«Hugital»: la difficile adaptation du monde physique à la transformation numérique edit

16 janvier 2019

La nouvelle phase de la transformation numérique dans laquelle nous sommes entrés se différencie des phases précédentes d’informatisation et d’internetisation, par un ajustement de grande ampleur entre une économie numérique conquérante et un monde physique remis en cause et fragilisé. Un ajustement que le terme phygital, et son extension hugital, permet de mieux cerner.

Phygital est un concept marketing, apparu en 2013, décrivant la manière dont les points de vente physiques peuvent intégrer les données et les méthodes du monde numérique, dans une double optique de développement des ventes et de mise en cohérence tant attendue d’une stratégie multicanal. Il décrit la manière dont le commerce traditionnel s’empare des nouveaux outils numériques: vérification de prix en temps réel, traçabilité des produits, suivi du  parcours clients, bornes interactives, tablettes connectées en libre-service ou robots conseillers, personnalisation des offres permises par les progrès de l’IA et des analytics ou encore amélioration permanente des services de préparation et de livraison des commandes… une course à l’innovation dans laquelle se sont lancées des centaines de start-up suivies par les grands groupes de distribution.

Il aura fallu pour cela la formidable pression des géants du Net qui ont inventé et déployé à grande échelle le eCommerce et la vente en ligne. Ce sont eux qui, dans la foulée, sont également aux avant-postes des magasins du futur. Côté nord-américain, bien sûr, avec Amazon Go qui a inauguré, début 2018 à Seattle, son premier point de vente sans caissier. Mais aussi côté chinois, avec JD.com – troisième groupe internet chinois en termes de chiffre d’affaires en 2017 – qui, outre le déploiement déjà entamé des magasins sans caisse 7Fresh, teste à grande échelle la livraison par drone ou le caddie autonome qui vous suit et scanne vos achats au fur et à mesure.

Mais on voit bien que le concept de phygital permet de pousser l’analyse bien au-delà du commerce dont il procède. Il suffit pour cela de le marier avec la fameuse expression de Marc Andreessen, « le logiciel mange le monde » (2011, dans le Wall Street Journal). Dès lors, la notion de phygital, appliquée à l’ensemble de l’économie, permet de rendre compte de ce nouvel équilibre qui sera le produit de la fusion des deux mondes.

Comme les passerelles entre le commerce physique et numérique se font de plus en plus nombreuses, semblant créer un seul et même espace d’interaction autour du client quel que soit le canal de vente, les liens entre les secteurs traditionnels et leurs concurrents numériques se généralisent. La voiture, véritable concentré d’innovation digitale, devient progressivement tout à la fois un terminal connecté complétant le smartphone, un nouvel espace de vie et un service que l’on utilise plus qu’un bien que l’on acquiert. L’hôtellerie peut désormais se pratiquer sans hôtel et sans personnel en propre. L’enseignement, matérialisé par des salles de classe et des professeurs bien réels, se réinvente hors-les-murs via des plateformes ouvertes à tous.

Cette plasticité du concept permet en effet de mieux englober et de décrire un phénomène qui se décompose en trois temps distincts.

Le premier correspond à la conquête des puissances du Net qui ont pu se déployer sans presque rencontrer de résistance : les géants US (Amazon, Google…) et chinois (Alibaba, Tencent, …), puis les nouveaux venus Netflix, Airbnb, Uber ou Tujia, iQiyi, Didi, Xiaopeng, imposent leurs lois.

Le second mouvement est celui de l’adaptation et de la réaction des industries menacées qui se lancent dans leur transformation numérique à marche forcée. Certaines s’y sont pris tôt comme les opérateurs télécoms qui, ayant vu la menace arriver frontalement, ont essayé de reprendre la main. D’autres, tentent de se redéfinir comme des entreprises pleinement numériques, comme le groupe Accor qui se veut désormais un spécialiste de « l’hébergement augmenté ». D’autres enfin se lancent dans leur transformation numérique souvent le dos au mur, comme Carrefour qui a sans doute beaucoup tardé. 

Mais alors que le premier mouvement, lancé en toute vitesse, est encore loin d’avoir produit tous ses effets, que le second est à peine entamé, il faut d’ores et déjà analyser le troisième, fusion des mondes physique et numérique, qui, comme résultante des deux premiers, n’a pas encore vraiment démarré. L’économie qui en découlera sera vraiment nouvelle. Il nous faudra de nouveaux outils pour comprendre ce monde qui ne sera plus seulement physique, ni purement numérique, mais phygital. Les hypermarchés laisseront-ils la place à des espaces de découverte de produits qui seront achetés et livrés suivant une chaîne physique pilotée par des outils numériques ? Les transports urbains vont-ils devenir un ensemble d’équipements hétérogènes (du drone à la trottinette) souvent autonomes et toujours disponibles ? Quel sera le rôle du chirurgien, garant des soins prodigués par un robot à qui il aura confié son geste ultime ?   

Tous les secteurs d’activité sont désormais confrontés à la nécessité de se réinventer à l’aune du phygital. Un néologisme auquel certains préfèrent déjà le terme hugital, pour intégrer de facto la dimension humaine, qui non seulement doit dès aujourd’hui être prise en compte dans cette fusion des mondes physique et numérique, mais en n’oubliant pas les conséquences sur des corps et des esprits au potentiel augmenté, sur les formations et les emplois futurs, sur une société toute entière à la recherche d’un nouvel équilibre global.