Brexit, saison 2 edit

20 février 2020

Depuis le 31 janvier dernier, les Britanniques ne sont donc plus des Européens. Le divorce prononcé après 47 ans de mariage, les deux communautés ont toutefois résolument annoncé leur décision de contracter un pacte d’union civile. Celui-ci reste à écrire, et le chef du gouvernement britannique insiste sur sa volonté qu’il le soit d’ici au 31 décembre 2020. Et pourquoi pas, après tout ? Tout, en effet, dans la saison 1 du Brexit, celle du divorce, fut inédit. De plus, du 23 juin 2016, jour du référendum, au 12 décembre 2019, jour d’élections à la chambre des Communes, rien ne s’est passé comme attendu par la grande majorité des commentateurs.

Les raisons de créditer Boris Johnson que son pari du 31 décembre 2020 sera gagnant sont au moins aussi nombreuses que celles de le taxer d’irréaliste. Elles sont aussi nombreuses que l’étaient celles qui, dès l’été 2016, pouvaient permettre d’envisager le non scénario catastrophe qui fit couler tant d’encre. Le Brexit n’a pas eu d’effet domino ; les 27 ont présenté un front uni et déterminé dans la négociation de l’accord de divorce et l’UE ne s’est ni divisée, ni paralysée ; les fondations de la construction européenne ne se sont pas lézardées, et aucun des pans de sa construction baroque ne s’est effondré ; l’UE a joué le jeu de l’article 50 du Traité par lequel elle prévoit qu’un État-membre fasse sécession, sans acrimonie, sans entourloupe, sans déloyauté – et, a fortiori, sans rétorsion ni menace ni coup de force.

Evoquer ce dernier point peut surprendre, faire sourire ou susciter des sarcasmes, et pourtant ! Alors que la plupart des constitutions d’entités fédérales précisent que l’appartenance à celles-ci est libre et fondée sur la volonté, elles ne sont pas bien nombreuses, dans l’histoire mondiale, les sécessions d’un territoire fédéré qui, acceptées par le reste de la fédération, se passent sans heurts et pacifiquement. Chacun pensera spontanément à un cas. Mentionnons donc ici de façon aléatoire la guerre de sécession américaine dans les années 1860, l’impossible indépendance des républiques soviétiques de transcaucasie au début des années 1920, la partition de l’Union indienne en 1947, le Biafra dans les années 1970, la longue guerre du Timor oriental pour sortir de l’Indonésie jusqu’en 1990, la courte guerre infligée par la Serbie aux ex Républiques yougoslaves dans les années 1990…

Pour toute ces raisons, le Brexit méritait-il vraiment d’être qualifié de crise européenne ? Depuis quand un divorce à l’amiable doit-il être qualifié de crise ? N’y eut-il que le Brexit, on aurait pu. Mais il y avait, encore et toujours, la crise de la légitimité démocratique de la construction ouverte en 2005, la crise de la zone euro et des dettes souveraines ouverte en 2008, la crise géopolitique depuis 2011, à l’extérieur avec la Russie et les Révolutions arabes, à l’intérieur avec la désunion velléitaire face aux demandeurs d’asile d’une part et toute une nouvelle politique à inventer face aux attentats jihadistes d’autres part.

On n’ignore pas que le Brexit peut être lu comme une manifestation de la crise de la légitimité démocratique européenne. Mais il se trouve que, dans les mois qui ont suivi le Brexit, la quasi totalité des partis européens comparables à UKIP - ce parti xénophobe et tribunicien, uniquement dédié au Brexit depuis le début des années 1990, et qui a fini par atteindre son objectif grâce à la complicité du parti Conservateur - abandonna la sortie de l’UE et même de la zone euro de leur programme électoral. Pour une raison simple : même dans les pays où une part importante importante des citoyens adhère au programme des partis qui s’en prennent au libéralisme, aux libertés et à l’Etat de droit au nom du peuple et de la démocratie, une majorité des citoyens témoigne préfère le maintien dans l’UE. C’est particulièrement visible dans les pays où les partis populistes, pour arriver au pouvoir, se sont démarqués du Brexit - en Hongrie, Pologne, Finlande, Autriche, République tchèque, Italie. Le Fidesz hongrois et le PiS polonais ont ré-inventé le souverainisme eurosceptique sous la forme d’une critique acerbe de l’UE tout en y participant au nom d’une convergence des nationalismes européens au sein d’une Europe en butte aux menaces externes.

A contrario, l’une des motivations des Brexiters a été de considérer que la mobilité et la citoyenneté européennes attentaient à l’identité britannique. Le Coeur de l’Angleterre, le roman de Jonathan Coe, donne à voir comment les brexiters sont nostalgiques d’un âge d’or où l’anglicité était le coeur de l’identité des britanniques. Pour autant qu’on puisse schématiser, les remainers majoritaires en Ecosse, en Ulster et surreprésentés dans la quasi totalité des métropoles du Royaume-Uni conçoivent leur identité comme pluri scalaire et pluraliste : on est d’autant mieux britannique qu’on est aussi européen, écossais, irlandais et cosmopolite. Plus encore : on est britannique car le Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord est dans l’Union Européenne. Chez beaucoup de Brexiters, il y a l’affirmation d’une identité monoscalaire : être britannique signifie être anglais d’abord. Le vote pour le Brexit est d’ailleurs concomitant avec une irritation croissante face aux effets des “dévolutions” mise en place sous les gouvernements de Tony Blair, qui font du Royaume-Uni un Etat fédéral dans lequel la seule entité fédérée à ne pas avoir son parlement régional est l’Angleterre. L’idée que l’Angleterre pourrait recouvrer sa souveraineté, au sens ancien d’un pays qui n’est pas partie prenante d’un tissage d’interdépendances qui l’amène à faire le choix de mutualiser un certain nombre de politiques publiques avec d’autres pays pour oeuvrer au mieux à son indépendance, l’a emporté. Cette idée est sur-représentée dans la société britannique ; dans la plupart des autres pays européens, elle est très loin d’être dominante. Le Brexit est d’abord une crise britannique avant d’être une crise européenne.

Les négociations qui s’ouvrent sur le traité des relations entre l’UE et le Royaume-Uni sont donc en fait plutôt bien balisées. Les questions de sécurité extérieures et intérieures seront sorties des négociations. L’idée que le Royaume-Uni doit travailler avec ses alliés pour sa sécurité sans attenter à cette représentation old fashion de la souveraineté est une idée ancienne et éprouvée par la pratique. On n’imagine pas Boris Johnson, qui se réclame de Churchill, la mettre en balance avec la pêche ou l’industrie automobile dans les négociations. Tout ce qui existe dans ce domaine sera consolidé et sans doute approfondi.

La fin de la mobilité européenne ayant été au coeur du vote pour le Brexit, on sait déjà que la libre circulation des personnes ne sera pas un sujet de négociation déterminant. L’UE est très claire sur ce point depuis l’automne 2016 : les quatre libertés ne peuvent se découper en tranches ; pas d’accès au marché intérieur sans la liberté de circulation des personnes. Le gouvernement de Boris johnson en a pris acte : l’accès au marché unique ne fait pas partie de ses options ni de ses prétentions (exit donc un accord à la Suisse ou à la Norvégienne ; ou même à la Turque qui est en union douanière avec l’UE puisqu’il est hors de question d’aligner de façon automatique les droits de douane du Royaume-Uni avec le monde sur ceux de l’UE avec le Monde).

Que reste-t-il ? Un accord bilatéral de commerce international qui régule et encadre les transactions commerciales de biens et de services, communément et paradoxalement appelé “accord de libre-échange”. Là, tout est possible : chacun des accords de commerce passé par l’UE a ses particularités ; et plusieurs sont entrés en vigueur lors de la dernière décennie : notamment avec la Corée du Sud, avec le Japon, avec le Canada, avec le Mercosur… Schématiquement, les 42 accords commerciaux conclus par l’UE dans le monde font que les trois-quarts des importations de l’UE ne sont pas soumises à des droits de douane ou bien à des tarifs qui sont faibles.

Le plus probable est que cette négociation soit certes âpre et complexe, mais de bonne volonté et plutôt consensuelle. En effet, les Britanniques sont un pays tiers qui connaissent de l’intérieur le fonctionnement de l’UE, en particulier sur la fabrication de sa politique commerciale. Ils savent donc que tout accord de commerce fait l’objet d’un mandat unanime des 27 donné à la Commission qui dispose depuis le Traité de Rome de 1957 d’un pouvoir exclusif de négociation. Ainsi, quand bien même les 27 auront chacun au départ leurs priorités commerciales (par exemple, la balance commerciale de la France avec le Royaume-Uni qui est son cinquième client est excédentaire), il y aura dans les négociations avec le Royaume-Uni une position unique. Or l’UE représente environ la moitié du commerce extérieur britannique, tandis que le Royaume-Uni représentera moins de 10% du commerce extérieur européen.

Le volet irlandais de l’accord de divorce témoigne d’ores et déjà de cette bonne volonté et du degré de familiarité et de pragmatisme entre les deux parties : il est assez rare qu’une entité territoriale souveraine, en l’espèce l’UE, délègue à une autre entité territoriale souveraine, en l’espèce le Royaume-Uni, sa compétence douanière de contrôle des marchandises et de leur destination aux frontières. Mais c’est bien aux douanes du Royaume-Uni qu’il revient désormais de contrôler les flux de marchandises allant de Grande-Bretagne dans l’UE via la République d’Irlande et de leur conformité aux règles du marché unique européen ! C’est ainsi qu’il n’y a pas de rétablissement d’une frontière entre l’Irlande du Nord membre du Royaume-Uni et l’Irlande membre de l’UE.

Les Britanniques sont en revanche beaucoup moins dépendants des Européens dans le secteur où ils excellent le plus, avec un rayonnement mondial qui plus est : le commerce de services financiers. Dans ce secteur, les Britanniques se posent sérieusement la question : ont-ils plus à perdre à ou à gagner à faire des concessions sur le commerce des biens et des services non financiers pour conserver le passeport financier européen qui donne à leurs entreprises la faculté de commercialiser des produits en euros au même titre qu’un établissement financier de la zone euro ? Les Européens se posent la même question : une City qui auraient des règles prudentielles moins rigoureuses que celles en vigueur dans l’UE ne constituerait-elle pas un risque de concurrence majeure et un risque tout court pour la solidité du système financier ? Ce sujet est complexe, technique et bien moins propre à susciter les émotions et les mobilisations que le secteur de la pêche qui représente pourtant une proportion marginale des échanges commerciaux entre les deux entités. Les Britanniques, via l’île Guernesey, ont déjà montré le 1er février dernier leur talent pour instrumentaliser l’attachement de l’opinion publique aux pêcheurs dans le cadre d’une négociation dont le point dur sera le secteur financier.

Bien entendu, le départ d’un membre de l’UE n’est pas particulièrement un signe de dynamisme et d’attractivité de la construction européenne. Mais, depuis 1945, les Britanniques comme ensemble n’ont jamais cessé de regarder celle-ci avec scepticisme ou avec étrangeté. Au Royaume-Uni, les populistes de UKIP ont fait de la sortie de l’UE leur objectif. Ils n’ont jamais prétendu accéder au pouvoir. Dans presque tous les autres Etats membres, des partis populistes ambitionnent d’accéder au pouvoir par les urnes, et cela se produit de plus en plus dans les années 2010. La dynamique à l’oeuvre dans l’UE n’est pas celle de la déconstrution territoriale par sorties successives d’Etats-membres. L’UE doit bien plus faire face à la montée démocratique de partis qui dénoncent le libéralisme politique, c’est-à-dire toutes les déclinaisons, sociales et institutionnelles, du pluralisme, au motif que celui-ci serait dangereux pour le peuple que ces institutions sont censées représenter. La société européenne est partout fracturée par les inégalités et divisée entre ceux qui estiment que leur identité, leur pays et leur Union européenne est menacée d’une part par le pluralisme des opinions, des religions, des origines et les minorités et d’autre part par la trahison des élites. Au nom de ces motifs, UKIP et toute une partie de la classe politique britannique a poussé au Brexit. Au nom de ces motifs, si on n’inverse pas les inégalités et ce rejet du pluralisme, l’UE pourrait devenir, au gré des victoires électorales dans les États-membres, un niveau de pouvoir permettant de mettre en oeuvre un agenda de politiques publiques populistes – comme dans l’Inde de Modi ou les Etats-unis de Trump. N’est-ce pas déjà dans les faits en partie le cas sur un registre précis : la politique européenne de l’asile ?