Fédéralisme et droit de veto edit

14 juin 2022

Lorsqu’en juillet 1968 Maurice Couve de Murville fut nommé Premier ministre, quelques mois après avoir occupé pendant dix ans le ministère des Affaires étrangères et quelques semaines le ministère de l’Economie et des Finances, Altiero Spinelli faisait observer que les fonctionnaires du Quai d’Orsay s’étaient toujours opposés à la construction européenne initiée dans le Salon de l’Horloge par Robert Schuman le 9 mai 1950.

Couve de Murville avait lui-même, en 1965, provoqué la politique de « la chaise vide » pour s’opposer à la proposition de passer du vote à l’unanimité au vote à la majorité qualifiée. À l’époque la CEE ne comprenait que six membres et il n’a donc pas fallu attendre une UE à 27 membres pour constater l’immobilisme engendré par la règle. Finalement, le « compromis de Luxembourg » mit fin à la querelle en janvier 1966, chaque pays étant juge des « intérêts essentiels » qui pouvaient justifier son veto. Depuis cette époque, les traités, notamment celui de Lisbonne, stipulent les modalités de décision au sein du Conseil européen et du Conseil de l’Union.

Au fil des années, l’unanimité requise est devenue paralysante, alors que les crises diverses exigent une UE capable de décider rapidement et efficacement, avec des opinions publiques qui rejettent sur « Bruxelles » des atermoiements imputables à 27 capitales.

Nous voudrions tout d’abord procéder à quelques réflexions sur le droit de veto, puis passer aux moyens utilisés pour l’atténuer ou le contourner, en terminant par les propositions de la Conférence sur le Futur de l’Europe. Nous répondrons ainsi à ceux qui, comme l’ancien ambassadeur Gérard Araud[1], estiment que le fonctionnement actuel de l’UE est satisfaisant et donc qu’il ne faut pas toucher aux traités, position partagée par 13 « petits pays ».

Réflexions sur le droit de veto

« Le droit de veto est peut-être l’un des aspects les plus paradoxaux de l’Union, écrit Enrico Letta[2] : c’est le principal élément de la faiblesse européenne, mais c’est aussi celui qui est le plus utilisé par certains dirigeants nationaux pour se sentir illusoirement forts. »

On cite toujours 27 Etats qui ont le pouvoir de bloquer une décision européenne. Ce décompte est inexact car l’accord d’un Etat est souvent conditionné par l’accord d’une de ses composantes par exemple dans le cas d’un bicaméralisme strict où chambre haute et chambre basse peuvent chacune faire obstacle à un accord. Le record en la matière est certainement détenu par la Belgique où il peut falloir l’accord de cinq parlements (flamand, wallon, bruxellois, région germanophone, fédéral) pour que l’accord de la Belgique, dans certaines matières, soit acquis. On se souvient de l’opposition du Parlement wallon à l’accord commercial avec le Canada qui a retardé pendant de longs mois l’accord définitif de l’UE. Cette opposition n’était pas relative au commerce international mais à la procédure juridique utilisée (218 § 5 du TFUE), il faut dire que Paul Magnette, président du Parlement wallon, était un professeur de droit[3].

Enfin n’oublions pas le rôle des cours constitutionnelles dont Jacques Ziller nous offre une analyse minutieuse[4].

On pourrait distinguer trois types de vetos. Le premier relève d’un vote hostile constaté lors d’une décision. Par exemple la Grèce avait mis son veto à un soutien de l’UE à la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies pour ne pas chagriner la Chine qui avait acquis l’essentiel du port du Pirée. L’Espagne menace de ne pas ratifier le traité du Brexit car il ne résout pas le problème de Gibraltar.

Il y a le veto par anticipation, quand un Etat adopte une loi qui lui interdit de participer à un programme déterminé, par exemple le Parlement britannique, au lendemain du Traité de Lisbonne, avait adopté une loi interdisant au Royaume-Uni de participer à une clause passerelle ce qui a longtemps interdit toute utilisation de cette disposition. Nous verrons plus loin les possibilités offertes par les clauses passerelles.

Il existe un troisième type de veto que nous qualifierions de veto de représailles ou de chantage. Dans un tel veto, un Etat fait obstacle à une décision pour sanctionner un autre Etat ou une institution de l’UE. Ainsi au printemps 2022, la Pologne s’opposait à la ratification de l’accord OCDE sur la fiscalité des multinationales… afin d’obtenir l’annulation rétroactive des sanctions financières qui la frappaient pour violation de l’état de droit.

On voit donc qu’il existe toute une palette d’outils et de comportements pour que les décisions de l’UE exigent du temps à être acquises ou soient purement et simplement bloquées.  

Les contournements du droit de veto  

Il existe un ensemble de pratiques pour prévenir ou contourner le droit de veto.  La première consiste à modifier un traité ou son application pour passer outre aux objections d’un Etat en consentant des dérogations. Le Royaume-Uni étant parti, le pays champion dans ce domaine est le Danemark, exempt de la monnaie commune, de la politique en matière de défense, de justice etc. Cependant le 1er juin 2022, un référendum danois décidait de l’adhésion du royaume au programme de défense.  L’Irlande nous donne un autre exemple : n’imaginant pas que la Commission ne puisse pas comporter de membre irlandais, elle s’est opposée à l’application de l’article 17§5 du TUE prévoyant que le nombre de commissaires (à partir du 1er novembre 2014) soit égal aux deux tiers du nombre d’Etats membres. Il a fallu que le Conseil européen, statuant à l’unanimité, donne satisfaction à l’Irlande. Le sujet revient sur la table face aux perspectives de l’élargissement, une Commission à 32 membres n’étant pas envisageable.

La première possibilité concerne les coopérations renforcées (Titre IV du TUE) par lesquelles neuf Etats au moins décident d’aller plus loin dans « la réalisation des objectifs de l’Union, à préserver ses intérêts et à renforcer son processus d’intégration » (Art. 20). Le plus récent exemple de coopération renforcée est l’instauration d’un parquet européen par laquelle, faute d’un accord unanime (les cinq récalcitrants étant le Danemark, l’Irlande, la Hongrie, la Pologne, la Suède), 22 Etats ont créé un instrument pour rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs d'infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union telles que la fraude, la corruption, le blanchiment de capitaux, la fraude transfrontière à la TVA. A titre d’illustration les fraudes transfrontières à la TVA sont estimées à plus de 150 milliards d’euros chaque année. Cependant que se passe-t-il si une fraude concerne conjointement un Etat participant et un Etat non participant : le parquet européen pourra-t-il enquêter dans le premier et pas dans le second et les fraudeurs ne seront-ils pas tentés de s’organiser à partir d’un pays non participant ?

Certains, comme l’ancien eurodéputé Alain Lamassoure, fondaient de grands espoirs sur cette disposition dont l’effet d’entraînement pourrait permettre de tendre vers l’unanimité. On peut estimer inversement que cette multiplication de modalités d’une Europe à la carte rende la gestion de l’UE de plus en plus complexe et onéreuse, les règles du calcul combinatoire nous enseignent qu’il y a plus de quatre millions de combinaisons possibles de 27 Etats en coalitions de neuf !

Un second moyen réside dans les clauses passerelles (art 48§7 TUE), mécanismes permettant de modifier les règles de prise de décision du Conseil de l’Union en passant du vote à l’unanimité au vote à la majorité qualifiée. On distingue des clauses passerelles générales et des clauses spécifiques, la mise en œuvre en est tellement complexe qu’on n’y a pas encore eu recours, même après le départ des Britanniques. Sans caricaturer à l’excès, une clause passerelle générale permet de décider à l’unanimité que dans tel domaine on ne décidera plus à l’unanimité[5].

On peut être étonné en lisant certains europhobes que la limitation du droit de est veto nous conduirait sur la route du fédéralisme. Dans la réalité c’est exactement le contraire, cette limitation renforcerait le pouvoir des Etats dans la gestion de l’UE. Comme l’analyse avec perspicacité Jean-Guy Giraud[6], le Conseil européen exerce de plus en plus de pouvoirs, a fait passer ses quatre réunions annuelles à une quinzaine au cours des dernières années, sans compter les réunions offertes par les développements de l’informatique. La multiplication des sommets donne naissance à un plateau. Il s’agit effectivement d’une violation des traités, on se souviendra qu’à l’issue de laborieuses négociations du Conseil européen, la chancelière Merkel avait prié les présidents de groupes europhiles du Parlement européen de voter ce budget sans en changer une virgule. À un certain instant, le Parlement européen par la voix de Guy Verhofstadt avait même songé à attaquer le Conseil européen devant la Cour de Justice.

Dans l’article précité de Gérard Araud, l’ancien ambassadeur observe que l’unanimité n’a pas empêché l’Europe de faire face à l’épidémie du Covid. C’est exact : face au million de victimes, aucun État n’a mis son veto à l’achat via la Commission de vaccins mis au point en large partie par des Européens mais produits aux Etats-Unis faute de moyens économiques et industriels dans nos pays. De même il observe qu’aucun État n’a mis son veto à l’acheminement par certains pays de matériel militaire à l’Ukraine.

Aller dans la direction du fédéralisme ce serait conférer plus de pouvoirs aux représentants élus par les citoyens et aussi à la Commission dont les membres sont auditionnés un par un par le Parlement européen ce qui n’est guère le cas de nos ministres dans les États membres. Le premier pas sera de conférer au Parlement Européen un pouvoir d’initiative dont celui de choisir le président de la Commission. Analysant l’audace du Parlement qui avait décidé de prendre de vitesse le Conseil européen en choisissant Jean-Claude Juncker, Valéry Giscard d’Estaing avait parlé de « coup d’État ».

La Conférence sur le Futur de l’Europe, suivie par le Parlement européen, ne se limite pas à la restriction du droit de veto, elle s’est ralliée aux listes transnationales pour les élections européennes, à la désignation du Président de la Commission par le Parlement et à d’autres innovations démocratiques.

À l’origine de la Conférence sur le Futur de l’Europe, les appréciations sur ses chances d’aboutir étaient très réservées. La crise sanitaire et surtout la guerre menée en Ukraine, ont tout changé. Suite à la reconnaissance des républiques séparatistes du Donbass, Ingrid Šimonyté, Première ministre de Lituanie, déclarait le 22 février : « Ce à quoi nous avons assisté peut sembler surréaliste pour le monde démocratique mais la manière dont nous allons répondre déterminera notre avenir pour les générations futures. »

De son côté, Ursula von der Leyen constatait le 1er mars devant le Parlement européen : « La sécurité et la défense européennes ont évolué davantage au cours des six derniers jours qu'au cours des vingt dernières années. »

Les événements actuels illustrent alors cette réflexion abondamment citée des Mémoires de Jean Monnet : « Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise ».

En introduction nous avions cité les réticences de l’administration du Quai d’Orsay, nous voudrions cependant mettre en valeur une opinion divergente, celle de la ministre déléguée aux affaires européennes Catherine Colonna en 2007.  « Est-ce que l'on veut laisser les choses en l'état ou est-ce que l'on veut faire une Europe qui marche ? …. Nous avons besoin de réponses collectives pour relever la plupart des grands défis du monde… Je souhaite qu'en priorité, l'on rénove le mécanisme de prise de décision… Quand il y a l'unanimité, il y a souvent un Etat qui bloque et donc cela empêche d'agir ou cela retarde beaucoup les décisions[7]. »

Quinze ans plus tard, la ministre déléguée aux affaires européennes de 2007 est devenue ministre de l’Europe et des Affaires étrangères. Sous l’impulsion du président Emmanuel Macron et avec l’aide du ministre Clément Beaune, elle va pouvoir donner une réponse concrète aux aspirations issues de la Conférence sur le Futur de l’Europe. Ira-t-on jusqu’à évoquer une constituante, l’institution décisive[8] et prononcer le mot « fédéral » à la suite de la coalition allemande et du président du Conseil italien ? Il n’est pas interdit d’espérer.

[1]. Araud, Gérard, «Ne touchez pas aux traités européens », Le Point, 22 mai 2022.

[2] Letta, Enrico, «Un nuovo ordine europeo. Il manifesto di Enrico Letta», Il Foglio, avril 2022.

[3]. Beaud, Olivier, « Le veto wallon contre le traité CETA : une leçon à méditer », Jus Politicum, octobre 2016.

[4]. Ziller, Jacques, « L’insoutenable pesanteur du juge constitutionnel allemand », blog Droit européen. 8 mai 2020.

[5]. Kotanidis, Silvia, Clauses passerelles dans les traités de l'Union européenne. Service de recherche du Parlement européen, Bruxelles, Parlement européen, 2020.

[6]. Giraud, Jean-Guy, « Le Conseil européen: un "souverain" auto-proclamé à la dérive », Questions d'Europe - Fondation Robert Schuman, 12 octobre 2020.

[7]. Colonna, Catherine, entretien avec i-Télé et France Info (21 mars 2007).

[8]. Marti, Gaëlle, Le Pouvoir constituant européen, Bruxelles, Bruylant, 2011.