La nouvelle question allemande edit

11 mai 2018

La réponse est bien sûr oui, mais finalement non. Quelle était la question ? Un Fonds monétaire européen ? Bonne idée mais qui nécessiterait un changement de Traité. Un ministre, un budget et un Parlement zone euro ? Mais pourquoi faire au juste, et pourquoi sortir du cadre de l’Union à 27 ? Réformer l’union économique et monétaire pour la doter d’une capacité à prévenir les crises, à déployer une action contracyclique voire aider un pays volontaire à mener des réformes structurelles ? Vieilleries keynésiennes qui ne feraient que différer l’adaptation nécessaire des pays en difficulté.  Parachever l’union bancaire en créant enfin la garantie des dépôts ? Inenvisageable tant que le bon argent allemand risque de combler les pertes creusées par les cigales du Sud. Intervenir en Syrie aux côtés des USA et du Royaume-Uni ? Une distraction de la « grande nation » en mal de puissance. Profiter du Brexit pour lancer des listes plurinationales au Parlement européen ? Encore non car cela mécontente la CDU leader de fait du PPE.

Depuis un an il n’y avait rien de plus urgent que d’attendre les élections allemandes, puis la formation d’une coalition, puis l’adoption d’un programme, puis les premiers arbitrages de la Chancelière. Les Européens ont ainsi enregistré avec effroi la percée de l’AFD, repris espoir avec l’échec de la coalition Jamaïque, vibré avec les sociaux-démocrates allemands qui entendaient faire d’une ambition européenne renouvelée et du moteur franco-allemand l’axe de la nouvelle coalition pour finir par  constater que Wolfgang Schäuble continuait à régner même sous les traits avenants d’un ministre des Finances social-démocrate.

Et pourtant que n’avait-on entendu sur l’urgence de la réforme de l’UEM après une décennie perdue, sur la nécessité de rendre l’Union à nouveau désirable aux peuples après la crise des migrants, sur l’opportunité de compléter l’union bancaire par temps calme, sur l’impératif moral de sanctionner les démocraties ilibérales de l’Est.

A tous ces défis, une solution : un partenariat franco-allemand renouvelé avec côté français un Emmanuel Macron fermement engagé au service de la cause européenne et prêt à investir son crédit politique dans les réformes domestiques réclamées avec constance par Angela Merkel ; et côté allemand, une chancelière décidée à inscrire son dernier mandat dans l’histoire européenne.

Et de fait Emmanuel Macron, seul dans la classe politique française, s’est révélé totalement engagé dans l’œuvre du renouveau européen, idéologiquement, politiquement et techniquement fournissant à jet continu des idées, des propositions, des engagements dans ses trois grands discours d’Athènes, de la Sorbonne et du Parlement européen. Avec le discours du Pnyx, l’ambition européenne était de retour. Avec celui de la Sorbonne, Emmanuel Macron livrait le discours de la méthode et la feuille de route pour la relance européenne. Avec celui du Parlement européen il entendait hisser le débat au niveau de l’histoire et des enjeux fondamentaux de la démocratie.

Et côté allemand, la main sur le cœur, la Chancelière n’a cessé d’affirmer qu’elle répondrait positivement aux initiatives du jeune président et qu’elle y mettrait les moyens nécessaires, car il convenait de ne pas le décourager et qu’il y allait de l’avenir de l’Europe.

Un an après, la construction européenne est toujours en panne, rien n’a été fait pour la préparer aux chocs à venir, pire, à bien des égards on peut estimer qu’elle a régressé.

Ce diagnostic peut passer pour excessivement pessimiste.

Après tout, nous objectera-t-on, n’en a-t-il pas été toujours ainsi ?

Chaque grande crise affrontée par l’Europe est l‘occasion d’abord d’une floraison de propositions, puis une direction est choisie et la machine communautaire se met en branle pour convertir un grand dessein en propositions, puis les négociations intergouvernementales commencent, une convention est éventuellement convoquée, des compromis finissent par être trouvés et la mise en œuvre peut être chaotique dès lors que les procédures de ratification divergent. Dans le cas qui nous occupe, on ne serait qu’à la phase initiale du processus et rien n’interdit de penser qu’il puisse être remis sur les rails dès juin prochain. Un Mécanisme européen de stabilité prolongé pourrait même être baptisé Fonds monétaire européen (FME) dès lors que l’Allemagne et son Bundestag garderont leurs prérogatives.

On peut aussi nous objecter que la lenteur du processus d’élaboration d’une position politique en Allemagne n’est que le résultat d’un bon fonctionnement de la démocratie. Les longues négociations pour aboutir à une plateforme gouvernementale ont révélé le poids de l’AfD sur l’aile la plus conservatrice de la CDU-CSU, la dérive eurosceptique du FDP de Lindner, l’inconsistance de l’engagement européen du SPD et l’affaiblissement de Mme Merkel. La volonté maintenue de la chancelière d’investir dans la construction européenne en y consacrant plus de moyens, sa détermination à avancer sur les enjeux les plus cruciaux et à faire le tri dans le catalogue Macron seraient d’un parfait classicisme dès lors que l’on tient compte des réalités politiques domestiques.

On peut enfin défendre une approche progressive à trois temps. Prendre immédiatement ce qui est proposé notamment en matière de fonds de résolution. Bâtir un rapport de forces à l’occasion des élections européennes en faisant bouger les lignes au Parlement européen pour peser sur la désignation du prochain président de la Commission. Se mettre en position de relancer l’intégration avec des programmes crédibles quand l’horizon sera dégagé.

Mais la paralysie dure depuis longtemps, on a pu parler d’une décennie perdue pour l’Europe, et on ne voit pas apparaître de solutions novatrices. Le problème est qu’à la faveur des débats sur les solutions de sortie de crise on a vu ressortir l’antienne des solutions ordo-libérales qu’on croyait condamnées par la longue crise et les solutions inadaptées déployées au nom de cette idéologie. Plus inquiétant, il y a régression pure et simple sur des sujets comme l’union bancaire, notamment sur le volet garantie de dépôts, naguère acceptée et aujourd’hui déclarée non négociable pour des raisons politiques domestiques.

Dans les positions défendues actuellement par le gouvernement allemand, il y a trois types de refus, qui n’ont pas la même portée.

Lorsque madame Merket dit non au super-ministre des Finances de la zone euro, à un budget spécifique et significatif de la zone euro et à un Parlement zone euro, on peut comprendre cette position. L’Europe n’est certainement pas mûre pour de tels bouleversements car ils supposent 1/ que la distinction entre l’UE et l’eurozone soit poussée très loin et institutionnalisée ; 2/ qu’un deuxième budget soit créé pour des objectifs mal identifiés alors même que le premier doit être profondément repensé ; 3/ qu’une procédure démocratique nouvelle soit inventée pour valider un budget eurozone dans le cadre d’un Parlement nouveau.

Lorsqu’elle propose une petite ligne zone euro dans le budget de l’UE au motif qu’il n’y a pas de besoins spécifiques à l’eurozone qui justifieraient un budget conséquent on ne peut qu’être en désaccord car c’est la vieille opposition aux politiques contracycliques, au traitement des chocs asymétriques et aux politiques d’accompagnement des réformes structurelles, qui resurgissent. Si les déséquilibres structurels avec la divergence grandissante nord-sud ne sont pas traités il faut que le gouvernement allemand explique comment on maintient l’Union sur la longue durée.

Enfin lorsque, toute honte bue, l’Allemagne revient sur ses engagements en matière d’union bancaire en refusant la garantie des dépôts (EDIS) et recule sur le FME qu’elle a elle même proposée alors il convient de sonner le tocsin car ce sont les bases même de l’équilibre réduction des risques – solidarité face aux risques qui sont remis en cause. L’EDIS aujourd’hui est considéré en Allemagne comme la licence donnée aux pays du Sud de puiser dans les impôts allemands comme si un accident bancaire ne pouvait survenir que dans le Sud. La condition posée par l’Allemagne pour avancer est que le problème à traiter par l’EDIS ait disparu avant que l’EDIS ne soit créé ce qui passerait par l’élimination des mauvais risques portés dans le bilan des banques européennes. Quant au Fonds monétaire européen qui devrait prendre la suite de l’ESM et remplacer les troïkas à venir en cas de crise et de plans d’ajustements structurels, l’Allemagne demande le maintien de la gouvernance intergouvernementale du Mécanisme européen de stabilité actuel et un changement de Traité qu’elle sait impossibles dans le contexte actuel.

Si l’on cherche à comprendre l’inflexion de plus en plus marquée de la position allemande sur toutes les questions évoquées plus haut on est réduit à trois hypothèses.

La première est que tout se passe comme si l’Allemagne se satisfaisait de la situation actuelle. La prospérité économique éclatante, les excédents budgétaires et la baisse de la dette, les excédents commerciaux accumulés, les politiques de redistribution engagées… Tout contribue à conforter l’excellence du modèle, tout concourt à la perpétuation de l’ordre existant. Comme par ailleurs la Commission est faible, que l’intergouvernemental règne à Bruxelles que le Parlement est tenu par les amis politiques de la Chancelière, pourquoi changer ?

La deuxième hypothèse est qu’avec la percée de l’AfD et l’affaiblissement du SPD, le contexte politique a fondamentalement changé pour le pire. L’euroscepticisme groupusculaire qui s’était développé en Allemagne à la faveur de la contestation de l’euro et des politiques de soutien aux pays en crise  a fait une percée décisive avec la crise des migrants et sa gestion par Mme Merkel. La porosité entre positions de l’AfD et de la CSU (la petite sœur bavaroise de la CDU), l’étroitesse de la coalition CDU-SPD, l’évolution de l’opinion publique concourent à un moindre engagement européen.

La troisième hypothèse est que la longue crise que l’Europe a connue a davantage conforté les credo ordo-libéraux que contribué à les remettre en cause. L’obsession du combat contre l’aléa moral et pour la compétitivité, la dénonciation des rêveries keynésiennes, la conviction que seule la discipline et la réforme dans chaque pays paient, l’acceptation des risques associés aux réformes financières demandées au Sud ne créent pas les conditions d’une entente possible entre pays du Nord et du Sud sans qu’aucun des deux blocs n’ose esquisser les conclusions qui s’imposent.

Ces trois hypothèses ne sont pas exclusives l’une de l’autre, elles dessinent un cadre dont on voit mal comment l’on peut s’évader.

Alors que faire ?

La première idée qui vient à l’esprit est de changer de terrain et de se consacrer à l’Europe de la Défense.

Dans un monde rendu plus dangereux par les évolutions de la Russie, le retrait des Etats-Unis, les périls du Moyen Orient, l’Europe pourrait décider de prendre en charge sa défense et de le faire collectivement. Or cette volonté fait défaut. A l’Est la Pologne préfère acheter des armes américaines avec de l’argent européen plutôt que de contribuer au moins à une convergence des politiques d’approvisionnement militaire. L’Allemagne, après avoir fait un pas avec Joschka Fischer dans l’engagement de troupes sur le théâtre européen, raille la France quand elle s’engage au Mali ou frappe la Syrie.

L’Europe, enfin, après de multiples tentatives de création d’un embryon de forces communes a fait le constat que les problèmes de gouvernance et d’absence de doctrine d’intervention rendaient vaines les tentatives d’intégration.

Bref, même si l’opinion publique est favorable à ce type de recentrage européen, les conditions ne sont pas réunies même si quelques initiatives peuvent être saluées comme le projet franco-allemand d’avion du futur.

La deuxième idée est de traiter le mal à la racine. La question migratoire ayant eu des effets dévastateurs sur les opinions publiques notamment en Allemagne et en Italie, il conviendrait de s’y attaquer en priorité. Une telle politique passerait par une gestion en commun de l’accès au territoire européen, par une refondation de Schengen, par une politique commune des réfugiés, par une renégociation de l’Accord de Dublin, par une aide apportée aux collectivités locales qui subissent le choc des vagues migratoires, par des négociations menées en commun avec les pays africains d’ou proviennent les migrants etc. Refonder Schengen est certes un projet majeur sur lequel il convient de se mobiliser, mais ne dispense en rien de traiter les dysfonctionnements de l’union économique et monétaire.

La troisième idée est d’accepter l’état actuel de l’Europe et de favoriser les accords ad hoc entre pays volontaires pour pousser les initiatives en matière de numérique et d’intelligence artificielle, de robots et d’usines du futur, d’édition génétique et de sciences du vivant, avant de trouver un cadre nouveau à ces initiatives dans le cadre d’une prochaine programmation budgétaire qui verrait les crédits de la PAC et des fonds structurels reculer au profit des politiques d’innovation.

S’emparer des sujets défense, migrants ou numérique est utile mais ne justifie pas qu’on tourne le dos aux questions économiques et financières révélées par la longue crise de la décennie qui vient de s’écouler.

Face aux réticences allemandes, il n’y a que deux réponses possibles.

Plaider, plaider de manière ininterrompue pour que les solutions défendues ici et ailleurs finissent par être adoptées et mises en œuvre.

Et pour le reste attendre la prochaine crise ! Force est de constater que les avancées majeures comme l’ESM, l’OMT et le quantitative easing ont été rendues possibles par le climat d’urgence et de péril extrême. On pouvait espérer reformer à froid, éviter la course entre désintégration interne et projets radicaux des eurosceptiques, cela n’est manifestement pas possible

Le discours au Parlement Européen d’Emmanuel Macron restera dans les mémoires comme un appel angoissé au sursaut dans un monde devenu plus dangereux et où les élites européennes, telles des somnambules, avancent hagardes vers la catastrophe. Le danger est clairement identifié, les obstacles aussi. L’enjeu est clair : inventer une souveraineté européenne, unir les peuples et opposer aux démocrates illibérales « l’autorité de la démocratie ».

Par une ironie de l’histoire malheureusement trop fréquente en Europe, c’est au moment où la France est prête à faire les efforts nécessaires que son partenaire se dérobe. La litanie des « non » allemands ne doit certes pas décourager mais après une décennie perdue et l’émergence d’un leader éclairé en France, on pouvait espérer des perspectives plus encourageantes.