Sommes-nous déjà en guerre avec la Russie? edit

6 mars 2022

Je voudrais ouvrir ici deux questions. Un, la position de non-belligérance de l’OTAN est-elle tenable ? Deux, l’OTAN et l’UE peuvent-elles répondre à l’agression russe, si agression il y a, sans entrer dans l’engrenage de la guerre totale ?

Je n’ai pas de certitude sur la réponse à ces questions immenses et effrayantes, mais je pense qu’elles se posent déjà aux Occidentaux et j’espère qu’ils s’y préparent. En effet, la position de non-belligérance affirmée depuis le début des hostilités n’est pas une garantie solide de non-extension du conflit. À tout moment, la Russie peut décider que telle sanction ou telle intervention des Occidentaux, en particulier les livraisons d’armes à l’Ukraine, constituent des actes de guerre. Plus la Russie se rapproche des frontières occidentales de l’Ukraine, plus s’accroît le risque d’incidents impliquant les forces de l’OTAN sans que l’OTAN l’ait décidé. Or Poutine a clairement fait savoir qu’il veut envahir toute l’Ukraine et liquider les « nazis », c’est-à-dire non seulement les dirigeants du pays, mais tous ceux qui combattent pour la liberté de leur pays, ce qui peut aller très loin compte tenu de la mobilisation de la population ukrainienne, qui a impressionné le monde entier.

Enfin, l’intensification de la campagne de l’armée russe crée de nouveaux risques et va bientôt toucher massivement la population civile. C’est déjà le cas à Kharkiv, à Tchernihiv, à Marioupol, aux environs de Kyiv. Des milliers d’Ukrainiens de la diaspora sont en train de rentrer en Ukraine pour combattre l’invasion russe. L’exil des familles ukrainiennes atteint et dépasse le million. Le convoi qui avance lentement vers Kyiv transporterait des bombes thermobariques, qui ne sont ni nucléaires ni interdites par des conventions internationales comme le sont les armes chimiques, mais qui n’en sont pas moins dévastatrices. La position de non-belligérance sera de plus en plus problématique à chaque ligne rouge franchie. Problématique non seulement sur le plan moral, mais aussi pour la crédibilité de l’OTAN. Enfin, le risque nucléaire est de plus en plus tangible : si l’emploi d’armes nucléaires est vraisemblablement du bluff, il faut prendre très au sérieux le risque d’incidents nucléaires majeurs, qu’ils soient délibérés ou non, autour des centrales nucléaires ukrainiennes. Le 3 mars un tir russe a incendié un bâtiment administratif de la centrale de Zaporijjia situé à 600 mètres des réacteurs. Que fera l’Occident quand nous serons face à des massacres de civils et à l’élévation du risque nucléaire, dont le président Macron a déclaré qu’il était « très préoccupant » ?

Pour toutes ces raisons, l’OTAN et l’UE peuvent se retrouver malgré elles en guerre avec la Russie. La géographie n’est pas la moindre de ces raisons : dès lors que la Russie entend envahir toute l’Ukraine, la guerre est imbriquée à l’intérieur du flanc est de l’OTAN. La situation est d’autant plus mouvante que la Russie n’a pas déclaré la guerre à l’Ukraine et continue (de plus en plus difficilement) à masquer la réalité de son « opération spéciale » au peuple russe. Les déclarations de Poutine le 5 mars (discours à des personnels navigants d’Aeroflot, rapporté par Reuters) montre qu’il est prêt à considérer l’Occident comme cobelligérant. Dans le même temps, son discours est flottant sur ce qu’il considère comme une déclaration de guerre à la Russie. Il a d’abord dit que « les sanctions qui nous imposées s’apparent à une déclaration de guerre mais, Dieu merci, nous n’en sommes pas là », puis il a ajouté : « Toute tentative par une puissance d’imposer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine serait considérée par la Russie comme une entrée dans le conflit militaire. Cette entrée en guerre aurait des conséquences catastrophiques pour l’Europe et pour le monde. » Entre chantage à l’apocalypse nucléaire si les Occidentaux décrètent une zone d’exclusion aérienne, alors que l’OTAN avait rejeté la veille cette éventualité, et ambiguïté sur les sanctions, qui s’apparentent à une déclaration de guerre mais pas vraiment, Poutine cherche peut-être à dérouter ses adversaires, à moins qu’il ne soit lui-même inquiet de ce qu’ils pourraient faire.

Cette guerre fait donc vaciller les catégories du droit et de la théorie de la guerre. Il va falloir penser des faits inédits — belligérance potentielle, état de guerre hybride — pour ne pas être dépassé par les événements.

D’autant plus que les buts de guerre de Poutine, qu’on avait cru limités au Donbas et au littoral de la Mer Noire jusqu’à la Crimée, visent maintenant toute l’Ukraine, et que la Russie affiche désormais des ambitions au-delà de l’Ukraine. Ainsi, un texte de l’agence RIA Novosti sur les conséquences de la guerre, accidentellement mis en ligne le 26 février et rapidement retiré, mais sauvegardé et dont la Fondapol a publié la traduction le 2 mars, ajoute une nouvelle dimension de belligérance potentielle au conflit. Ce texte, qui était censé paraître après la victoire de la Russie en Ukraine, décrit les conséquences géopolitiques du retour de l’Ukraine dans le « monde russe ». Dans l’esprit de Poutine cette reconstitution de l’empire de toutes les Russies (Russie, Biélorussie, Ukraine) a des conséquences immédiates pour les relations de la Russie avec l’Occident et pour l’ordre mondial : « Si les atlantistes se réjouissent aujourd’hui que la “menace russe” unifie le bloc occidental, Berlin et Paris doivent comprendre qu’ayant perdu tout espoir d’autonomie, le projet européen s’effondrera à moyen terme. » Autrement dit, l’avenir des pays d’Europe continentale est la séparation avec le monde anglo-saxon et la finlandisation, pour ne pas dire la vassalisation à l’ombre de l’empire russe.

D’autre part, pour Novosti, cette restructuration du continent sans les Anglo-saxons et sans l’Union européenne va accélérer la « construction d’un nouvel ordre mondial » : « La Chine, l’Inde, l’Amérique latine, l’Afrique, le monde islamique et l’Asie du Sud-Est, plus personne ne croit que l’Occident dirige l’ordre mondial, et encore moins qu’il en fixe les règles du jeu. La Russie n’a pas seulement défié l’Occident, elle a montré que l’ère de la domination occidentale mondiale peut être considérée comme complètement et définitivement révolue. »

Le statut performatif de ce texte est ambivalent. D’un côté, les deux extraits qui précèdent ne sont que des prédictions et ils relèvent du rêve d’empire dont j’ai parlé dans un article précédent. La solidarité atlantique n’est pas près d’éclater et la Russie est de plus en plus isolée dans le monde. La résolution du 2 mars exigeant le retrait des troupes russes a été votée par 141 pays, dont les pays arabes du Golfe, tous les pays de l’Indochine sauf le Vietnam, toute l’Amérique latine à l’exception de Cuba, du Nicaragua et de la Bolivie qui se sont abstenus (le Venezuela soutient la Russie mais il était absent au monde du vote), et même l’Afghanistan des talibans, qui a de la mémoire. Seuls l’Érythrée, la Corée du Nord, la Syrie et le Belarus ont voté contre, avec la Russie.  Les 35 autres pays présents se sont abstenus. Leurs positions doivent être analysée au cas par cas, car elles vont d’un soutien tacite (le Mali et la Centre-Afrique sous influence russe exemple), à la réticence de pays qui réprouvent l’aventurisme de Poutine et les risques que l’État-voyou russe fait peser sur l’ordre mondial. C’est le cas du géant chinois et, dans une moindre mesure, de l’Inde. Surtout, comme je le soutiens dans mon article précédent, la Russie n’a ni le rayonnement idéologique, ni les moyens économiques et démographiques nécesssaires au rétablissement d’un empire. La première semaine de l’invasion a montré non seulement la force de la résistance de l’Ukraine, mais aussi les faiblesses de l’armée russe, qui est réalité toujours l’armée délabrée de l’URSS finissante (ce qui n’entrave pas complètement hélas sa capacité de nuisance).

Mais d’un autre côté, Poutine croit à son rêve et il est décidé à le poursuivre y compris par les armes : « C’est ici que commence la deuxième dimension de la nouvelle ère qui s’annonce [la disparition de l’UE et de l’OTAN et la vassalisation de l’Europe continentale] (…) Les dégâts dus à l’escalade de la confrontation seront bilatéraux, mais la Russie y est moralement et géopolitiquement préparée, quand une aggravation de l’opposition entraînera pour l’Occident des coûts importants, dont les principaux ne seront pas forcément économiques. » Que ces menaces se traduisent par une agression militaire ou non, elles créent de facto une situation qu’on peut qualifier de belligérance hybride entre l’Occident et la Russie.

Que peuvent, que doivent faire les Occidentaux ? Ils doivent être prêts à être entraînés dans la guerre sans l’avoir voulu et à préparer des formes de ripostes de moyenne intensité, qui ne peuvent pas être l’engagement direct à un niveau égal à celui des forces russes, mais qui ne pourront pas non plus se limiter aux sanctions si dures soient-elles et à la livraison d’armes. Au demeurant, la livraison d’armes, de plus en plus difficile et périlleuse, implique déjà un haut risque d’implication de militaires de pays de l’OTAN en Ukraine. D’autres sont plus compétents que moi pour envisager ces mesures de guerre hybride de moyenne intensité et leur implication juridique et militaire. Il faut espérer que nos États et nos armées les préparent activement.