Un Conseil constitutionnel politisé, est-ce si grave? edit

3 juin 2025

Depuis la nomination difficile de Richard Ferrand en février 2025 comme futur président du Conseil constitutionnel, de nombreux spécialistes ont réagi, soit pour déplorer une politisation excessive de l’institution – cristallisée par l’absence de compétences et d’expériences juridiques de l’ancien président de l’Assemblée nationale –, soit pour en nuancer les conséquences. Ces tribunes « à chaud » vantent ou déplorent le caractère politique de la composition du Conseil, tout en admettant une réalité qui semble faire consensus : cette politisation, ancienne, systématique, ne variant que par son ampleur, provient directement de la fonction initiale du Conseil qui est d’abord politique.

En effet, à l’origine, le Conseil n’était pas voué à être une cour constitutionnelle, mais à être un outil de surveillance du Parlement. En découlent ces nominations totalement discrétionnaires des conseillers par le président de la République et les présidents des chambres, puis le timide contrôle parlementaire sur ces nominations, ajouté par la révision constitutionnelle de 2008.

Les critiques portées à l’encontre de la nomination de Richard Ferrand déplorent, en pratique, l’absence de prérequis en matière juridique du candidat pour occuper la fonction, sachant qu’il n’existe aucune exigence légale. Au demeurant, ces critiques éclipsent le fait que, dans sa composition depuis mars 2025, six conseillers constitutionnels sur neuf possèdent un parcours de juriste, même si aucun ne possède, malheureusement, de qualification en droit constitutionnel : deux conseillers sont avocats (Jacques Mézard, François Pillet), deux sont magistrats administratifs (Philippe Bas, François Seners) et deux sont magistrats judiciaires (Véronique Malbec, Laurence Vichnievsky). 

Plutôt que de déplorer la politisation de la composition du Conseil, peut-être serait-il plus fécond de poser la question inverse : la qualité du droit fabriqué par le Conseil pâtit-elle de cette liberté de nomination ? En effet, l’essence même du travail du Conseil constitutionnel est de produire une jurisprudence, donc du droit, et ce quels que soient la nature de sa composition ou son statut de cour constitutionnelle. Et même pourrait-on soutenir que ses décisions sont intrinsèquement meilleures qu’à l’origine, en raison : 1) du coup d’éclat de la décision de 1971, où le Conseil décide de devenir le garant des droits et libertés ; 2) de la révision constitutionnelle de 1974, qui va lui permettre d’intervenir beaucoup plus souvent à la demande de l’opposition parlementaire, et ainsi valoriser le rôle politique de celle-ci ; 3) de l’apport de quelques juristes éminents (Marcel Waline, Georges Vedel, Robert Badinter, etc.) qui y ont siégé ; 4) de l’apparition de la question prioritaire de constitutionnalité en 2008, avec la révision constitutionnelle de la même année, qui a rapproché son fonctionnement de celui d’une juridiction plus classique. L’institution s’est donc judiciarisée, malgré sa composition politique.

Au-delà de ces facteurs intrinsèques ou extrinsèques, comment expliquer ce paradoxe apparent d’une composition politisée, pourtant capable de produire au fil du temps une jurisprudence cohérente, comparable (à première vue) à celle d’une véritable cour constitutionnelle ? Une clé de compréhension réside, peut-être, dans un trait spécifiquement français du Conseil constitutionnel et rarement mobilisé par les spécialistes. Cette caractéristique permet, sur le temps long, de lisser l’aspect politique des nominations : la nature administrative du Conseil constitutionnel. Pour le dire simplement : au Conseil constitutionnel, les « politiques » passent, les juristes qui le font vivre restent. Ces juristes demeurent la cheville ouvrière des décisions, véritables garants de la jurisprudence constitutionnelle, de sa cohérence et, partant, de sa qualité.

Les juristes à l’intérieur du Conseil constitutionnel: le cas du secrétaire général

Le premier gardien du temple juridique au Conseil constitutionnel, c’est son secrétaire général. Il est nommé par décret du président de la République, dirige les services administratifs du Conseil et décide du recrutement. Surtout, il a pour fonction d’organiser les travaux du Conseil. En effet, quand le Conseil est saisi d’une loi, plusieurs réunions sont organisées entre les sages. À chaque fois, le secrétaire général est présent et tient le compte rendu. Un rapporteur est désigné parmi les membres du Conseil, chargé d’élaborer le squelette de la décision, pour lequel il est largement assisté par le secrétaire général, qui lui a déjà préparé un corpus de sources pour l’y aider. Par ailleurs, c’est le secrétaire général qui vérifie que les conditions requises pour saisir le Conseil sont respectées et qui assure le suivi des décisions : rédaction des commentaires, supervision des recueils de décisions, etc. Évidemment, il est présent à chaque étape de la rédaction de la décision finale, quand ce n’est pas lui qui en propose une. En bref, à chaque étape de la fabrication d’une décision, le secrétaire général est présent.

Mais encore faudrait-il, pour surveiller l’aréopage politique du Conseil, qu’il soit un bon juriste. Or ce secrétaire général est toujours un conseiller d’État, c’est-à-dire un juge administratif, au moins de formation : Jacques Boitreaud de 1959 à 1962, Pierre Aupépin de Lamothe-Dreuzy de 1962 à 1983, Bruno Genevois de 1986 à 1993, Olivier Schrameck de 1993 à 1997, Jean-Éric Schoettl de 1997 à 2007, Marc Guillaume de 2007 à 2015, Laurent Vallée de 2015 à 2017, Jean Maïa depuis 2017. Comme toujours, puisqu’on parle de droit, il y a une exception : Bernard Poullain, conseiller à la Cour de cassation, qui occupa le poste de 1983 à 1986. Ainsi, qu’on ne s’y trompe pas : le secrétaire général du Conseil constitutionnel est toujours, de manière objective, un juriste éminent, reconnu pour ses qualités par ses pairs et par le monde politique.

Les juristes à l’extérieur du Conseil constitutionnel: une gangue de droit

La critique quant à la composition politique du Conseil constitutionnel sous-entend que le bagage juridique des sages ne permettrait pas l’élaboration d’un droit constitutionnel qualitatif. Comme si le Conseil constitutionnel était seul pour piloter l’interprétation de notre Constitution. Au contraire, de nombreuses autres autorités, celles-ci pleinement composées de juristes, accompagnent le Conseil dans ce travail. Il serait possible de considérer, à gros traits, que dans le travail de la justice constitutionnelle française, seuls les neuf sages échappent en partie à l’exigence de bagage juridique. Car, au-delà de la structure administrative du Conseil, son travail est enchâssé dans un écheveau complexe de relations, prioritairement juridiques, avec deux institutions : le secrétariat général du Gouvernement et le Conseil d’État (soit par sa fonction de conseiller du Gouvernement, soit par l’omniprésence de ses membres tout au long de l’examen d’une loi par le Conseil constitutionnel).

Le secrétariat général du Gouvernement, principal organe des services du Premier ministre, est chargé de veiller à la cohérence de l’ensemble de la législation nationale. Le secrétaire général prépare l’ordre du jour du Conseil des ministres – dont ses notes constituent les seules archives –, veille à la cohérence et à la qualité (juridiques) des textes du Gouvernement, vérifie la présence des contreseings, édicte des conseils de légistique à destination de tout l’appareil d’État. Et c’est aussi, non seulement « Monsieur Légifrance », mais aussi « Monsieur Journal officiel », puisqu’il produit ces deux outils essentiels au droit français. Mais, surtout, quand une loi fait l’objet de l’examen du Conseil constitutionnel, c’est lui qui en assure la « défense » devant les sages. Il rédige à ce titre des « observations du Gouvernement » qu’il fait parvenir au Conseil constitutionnel, qui sont réputées d’excellente qualité et qui peuvent même être citées dans les décisions du Conseil, et très régulièrement dans les dossiers complémentaires rédigés par le secrétaire général du Conseil constitutionnel. Des « observations du Gouvernement », comme dans un procès de droit administratif, car oui, le secrétaire général du Gouvernement est toujours (par tradition) un conseiller d’État, comme le secrétaire général du Conseil constitutionnel. Les deux secrétaires partagent d’ailleurs, dans le temps d’examen de la loi par le Conseil constitutionnel, plusieurs réunions pour étudier le texte et entendre toutes les opinions des ministères, des parlementaires, etc. Pour résumer, le secrétaire général du Gouvernement assure une fonction essentielle au sein du procès constitutionnel, en apportant aux membres du Conseil constitutionnel une excellente expertise juridique pour l’élaboration d’une décision qui est elle-même largement supervisée par le secrétaire général du Conseil constitutionnel. On voit donc que le fait de partager, pour les deux secrétaires, une même origine corporative (le Conseil d’État) ne peut que faciliter et accentuer la bonne tenue juridique (voire administrative) des décisions du Conseil.

Quant au Conseil d’État, justement, précisons qu’il détient trois importantes compétences. C’est la principale juridiction administrative, chargée de la cassation et du pilotage de la jurisprudence des cours et tribunaux de son ordre juridictionnel. Dans ce cadre, il partage d’ailleurs plusieurs domaines de compétence avec le Conseil constitutionnel (recours électoraux, question prioritaire de constitutionnalité, contrôle de conventionnalité et même, contrôle de constitutionnalité). Il a également une fonction administrative, en tant que conseiller privilégié du Gouvernement, au sein de laquelle il effectue une importante veille constitutionnelle, anticipant les remarques, les reproches ou les assentiments présumés du Conseil constitutionnel. Enfin, il est chargé de la gestion d’un corps spécifique de fonctionnaires, spécialisés en droit public, et notamment, administratif. Ceux-ci, les conseillers d’État, sont présents à chaque étape et à chaque étage de chacune des institutions qui participent à une décision du Conseil constitutionnel. Le Conseil d’État fournit régulièrement des membres au Conseil constitutionnel lui-même (à commencer par son premier président, Léon Noël, qui en a fixé l’organisation et les procédures de travail en les calquant sur celles du Conseil d’État). Faisons le constat, que l’on pourrait d’ailleurs critiquer, que les conseillers d’État irriguent l’ensemble des institutions juridiques françaises et européennes, qui sont autant d’interlocuteurs du Conseil constitutionnel dans la préparation de ses décisions. Et, plus proche des sages, les institutions qui prennent part à l’examen de la constitutionnalité des lois, comportent tous des conseillers d’État, parfaitement formés au droit public et aux procédures du procès administratif, au premier rang desquels les deux secrétaires généraux, du Conseil constitutionnel et du Gouvernement. Notons enfin que le Conseil d’État, dans sa fonction consultative, est le conseiller du Gouvernement sur tous ses textes importants.

Il nous semble donc que le Conseil constitutionnel produit une jurisprudence de meilleure qualité en 2025 qu’en 1958, alors même que sa composition est jugée de plus en plus politique. Certes, sa jurisprudence n’atteint pas les sommets argumentatifs ou théoriques d’une cour constitutionnelle en bonne et due forme, loin s’en faut. Mais ce petit panorama s’achève sur le constat, limpide, que les membres du Conseil constitutionnel, s’ils ne sont pas juristes eux-mêmes, sont cernés par le droit et par les juristes les plus éminents. Cela atténue les effets de la politisation, tout en posant d’autres difficultés, comme l’omniprésence des conseillers d’État et donc des concepts et procédures de droit administratif, qui entrave peut-être l’approfondissement de la qualité de ses décisions de constitutionnalité. Pour autant, la politisation du Conseil constitutionnel 一 qui est critiquable et doit demeurer critiquée 一 n’a pas fait obstacle à une protection efficace des droits et libertés des Français.