitation ont démontré l’incapacité du président à gouverner effectivement dès lors qu’il est privé d’un soutien majoritaire au Palais-Bourbon ne reviendrait-il pas, comme disent les Britanniques, à « fouetter un âne mort » ? Observons en outre que le chef de l’État a perdu, à l’occasion de la révision constitutionnelle de 2008 le plus significatif de ses pouvoirs d’arbitrage supra-partisan, la présidence du Conseil supérieur de la magistrature.
Ce problème imaginaire est enfin politiquement insoluble. Le comité BW se retrouve ici enfermé dans les mêmes impasses que naguère le comité Balladur. Pour sortir de l’ambivalence que la réforme de 1962 a imposée à la fonction présidentielle, il n’est en effet que deux voies imaginables, l’instauration d’un vrai régime présidentiel ou la reconstruction d’un pouvoir gouvernemental primo-ministériel. La première suppose trois changements majeurs : la remise en cause de la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale, la suppression du droit présidentiel de dissolution et, petite révolution indispensable pour garantir la cohérence du mouvement législatif, l’institution d’un droit de veto, ou pour être moins agressif, d’une procédure de co-décision, obligeant le Parlement à s’entendre avec le président avant l’adoption de chaque loi. Il est clair qu’aucune de ces trois innovations ne peut dans la France d’aujourd’hui faire l’objet d’un consensus constituant, qu’elles soient portées par une majorité de droite ou de gauche. La porte est fermée. Quant à la primo-ministérialisation du régime, elle passe en fait par la marginalisation politique du chef de l’Etat et conduit logiquement à la suppression de l’élection de celui-ci au suffrage universel.
Pour échapper à des contraintes aussi écrasantes, le comité BW a choisi de recourir à deux procédés de survie : la demi-mesure et l’historisation. La demi-mesure d’abord : tenté par le retour à la « tradition républicaine », donc à la primo-ministérialisation du régime, il s’est efforcé, non sans inconséquence, de priver le chef de l’État de ses responsabilités principales sans pour autant remettre en cause son mode de désignation. La contradiction était pourtant aveuglante : confier au suffrage universel le soin d’élire un président réduit à l’état de « potiche » ou « d’inaugurateur des chrysanthèmes », pour reprendre les expressions favorites de Georges Pompidou et du général de Gaulle. Le second procédé est assurément plus habile : il vise à vider de son venin politicien la dénonciation de la Ve République en donnant de la remise en cause de celle-ci une interprétation relativiste, sorte de variante politologique de la célèbre formule du paysan de Fernand Raynaud : « ça a eu payé mais ça paye plus. » En d’autres termes, la Ve République a eu de grandes vertus mais par les temps qui courent, temps de doute, de crise et de délitement, ces vertus sont devenues inopérantes : « Le mal », nous dit le président Bartolone, « s’explique essentiellement par le fait que nous avons changé de monde et que les institutions de la Ve République n’ont pas été pensées pour ce monde-là ».
L’historisation du diagnostic aurait pu donner lieu à un exercice intellectuel stimulant si elle avait été conduite avec sérieux. Il eût été intéressant d’examiner non pas la crise du politique en général mais son incidence exacte sur le fonctionnement du système institutionnel et de proposer une stratégie cohérente d’adaptation de nos règles, qu’elles soient d’ordre constitutionnel, législatif ou infra législatif, aux exigences et aux menaces de ce " monde nouveau". Ce n’est pourtant pas du tout dans cette direction que s’est orienté le rapport. Il consacre certes de nombreux développements aux multiples aspects des changements et dérèglements actuels et le président Bartolone, cité sur le sujet dans l’introduction du rapport, en dresse l’inventaire:" La mondialisation, l’émergence de l’Europe, la mutation de l’individu, la révolution numérique, la montée en puissance des enjeux écologiques, la redéfinition de l’espace public ou encore l’accélération du temps." Curieusement toutefois, l’accumulation des symptômes ne retient guère l’attention du clinicien! Ils forment la matière d’un diagnostic en trompe l’œil comme si ces travaux préalables d’inventaire étaient effectués en pure perte. Le fil conducteur de la rupture historique ne nous conduit nulle part. Ce qui nous est proposé au grand banquet de la refondation républicaine n’est qu’un dessus de table impropre à la consommation. On nous présente un décor à l’abri duquel se joue à huis clos le procès éternellement recommencé de la République gaullienne. La relation entre la crise du politique et la défaillance de nos institutions est proclamée mais n’est pas établie. Nous sommes ici dans le postulat et non dans la démonstration. Et pour cause, l’invocation du monde nouveau est un pur alibi. La dénonciation de la Ve République est suspendue dans le vide.
Pour lui permettre de s’avancer sur un terrain solide et déboucher sur une proposition véritablement en phase avec les exigences de notre temps, il eût donc fallu que la démarche critique du comité soit étayée sur deux analyses qui font ici cruellement défaut. Seule une présentation rigoureuse des différentes logiques systémiques permettant à la Ve République de fonctionner aurait éclairé un éventuel chemin de réformes. Tout aussi essentiel eût été la prise en compte des effets sur la vie démocratique des deux principaux bouleversements historiques qui affectent les conditions d’exercice du pouvoir : la transnationalisation croissante des enjeux de l’action publique et la défiance grandissante des peuples à l’égard de toutes les élites, économiques, religieuses, pédagogiques et, bien entendu, politiques.
Faute d’avoir mené à bien ce double travail, le comité BW est clairement passé, comme on le verra dans un troisième article, à côté des deux grands défis que nous lance la crise du politique, l’allergie croissante au pouvoir européen et la remise en cause des personnels et des usages de la démocratie représentative.
3. L’escamotage des enjeux
Si le comité BW avait choisi d’exploiter effectivement ses considérations sur l’avènement d’un « monde nouveau », il aurait sans nul doute placé au cœur de sa réflexion l’incidence institutionnelle de deux des transformations majeures qu’il a pris soin de relever : la transnationalisation croissante des enjeux publics, qui interroge la pertinence du seul cadre national pour l’exercice de la souveraineté, et l’effondrement de l’autorité politique des mandataires d’un peuple de citoyens si constamment en colère qu’on parvient mal à comprendre qu’il élise lui-même des représentants aussi méprisés.
La question européenne
On ne peut que s’étonner que les auteurs du rapport aient pratiquement fait l’impasse sur la question capitale de notre relation à l’Union européenne. L’examen des conditions dans lesquelles des décisions normatives ou exécutives peuvent y être prises démocratiquement, c’est-à-dire dans le respect des principes de l’état de droit et du gouvernement représentatif, devrait constituer aujourd’hui un impératif catégorique pour quiconque se pique d’aménager, et a fortiori de « refaire », notre système démocratique. Les tribulations d’une Union économique et monétaire contrainte depuis sept ans de prendre des décisions capitales pour les peuples dans un cadre demeuré pour l’essentiel intergouvernemental démontrent que là aurait dû être le principal défi lancé à l’imagination de nos rapporteurs.
Il eût été salutaire à cet égard de dénoncer les termes dans lesquels on tente aujourd’hui d’enfermer ce débat quand on proclame soit que les principes démocratiques s’arrêtent nécessairement aux frontières des nations, soit à l’inverse que rien ne serait plus judicieux que de transposer mécaniquement à l’échelle d’un continent les principes et les procédures de confrontation majoritaire en usage au plan national. C’est un préalable indispensable à tout exercice propositionnel que de renvoyer dos à dos le cynisme des premiers, trop vite résignés à faire de l’Union européenne un champ clos livré à la douloureuse alternative de l’impuissance collective ou de la violence des forts sur les faibles, et la naïveté des seconds, incapables d’admettre que le classique affrontement bipolaire en usage dans nos Etats ne peut régir sans risque de rupture la vie d’une communauté associant une pluralité de peuples.
Il y a près de quarante ans, Georges Vedel avait, dans un article désormais classique, démontré que le dogme de l’incompatibilité entre démocratie et supranationalité reposait sur une interprétation abusivement essentialiste du fait national. L’intangibilité proclamée des nations que supposait le dogme était, selon l’illustre doyen, historiquement contredite par un incessant processus de recomposition-dissolution des communautés politiques. Aujourd’hui, l’humeur est plutôt au repli identitaire et à l’éclatement des nations par le bas qu’à leur dépassement par le haut mais la fragilité est bien là, qui ruine la thèse de l’inscription du fait démocratique dans le cadre définitif et exclusif des nations établies qui seules seraient supposées pouvoir résister et survivre à l’affrontement d’une majorité et d’une opposition. Rien dans l’absolu ne prédispose les relations entre plusieurs Etats à l’anarchie ou à la sauvagerie. Ce qui détermine la possibilité d’une vie démocratique, c’est l’adéquation des modalités institutionnelles et procédurales de la prise de décision au degré de loyalisme, éminemment variable selon la nature de l’entité concernée, des composantes de celle-ci.
C’est au reste la prise en compte de cette relativité du loyalisme qui nous interdit de penser la démocratie européenne comme une reproduction en plus grand de nos démocraties nationales et des logiques d’affrontement qui s’y affichent. Le loyalisme de basse intensité, qui caractérise inévitablement une communauté de plusieurs dizaines de peuples, oblige à écarter les principes et les usages de la démocratie majoritaire d’inspiration rousseauiste : le concept holiste et mystificateur de « volonté générale » qui a moins encore sa place qu’ailleurs dans une démocratie à plusieurs « demoï », le principe d’une institution unique, ou même simplement hégémonique, telle qu’une assemblée parlementaire représentative des seuls citoyens, qui détiendrait le monopole de la légitimité démocratique, et pour finir, les vieilles habitudes de confrontation à la majorité simple qui antagonisent là où les techniques plus sophistiquées de la majorité qualifiée permettent, pour paraphraser Clausewitz, de fabriquer le consensus par d’autres moyens que l’unanimité. On ajoutera par ailleurs à la panoplie des armes contre les ravages d’un dissensus qui n’épargne au demeurant pas davantage les Etats nationaux que l’Union elle-même, le recours à des formes de solidarité gigogne qui permettent l’inscription d’une communauté étroite comme la zone euro dans le cercle élargie d’une Union plus lâche.
Cette démocratie libérale de négociation, héritée de Montesquieu et proche de celle des États-Unis, méritait d’autant plus le détour d’une analyse de fond qu’elle paraît insolite au pays d’accueil de Jean-Jacques Rousseau, un pays qui a éprouvé au-delà du raisonnable les tentations et les tragédies de la démocratie jacobine de confrontation. Quarante ans après que le grand Georges Vedel ait tracé la voie, c’est vraiment faire preuve d’une bien étrange timidité que de ne pas rouvrir ce chantier et de n’aborder, pour l’essentiel, la question européenne que sous l’angle dérisoirement hexagonal et désespérément réducteur de la responsabilité politique du Président de la république, membre du Conseil européen, devant l’Assemblée nationale.
La crise de la démocratie représentative
Les insuffisances de la réflexion sur la crise de la démocratie représentative et la faiblesse des propositions destinées à y faire face sont moins justifiables encore. Faute de définir une ligne de partage claire entre les avancées souhaitables de la démocratie directe et les exigences de la consolidation du système représentatif, le rapport se débat dans une contradiction dont Gérard Grunberg a montré dans un livre récent qu’elle était depuis la fondation de la Première République au cœur des hésitations de la gauche française : faut-il rénover la démocratie représentative afin de lui rendre efficacité et légitimité ? Faut-il au contraire la contourner, la court-circuiter et lui substituer sous des formes à définir des mécanismes de démocratie directe tels que « les ateliers législatifs citoyens », les amendements eux aussi « citoyens » et surtout les référendums d’initiative populaire ?
Sous l’effet d’une confusion qu’il ne prend pas la peine de dissiper, le rapport oscille empiriquement entre ces deux tentations. La synthèse implicite qui se dégage de cette oscillation est pour le moins déconcertante puisqu’elle postule à la fois, au nom du principe représentatif, la soumission du président de la République, ce pur produit de la démocratie directe, au Parlement et la soumission de la représentation parlementaire à l’intrusion perturbatrice mais sacrée du peuple souverain dans l’exécution par l’Assemblée du mandat qu’elle a reçu. Le référendum d’initiative populaire, c’est-à-dire le droit des citoyens à lancer une grenade dégoupillée dans le chantier législatif des chambres, ne peut que mettre en cause « la temporalité », pour parler comme le rapport, de l’action du gouvernement et des élus, une temporalité logiquement structurée autour de trois moments-clés : l’octroi du mandat, l’exécution du mandat, la sanction, positive ou négative, des responsables à l’expiration du mandat.
La perplexité du lecteur est portée à son comble quand il découvre que la proposition centrale d’un rapport apparemment dédié à la consécration du pouvoir citoyen consiste à priver le chef de l’État élu directement par le peuple dans le cadre de la moins contestée et de la plus populaire des consultations électorales du droit effectif de définir l’orientation du gouvernement et de sculpter les contours de la majorité parlementaire. Au lieu de les voir revenir aux « poisons et délices » de la république confisquée par les élus d’avant 1958, on aurait plutôt attendu de ces défenseurs zélés des droits du citoyen qu’ils s’intéressent aux délicates questions posées par l’introduction dans nos usages de la sélection primaire des candidats aux élections les plus importantes, et notamment à l’élection présidentielle. L’article 4 de la Constitution disposant que « les partis concourent à l’expression du suffrage », il n’eût pas été inutile d’étudier le principe et les modalités d’une contribution administrative ou financière de l’État à la sécurité juridique et au bon déroulement de ce type de consultation.
Quelle logique y a-t-il, en tout état de cause, à vouloir émanciper les fonctions gouvernementale et parlementaire de la tutelle d’un chef de l’Etat pourtant élu directement par le peuple et, dans le même temps, à autoriser ce peuple à fracasser l’action de ses mandataires en leur imposant des lois qui ne peuvent que contrarier leur action ? Faut-il se résigner à penser qu’il serait sain d’interdire au peuple de faire ce qu’il sait faire, se donner un chef et choisir une ligne politique, et le condamner à faire ce qu’il ne sait pas faire, fabriquer les lois ?
Le rapport a sans nul doute eu raison de souligner l’hypocrisie de la révision constitutionnelle de 2008 sur le sujet dans la mesure où elle a introduit dans notre loi fondamentale le principe du référendum d’initiative populaire tout en l’entourant de précautions léonines qui en interdisent la mise en œuvre. Est-ce une raison pour donner tête baissée dans la mauvaise direction et se refuser à prendre en compte les dommages collatéraux éventuels d’une procédure qui institue le porte-à-faux entre le peuple et ses représentants ? Au nom de quoi donner au premier le pouvoir d’enfermer les seconds dans l’alternative du reniement ou du départ en cours de mandat ?
Cerise sur le gâteau de l’incohérence, le septennat non renouvelable, nouvelle coqueluche de l’irréflexion collective, parachève la mise en tutelle du peuple prétendu souverain, d’abord en espaçant ses rendez-vous avec le pouvoir et surtout en limitant arbitrairement, là encore, son droit de choisir. Je ne puis à cet égard qu’évoquer avec émotion le souvenir du regretté Guy Carcassonne fulminant au comité Balladur contre cette atteinte injustifiable au droit des « adultes consentants » à porter à l’Élysée la personne de leur choix!
Pour leur défense, les auteurs du rapport pourraient toutefois invoquer le caractère fondamentalement inopérant de leurs propositions. La réalisation de leurs vœux repose d’une part en effet sur la fragile espérance d’une improbable auto limitation vertueuse de ses pouvoirs par le président et d’autre part sur l’inversion d’un calendrier électoral qui restera susceptible d’être à tout moment chamboulé par la simple mise en œuvre du droit de dissolution.
On doit enfin déplorer qu’au lieu de manipuler fiévreusement la nitroglycérine de la remise en cause du pouvoir présidentiel, le rapport BW ne se soit pas consacré à une tâche moins gratifiante mais ô combien nécessaire : la lutte contre les dérives démagogiques qui, par une sorte de haine de soi ou de Münchhausen par délégation, conduisent les électeurs à assigner à leurs élus un statut de quasi délinquant. Ne serait-il pas urgent de rappeler, après Michel Rocard, les effets délétères du meurtre rituel de ces « misérables » dont il faudrait publier, et non pas seulement contrôler, le patrimoine, raboter les revenus, stigmatiser l’ambition, interdire la réélection, sanctionner les fautes avant tout jugement et, quand ils sont issus de la fonction publique, empêcher le reclassement professionnel ?
Il eût été courageux de reconnaître que les dénonciations reprises ad nauseam de la professionnalisation des carrières ne débouchent sur aucune perspective positive. Sans doute la politique ne doit-elle pas être un métier mais rien ne fera qu’elle ne soit pas une activité très particulière, une activité à temps complet qui requiert un niveau élevé de disponibilité aux autres, d’intelligence des situations et d’investissement personnel. La suppression des cumuls de mandats est de ce point de vue salutaire car elle permet aux élus de remplir leur mandat plus efficacement et plus sereinement. L’interdiction du cumul dans le temps serait en revanche une aberration car elle découragerait l’engagement des meilleurs, affaiblirait la main déjà si tremblante des élus face à l’administration et porterait, là encore, atteinte aux droits des électeurs. Et ce n’est certainement pas la proposition à peine esquissée d’un « statut de l’élu », c’est-à-dire d’une machine à faire payer par les entreprises le coût de l’accès à la candidature des personnes issues du secteur privé, qui sera de nature à contrebalancer les effets pervers d’une interdiction de cumul dans le temps qui transformera les parlementaires en intermittents du spectacle !
Est ce à dire pour autant que le rapport BW est à jeter aux orties ? Si l’objectif assigné – « refaire la démocratie » – est à l’évidence loin d’être atteint, ce document n’en a pas moins deux vertus. Il a le mérite de proposer toute une série de mesures destinées à desserrer un peu plus le carcan du parlementarisme rationalisé et à améliorer la procédure parlementaire. Certaines de ces mesures sont assurément très discutables mais tout ce qui concourt à la réhabilitation de la fonction parlementaire mérite d’être salué, encouragé ou, à tout le moins examiné. Second mérite, les auteurs ont eu l’heureuse idée de lever le tabou sur la réforme du mode de scrutin législatif et de proposer l’institution d’un scrutin mixte, mi proportionnel, mi majoritaire. Sans doute doit-on regretter que le rapport ait négligé de préciser les modalités techniques inévitablement délicates de la mise en œuvre d’une telle réforme ni surtout d’en analyser les effets attendus sur notre système politique. Ne boudons pas pour autant notre plaisir : il y a là une porte qui s’entrebâille. Le président Hollande serait bien avisé de l’ouvrir !
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