Faut-il conclure le cycle de Doha ? edit

1 octobre 2009

Il y a quelques mois beaucoup d’observateurs s’inquiétaient du risque de protectionnisme. Dans le contexte de crise économique mondial depuis octobre 2008, chaque gouvernement serait tenté de recourir à l’arme protectionniste, quitte à pénaliser ses voisins. L’interdépendance des économies pourrait alors conduire à une série de représailles et de contre-représailles, nuisible au bout du compte à l’économie mondiale et à chacune de ses composantes. Aujourd’hui il apparaît que le commerce mondial reprend doucement et que le recours au protectionnisme n’a finalement pas eu lieu de manière significative. Les États ont essayé de réagir à la crise en privilégiant la coopération commerciale au repli protectionniste. Faut-il alors soutenir une conclusion du Doha Round, cycle de négociations commerciales multilatérales organisé par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et qui impliquerait une nouvelle libéralisation multilatérale du commerce ?

Nombreux sont ceux qui répondent par la négative. Ils se basent sur (au moins) deux affirmations que nous voudrions discuter ici. Celles-ci négligent la valeur fondamentale des deux premiers articles de l’OMC, articles qui sont le fondement d’une libéralisation multilatérale, non discriminatoire et consolidée.

La première est que la libéralisation commerciale multilatérale est compliquée, car elle se fait entre plus de 150 membres qui ont du mal à comprendre les véritables bénéfices qu’ils pourraient obtenir de ce processus. Mieux vaudrait donc organiser la libéralisation commerciale sur une base régionale ou bilatérale. On obtiendra le même résultat, mais beaucoup plus facilement.

Il est évident qu’organiser la libéralisation multilatérale entre 153 membres de l’OMC très hétérogènes est compliqué (voir Telos du 26 septembre 2008), mais il est faux de dire que la libéralisation régionale en est un bon substitut.

D’abord les unions douanières ou zones de libre-échange ont un coût direct, lié au fait qu’un pays qui y participe n’applique plus le même droit de douane à tous ses fournisseurs potentiels. Rappelons que pour les économistes, le gain lié à la libéralisation des échanges vient d’une meilleure allocation des ressources au niveau national et mondial. Dans le cas d’une libéralisation discriminatoire entre partenaires, ce gain se trouve réduit ou peut même disparaitre. En effet il n’est plus certain que le pays va s’approvisionner auprès des fournisseurs les plus efficaces (ce qu’on appelle un détournement d’échange) et il risque en conséquence de payer ses importations à un prix mondial supérieur.

Ensuite ces accords ont un coût dynamique lié à la création d’un accès préférentiel. Dès que vous créez une préférence, il est difficile de la retirer et l’économie politique de la libéralisation en est durablement affectée. Puisqu’une préférence est une position relative, il est clair que tout pays qui dispose d’un accès préférentiel à un marché sera défavorable à une généralisation de cet accès libre, donc au fait que le pays donneur s’ouvre à tous. De même, les entreprises nationales qui ont décidé de bâtir leur stratégie d’investissement direct étranger pour profiter des préférences existantes s’opposeront à tout changement qui viendrait rendre obsolète et dévaloriserait leur investissements (par exemple l’intégration verticale de la filière textile-habillement entre le Nord et le Sud de la Méditerranée versus la concurrence chinoise).

Il y a aussi un coût caché, lié à la multiplication des accords commerciaux discriminatoires et aux réglementations attachées pour que ces accords fonctionnent correctement. Par exemple il y a dans chaque préférence commerciale des règles d’origine qui dictent sous quelles conditions un pays bénéficiant de la préférence peut déclarer qu’un produit qu’il exporte vers le pays donneur est bien « d’origine ». Sans quoi des pays tiers pourraient profiter de cette législation pour faire transiter leurs produits dans le pays bénéficiaire et réexporter celui-ci vers le pays donneur en bénéficiant de l’accès préférentiel. D’où des procédures administratives, des documents à remplir et faire contrôler qui ajoutent aux coûts de transaction. Les règles d’origine obligent parfois les entreprises des pays bénéficiaires à utiliser un bien intermédiaire plutôt qu’un autre et sont ainsi équivalentes à une taxation sur les consommations intermédiaires.

Il y a enfin un risque de multiplication de zones de libre-échange ou d’union douanières adoptées pour des raisons liées à la géopolitique et non aux intérêts économiques mutuels, voire à des pressions liées a la différence de taille économique des pays partenaires. Lorsque l’Union européenne ou les États-Unis demandent un accès libre à un pays en développement qui bénéficie déjà d’un accès préférentiel vers eux, il est clair qu’il est difficile pour le petit pays de refuser, tant la perspective d’une perte potentielle de cet accès préférentiel est coûteuse.

Ainsi les zones de libre-échange ou unions douanières ne sont ni la panacée, ni un bon substitut à la libéralisation commerciale multilatérale.

La deuxième affirmation tient au scepticisme qui entoure le Cycle de Doha : celui-ci n’amènerait que de faibles bénéfices pour l’économie mondiale.

Il est vrai que des études récentes ont conclu à des gains relativement modestes si un tel accord était signé. Les économistes ont certainement sous-estimé les gains liés à la conclusion d’un tel accord. Si la profession a, par prudence, évité de survendre les gains dynamiques de la libéralisation commerciale, l’exact nature du lien entre progrès technique, productivité et concurrence internationale étant toujours discuté, un autre facteur a été largement négligé : celui du rôle de la consolidation des tarifs douaniers. Il s’agit du second article de l’OMC qui concerne la nature des engagements pris par les Etats membres. Un droit de douane consolidé est le droit maximum qu’un pays membre de l’OMC peut appliquer sur ses importations en provenance de tout autre membre de l’organisation. Les négociations commerciales multilatérales portent sur une réduction de ces droits de douane consolidés ou recherchent une consolidation de tarifs jusqu’ici non consolidés. Or ce processus a au moins deux vertus.

D’abord imaginons qu’une guerre protectionniste ait lieu (rappelons que dans une situation économique difficile et des tensions sociales internes grandissantes, le risque d’une telle perspective est accru). La consolidation des droits de douane diminuera les conséquences négatives, en termes de commerce mais aussi d’activité économique, de cet événement. Ainsi des calculs récents (Bouet A. et D. Laborde,

The Cost of a Failed Doha Round, IFPRI Issue Brief, 56, December 2008) ont montré que si aujourd’hui on augmentait les droits de douane dans le monde à leur niveau maximum (consolidé) on obtiendrait quasiment un doublement de la protection mondiale et à terme une réduction du commerce de l’ordre de 1900 milliards de dollars. Si le Cycle de Doha était finalement conclu et que la même guerre protectionniste survenait, l’augmentation de la protection mondiale ne serait que de 41% (du fait de la nouvelle réduction négociée des droits de douane consolidés) et la réduction du commerce mondial « ne serait que» de  1100 milliards de dollars. Le gain à signer cet accord est donc conséquent.

Mais il y a un autre bénéfice lié aux droits consolidés, et celui-ci vient de l’incertitude entourant les politiques commerciales futures et de son impact immédiat sur le commerce actuel, indépendamment des tarifs réellement appliqués. Un droit consolidé signifie que ce coût de transaction a une valeur maximale ; si on le réduit, cela réduit parallèlement ce coût maximum de transaction. Cela ne peut que favoriser le développement d’infrastructures de commerce, de réseaux de commercialisation, donc le commerce actuel dans un sens positif. Des études empiriques en cours tendent à montrer que cette relation est positive et forte.

La consolidation des droits de douane a des niveaux plus faibles est donc une politique doublement bénéfique. Dans la situation économique actuelle nous aurions tort de négliger cet argument favorable à de nouvelles libéralisations sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce.