L’été meurtrier de la politique espagnole? edit

12 juillet 2019

Depuis que les électeurs espagnols ont élu députés et sénateurs le 28 avril dernier, le Parlement s’est constitué à la mi-juin. Sa seule réussite : avoir élu une présidente pour les Cortes et un président pour le Sénat (l’un et l’autre socialistes et catalans) ainsi que les bureaux respectifs de ces deux assemblées. Et c’est tout. Aucune commission n’est encore constituée, aucune session plénière ne s’est tenue. Le prochain rendez-vous est fixé au 22 et 23 juillet : ce sera le débat d’investiture du candidat à la présidence du gouvernement, le socialiste Pedro Sánchez, actuel titulaire.

Cette situation provisoire a une explication institutionnelle. Il existe des délais incompressibles entre la tenue des élections et la mise en route du nouvel exécutif. Ce délai est d’environ deux mois. Après le scrutin, le Parlement se constitue. Le roi consulte les chefs des groupes parlementaires puis propose un candidat à la présidence du gouvernement. Cela fut fait il y a presque un mois.

Mais la vraie explication est ailleurs : elle est politique. Après le scrutin du 28 avril et les nouveaux rapports de force, le système n’est toujours pas équilibré et il n’existe pas, à ce jour, de majorité arithmétique et politique assurée pour Pedro Sánchez. Là où les choses se compliquent vraiment, c’est que entre le scrutin du 28 avril et la session d’investiture, ont eu lieu, le 26 mai, les élections municipales et des élections régionales dans 12 des 17 communautés autonomes. La répartition du pouvoir territorial était le véritable enjeu des négociations et des rapports de force locaux. De plus, le poids des collectivités territoriales – les communautés autonomes gèrent presque un tiers de la dépense publique, les municipalités un dixième, l’État central un cinquième (et le reste représente les dépenses de Sécurité Sociale) – explique qu’il était absolument décisif de procéder à des arbitrages régionaux et municipaux avant de s’attacher à construire une majorité au plan national. Ainsi, ce n’est pas une seule équation politique qu’il convenait de résoudre mais plusieurs dizaines, voire centaines.

En effet, qu’observe-t-on depuis les deux élections du 28 avril et du 26 mai ? Une surabondance de tactique politique qui parfois dégénère en tactique politicienne et parfois indique au contraire de vrais choix stratégiques. Ainsi, Manuel Valls, candidat malheureux à la mairie de Barcelone (sa liste a obtenu 12% des suffrages et 6 conseillers sur 41), a-t-il choisi d’apporter ses voix à la maire sortante de Barcelone, la populiste de gauche Ada Colau pour empêcher l’accession à la mairie d’Ernest Maragall, frère de l’ancien maire socialiste Pascual Maragall (mythique pour son action en faveur des JO à Barcelone), devenu un farouche indépendantiste et candidat de la Gauche Républicaine Catalane, arrivé en tête avec 21,4% des voix et 5000 voix d’avance sur la liste de Colau. Mais ce choix de Manuel Valls lui a coûté son alliance avec Ciutadans : son groupe s’est fracturé et des 6 élus de départ, Valls n’a entraîné avec lui qu’une seule colistière. Pourtant, la presse espagnole a salué quasi-unanimement ce choix responsable et rapide. Mais à cette exception près, interprétée comme la manifestation d’une culture politique étrangère à la manière espagnole de faire, combien de tergiversations ? combien d’hésitations ?

Il suffit d’observer ce qui se passe dans les deux communautés autonomes de Madrid et de Murcie. La droite y est majoritaire, mais divisée entre PP, C’s (Ciudadanos) et Vox. C’s voulant préserver une apparence de virginité politique, s’étant rendu compte du mauvais effet produit après avoir mêlé ses voix aux élus de Vox pour conquérir des places importantes au sein des municipalités (notamment à Madrid), refuse de négocier directement avec le parti de droite radicale. Du coup, le PP se trouve en charge d’une double négociation. Mais Vox s’est rebellé et menace de ne plus voter pour un candidat issu du Parti Populaire. Ce serait alors ouvrir la voie à la victoire d’un socialiste tant à Madrid qu’à Murcie. La menace a fonctionné et désormais C’s et Vox négocient directement, mais non sans mal. Et le parlement de la région de Madrid a commencé le débat d’investiture de son président régional sans avoir connaissance du candidat désigné par le PP (Vox a opposé un veto à la candidate initiale Isabel Ayuso) !

Ailleurs, C’s a apporté ses voix aux socialistes, jouant pleinement son rôle de parti charnière qui était son projet originel. Dans le paysage instable de majorités changeantes, ou de majorités inexistantes et qui ne sont que le résultat d’alliances de circonstances, partis minoritaires et/ou partis nationalistes soumettent les partis nationaux (PSOE et PP principalement) à des acrobaties compliquées (ainsi par exemple en Navarre où les socialistes s’apprêtent à faire alliance avec l’extrême-gauche qui, dans cette région, est nationaliste avec la complicité passive de EH Bildu, le parti qui incarne l’héritage politique de l’ETA, pour bien montrer à la droite, à Madrid, qu’elle ferait mieux de soutenir, par l’abstention, l’investiture de Pedro Sánchez). Ce n’est plus « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », c’est vraiment vérité en deçà de tel cours d’eau, erreur au-delà… La logique partisane et politique se brouille dans le kaléidoscope des neuf milles communes du pays. On en a encore eu une illustration avec trois motions de censures qui viennent de chasser des trois « cabildos » (c’est une structure locale spécifique aux îles Canaries) les présidents élus à l’issue du 26 mai ! Ils n’ont pas tenu un mois !

Les logiques locales et nationale ne sont plus une dialectique politique mais deviennent une centrifugeuse de la vie politique espagnole.

Du coup, où en est-on au niveau national ?

Il existait arithmétiquement une option gauche-centre : c’était la somme des députés socialistes (123) et centristes (57), soit 180, 4 voix de plus que la majorité absolue (176). Mais le leader centriste Albert Rivera a imposé un veto absolu à cette solution, pourtant réclamée par l’establishment et une partie du corps électoral.

La gauche est en tête mais pas majoritaire. Élus socialistes et de gauche radicale (Podemos) disposent de 165 sièges. Il en manque 11. La solution : le recours aux députés nationalistes. Le Parti National Basque a 6 élus. Il est prêt à soutenir Sánchez mais répugne à lui servir d’appoint pour une majorité située si à gauche… EH Bildu a 4 élus. Mais ce sont des héritiers politiques de l’ETA : leur appui serait du plus mauvais effet. Restent les élus catalans : 15 de ERC (Gauche Républicaine Catalane de Oriol Junqueras) et 7 du PdCAT (encore dominé par Puigdemont depuis Waterloo). Problème : ils sont indépendantistes. Certains de leurs leaders, élus députés, sont en prison préventive en attente du jugement sur leur action comme élus régionaux au moment de la tentative de sécession de septembre et octobre 2017. Pedro Sánchez ne veut pas avoir à dépendre de 22 élus dont il a dit, pendant la campagne électorale, qu’ils n’étaient pas « fiables ».

La solution : une abstention du Parti Populaire et de Ciudadanos qui permettrait une investiture à la majorité simple d’un gouvernement socialiste monocolore ou une coalition PSOE-Unidas Podemos, appuyée de l’extérieur par une abstention des indépendantistes. Les Espagnols nous obligent ainsi à réviser nos classiques de la Quatrième République où chaque investiture et chaque vote de confiance relevaient de l’orfèvrerie parlementaire ! La première solution est écartée par Pablo Casado, leader du PP et Albert Rivera, leader de C’s. La seconde est rendue difficile par les exigences du chef de file de Unidas Podemos, Pablo Iglesias, qui n’entend soutenir Pedro Sánchez qu’en entrant dans son gouvernement.

On s’est donc installé dans le blocage. La réunion lundi 8 juillet entre Sánchez et Iglesias a tourné court et chacun s’est résigné à une investiture ratée le 23 juillet prochain. Si bien que la presse espagnole relaie le scénario d’une répétition des élections générales le 10 novembre prochain.

En effet, si, après un premier vote, et dans un délai de deux mois, le parlement élu se révèle incapable d’élire un chef de gouvernement, alors il est automatiquement dissout et des nouvelles élections sont convoquées. Ce fut le cas entre novembre 2015 et juin 2016. Le PP de Mariano Rajoy n’avait pas réussi, malgré ses 122 députés, à investir Rajoy et le 26 juin 2016, les élections redistribuaient les cartes avec une prime au vainqueur précédent. Le PP était passé de 122 à 137 sièges. Pedro Sánchez connaît ce précédent. Il sait aussi, selon l’adage de l’ancien président du conseil italien Giulio Andreotti, que le pouvoir n’use que ceux qui ne l’ont pas. Il n’est pas impossible qu’avec l’aide de son redoutable directeur de cabinet, Ivan Redondo, grand spécialiste de l’opinion publique et de la communication politique, il ait conclu qu’il avait tout à gagner à un retour aux urnes (ce qu’indiquent les derniers sondages).

Car, sans avoir la pleine prérogative d’un gouvernement de plein exercice, il reste aux manettes du pays. Il a su tirer parti du bon score du PSOE aux élections européennes pour réintroduire l’Espagne dans le jeu des équilibres du pouvoir dans l’UE (en plaçant notamment Josep Borrell comme Haut Représentant de la Politique extérieure de l’UE). Il a appris de Macron que la faiblesse des oppositions peut faire un formidable levier politique. En installant le PSOE en position centrale et incontournable, il montre qu’il n’y a pas d’autre alternative qu’un gouvernement socialiste. Aux électeurs d’en tirer les conclusions.

L’été s’annonce léthargique… Après l’investiture ratée du 23 juillet (sauf énorme surprise toujours possible), tout le monde se positionnera davantage en fonction d’un scrutin à venir que d’une négociation réussie.

Au final, la nature ayant horreur du vide, il y aura bien un nouveau gouvernement en Espagne. Mais cette séquence, si elle devait se dérouler ainsi, risquerait bien de signer de manière définitive le déclin du système constitutionnel né en 1978. Car, par-delà les stratégies et les tactiques des partis et de leurs leaders, c’est bien une faiblesse structurelle de l’architecture de l’État espagnol qui est mise à jour : son extrême dépendance à l’égard des forces minoritaires mais fortement implantées régionalement.

Mutatis mutandis, l’Espagne politique de 2019 ressemble de plus en plus à la France de 1957-1958… avec la solution de Gaulle en moins ! Plût au Ciel qu’elle ne creuse pas sa ressemblance avec l’Espagne des années 1930…