Les quatre CGT edit

2 mai 2006

Bernard Thibault a gagné : son document d'orientation a été adopté par le congrès de la CGT avec un score de 80%. La centrale de Montreuil poursuit ainsi sa mue, une mue engagée depuis plusieurs années dans la fureur et le bruit. Deux cruels désaveux ont provisoirement fragilisé la direction du syndicat en 2005 : lors de la campagne du référendum européen, la CGT s'était clairement prononcée pour le non, alors que Bernard Thibault avait proposé que le syndicat reste neutre ; lors du conflit de la SNCM, les marins avaient critiqué ses tentatives de négociation avec le gouvernement. Mais l'ambiance n’est plus la même, quelques jours après le recul du Premier ministre sur le CPE, perçu comme une victoire syndicale.

Au-delà des péripéties politiques, la CGT est en pleine évolution. Mais cette évolution difficile ne saurait masquer l’existence de clivages internes qui vont bien au-delà de la traditionnelle division entre durs et pragmatiques. En fait il y a quatre CGT pourrait-on dire.

Les cheminots, électriciens, gaziers, les agents des services publics, les fonctionnaires fournissent le gros des troupes et le gros du financement du syndicat. Or, ceux-là ont pour principal thème de revendication la défense du service public contre l’ouverture des marchés, l’ouverture du capital, tout ce qui ressemble de près ou de loin à des amorces de privatisation. Les manifestations de rues et les grèves de solidarité particulièrement spectaculaires quand elles touchent les transports se multiplient de la part d’agents qui défendent ainsi à la fois un choix de société « anti-libéral » et leurs propres conditions d’emploi. Les autres syndicalistes, salariés des entreprises privées, ressentent un autre besoin, plus concret, celui de faire face aux restructurations, fermetures d’établissements, réorganisations, délocalisations et autres plans sociaux qui touchent très directement les travailleurs. Pour eux, il ne s’agit plus là de défendre des principes, mais de négocier les conditions économiques et sociales de ces restructurations, de sauver des emplois, d’obtenir des plans sociaux généreux lorsque l’inéluctable se produit. C’est pour eux que la CGT négocie à tous les niveaux et d’abord à celui de l’entreprise ; c’est pour eux qu’elle a lancé l’idée, encore floue, de sécurité sociale professionnelle.

Entre ces deux tendances, les divergences sont manifestes. Venu de la SNCF et donc de la première, Bernard Thibault a compris qu’il devait défendre la seconde.

Un autre clivage, fort proche et qui recoupe en partie le précédent, a fait l’objet de vifs débats au cours du congrès : entre les grandes fédérations industrielles et les plus modestes. La base sociologique de la CGT a toujours été constituée pour l’essentiel des travailleurs manuels. La tertiarisation de la société lui a fait perdre progressivement beaucoup de militants et de sympathisants, même si, depuis dix ans, l’hémorragie a cessé. Dans les services, le syndicalisme est beaucoup plus faible que dans l’industrie, voire parfois absent. Et les autres syndicats, la CFDT notamment, y fait de bons scores. Bernard Thibault voudrait rééquilibrer les forces. C’est pourquoi il demande aux grosses fédérations industrielles de faire un effort financier en modifiant le système de répartition des cotisations au profit des petites. La résolution a été votée (à 63%), après un débat houleux.

Le troisième clivage se sent dès que l’on pénètre dans une grande entreprise. Les jeunes qui y entrent ne se retrouvent pas toujours dans le discours traditionnel des cégétistes anciens, ceux qui occupent les fonctions de délégués depuis longtemps et ont fait leurs premières armes il y a plus de vingt ans, en un temps préhistorique pour des travailleurs qui étaient enfants lors de la chute du mur de Berlin. Les tracts de la CGT sentent trop souvent le passé, avec une sémantique passée de mode et des thèmes qui n’accrochent pas les jeunes. Dès lors, les militants « radicaux » se font entendre, à travers des organisations syndicales existantes, comme SUD, à travers des organisations politiques, ou au sein même de la CGT dans des courants contestataires.

Il y a là pour la direction de la confédération un grand défi. Cela a maintes fois conduit telle ou telle fédération à prendre des décisions extrêmes afin de ne pas se faire déborder. Cela explique la vivacité des échanges au moment du congrès, vivacité que la victoire de l’équipe sortante a ensuite masquée.

La CGT est en pleine mutation. Une mutation lente pas toujours assumée : en témoigne le rejet par les congressistes dans le projet d’orientation du terme « compromis ».