L’impossible équation italienne edit

5 octobre 2018

Les Italiens ne se rendent pas service en accroissant sensiblement leur déficit, en suscitant l’inquiétude des marchés, en prenant le risque d’alourdir le coût de leur endettement pour distribuer des revenus que l’économie ne génère pas, pour remettre en cause la réforme des retraites et pour différer une hausse programmée de la TVA. Une stratégie d’investissement conséquente pour rénover le système productif, remettre d’aplomb des infrastructures décrépies aurait au moins eu le mérite d’élever la croissance potentielle, rendant plus difficile pour Bruxelles de sanctionner un déficit aggravé. Mais en même temps il est absurde comme le demande Bruxelles de coller au programme de convergence de Matteo Renzi. Si l’on veut nourrir tous les procès en illégitimité démocratique de « Bruxelles » on ne s’y prendrait pas autrement. La vraie question qui se pose est de savoir si la crise pointe ou si l’affrontement n’est pas surjoué, s’il ne s’agit pas d’un théâtre d’ombres, Italiens et Européens sachant jusqu’où il ne faut pas aller trop loin.

Après avoir proclamé sur tous les tons son hostilité à Bruxelles fauteur d’austérité et même de ponts qui s’effondrent, mis un terme à la tradition de recueil des naufragés en mer et interpellé l’Europe pour qu’elle prenne ses responsabilités, après avoir construit un axe populiste avec les Autrichiens, les Bavarois et les Hongrois, défié Emmanuel Macron, provoqué l’Allemagne sur la dette puis juré la main sur le cœur qu’il n’a jamais eu l’intention de défier l’UE et ses règles budgétaires et encore moins quitter l’euro, Salvini nargue à nouveau les marchés aux côtés de son compère DiMaio.

Avant d’essayer de déchiffrer la stratégie des uns et des autres, rappelons les données.

Le gouvernement Italien vient d’annoncer que pour financer un train de réformes comportant le revenu universel promis aux populations défavorisées du Sud, la flat tax promise aux petits entrepreneurs du Nord et une pension de retraite plus généreuse, il décidait de réviser à la hausse pour les prochaines années les perspectives de déficit (2,4% en 2019 2,2 en 2020 et 2 en 2021 contre 1,7 en 2018 et une prévision initiale de déficit pour 2019 et au-delà de 0,8% !). Pour Rome un tel choix n’aggrave pas la situation des finances publiques dès lors que la croissance prévue (1,6 en 2019 puis 1,7%) est au rendez vous. Une telle orientation a immédiatement suscité l’ire des marchés et de Bruxelles, rappelant à Rome qu’on ne pouvait s’affranchir impunément des engagements pris, augmenter le déficit structurel et prendre le risque de franchir la barre des 3% quand la croissance est atone (1% en S1 2018 et 1,1% en 2019 selon la Commission).

Un retour sur la chronologie permet de mieux comprendre ce qui se joue.

Le budget: un rapport de forces politique

L’arrivée au pouvoir des populistes a d’emblée soulevé un double problème. Comment concilier les positions opposées des deux partis en matière de dépenses publiques, l’un plaidant pour la baisse d’impôts et l’autre pour une augmentation des dépenses de redistribution avec des effets évidents sur les déficits et la dette. Comment concilier le discours europhobe de l’un avec le soutien du patronat exportateur du Nord, le risque de redénomination ayant un double effet sur l’accès à la liquidité pour le système bancaire mais aussi sur les conditions de refinancement de la dette et l’accès au marché ? Comment combiner désignation de Bruxelles comme bouc émissaire et nécessité de faire appel à son aide ?

La solution trouvée avec l’arrivée de Giovanni Tria aux Finances à la place du sulfureux Savonna a un moment éloigné la menace d’une confrontation avec Bruxelles. Pour Salvini, ce recul et cette victoire symbolique du président Mattarella devaient être immédiatement effacés, la violence du discours et des pratiques anti-migrants auront été la réponse, mise en scène avec Emmanuel Macron dans le combat entre progressistes et nationalistes. Mais Salvini a continué à jouer avec le feu en ne renonçant en rien à son programme et en radicalisant le combat sur la question migratoire. Le refus de respecter les règles du droit international avec l’Aquarius, la dénonciation du travail des ONG et la paralysie progressive qui leur a été imposée, les propos incendiaires tenus sur les responsabilités de l’Europe, le conflit personnel cherché et trouvé avec Macron, l’axe italo-autrichien et le soutien apporté à Orban… tout a été fait par Salvini pour passer aux yeux des électeurs italiens pour le meilleur défenseur des frontières italiennes avec un succès notoire puisque si l’on en croit les sondages la Ligue serait passée dans les intentions de vote de 17 à 33% dépassant ainsi M5S.

L’avantage de cette stratégie est qu’elle n’était pas coûteuse en matière de dépenses publiques et qu’elle éloignait le risque de confrontation sur le respect des critères. Pour DiMaio le défi était dès lors majeur : comment contenir Salvini et éviter une débâcle à l’occasion d’élections anticipées. La réponse a été double : marquer symboliquement une rupture forte avec l’ère Renzi, réaffirmer tous les engagements de campagne de manière tonitruante… mais en les étalant dans le temps.

Un décret anti « jobs act » appelé « Décret dignité » a été pris qui revient sur les mesures de libéralisation du marché du travail de Renzi, il s’attaque à la précarité et renforce les protections contre le licenciement.

Après avoir martelé pendant des semaines que le revenu universel, la flat tax et la remise en cause de la réforme Monti des retraites seraient au cœur des arbitrages budgétaires, semant la panique à Bruxelles et sur les marchés, les nouvelles qui filtrent depuis quelques jours sur les perspectives budgétaires sont moins radicales. L’introduction du revenu universel serait très progressive et soumise à condition, elle ne représenterait au départ qu’un coût de 10 milliards d’euros, la flat tax serait moins radicale et ne coûterait que 10 milliards d’euros, la remise en cause de la réforme de la TVA et des retraites ne coûterait aussi que 5 à 7 milliards d’euros. Ces chiffres sont approximatifs et susceptibles d’être revus à la baisse quand la négociation s’engagera. Ces dépenses additionnelles ne devraient pas faire passer l’Italie au-dessus des 3% du PIB. Mais la lutte entre les deux vice-présidents commandait de survendre la fidélité au programme en menaçant au passage les technocrates du Trésor.

Contre l’UE, pour l’Euro

La stratégie de Salvini aura été remarquable : il était judicieux dans un premier temps de tenir un discours radical contre l’Europe érigée en bouc émissaire de tous les maux italiens. C’était le prix à payer pour prendre l’ascendant sur son partenaire de coalition et fédérer l’ensemble de la droite orpheline de Berlusconi. Mais le choix de la raison économique européenne est à éclipses, Salvini parsème ses discours de revendications insensées sur le financement direct de l’Italie par la BCE, il laisse dire qu’il pourrait y avoir une monnaie parallèle à l’Euro, il menace l’Eurosystème de ne pas honorer ses dettes.

À travers ses déclarations économiques et politiques, Salvini prend des risques celui de défier les marchés, d’entrer dans un conflit ouvert avec Bruxelles, d’inquiéter les épargnants italiens, et au total de rompre avec l’aile dynamique du patronat italien. D’où les replis tactiques qu’il s’impose périodiquement. Cette stratégie de la tension pouvait relever de trois lectures différentes. D’un côté les attaques convergentes contre l’Europe, l’Allemagne, la France pouvaient passer pour un moment d’affirmation de fierté nationale précédant des négociations classiques avec Bruxelles pour sortir de la trajectoire de réduction des déficits notifiée par le gouvernement précédent. Une autre lecture, un moment privilégiée par les marchés, était qu’avec les populistes si le pire n’était pas certain il était probable : les provocations de Salvini sur le remboursement de la dette pouvaient à tout moment se concrétiser en échappant à leurs auteurs enclenchant ainsi les effets redoutés d’un Italexit tant pour les Italiens que pour le reste de l’Europe. La troisième lecture que nous privilégions est essentiellement politique, la stratégie de la tension étant motivée par la conquête de l’hégémonie de la Ligue.

Le réveil de DiMaio avec le revenu universel et le bras de fer avec Tria après l’affirmation de Salvini montrent que si un équilibre doit être trouvé entre Européens et Italiens sur le budget, la gestion des migrants offre plus de libertés aux démagogues et semble plus payante en termes de sondages. Autant un discours anti-UE, anti-immigrés peut fédérer à droite et au delà, autant un discours anti-euro braque les acteurs économiques, les épargnants et plus généralement ceux qui refusent le saut dans le vide. Depuis quelques jours les marchés réagissent en temps réel aux déclarations de Rome. Dès lors une question se pose : qu’advient-il des engagements européens de l’Italie si la croissance n’est pas au rendez-vous ?

Euro et autonomie budgétaire

Après avoir défié Bruxelles en affirmant que la politique italienne se faisait à Rome. Di Maio l’a répété, le gouvernement ne reculera pas face aux marchés, il ne sera pas victime des spreads. Pour un pays dont la dette représente 132% du PIB, une dette dont la maturité moyenne est de 7 ans et le coût moyen aujourd’hui est de 2,8%, une hausse des taux serait mortelle. Rappelons qu’en 2011 le taux de l’obligation à 10 ans avait atteint 7% net, et qu’il était à 3,44% le 27 septembre dernier ! Plus redoutable que le pouvoir de sanction éventuelle de Bruxelles est la surveillance de fait de la politique budgétaire de Rome par les marchés.

Peut-on pour autant rester spectateurs ? Comment concilier désir légitime d’une nouvelle majorité d’infléchir le cours de la politique économique et engagements européens ? La réponse apportée à cette question dans nombre de travaux récents consiste à desserrer l’obligation de solidarité entre membres de l’Eurozone et pays revendiquant une plus grande autonomie budgétaire. La solution passe par l’organisation d’un régime de restructuration de dette en cas de problème de solvabilité et/ou d’un régime de répression financière qui d’une manière ou d’une autre dirige l’épargne italienne vers des emprunteurs italiens.

La question de la compétitivité

Le savant ballet entre Salvini et DiMaio pas plus que les postures vis-à-vis des marchés ne règlent les problèmes qui sont à la base de la crise actuelle et qui tiennent aux questions de compétitivité et de finances publiques, c’est-à-dire de modèle économique et social. L’attachement à l’euro a évité jusqu’ici les dérapages populistes. Mais la crise plonge ses racines dans les conditions mêmes d’entrée dans la zone euro et de gestion de la macroéconomie italienne depuis 20 ans. Depuis 2006 la croissance en Allemagne a été de 18%, de 9% en Espagne et de -3% en Italie. Le PIB par salarié a augmenté de 5% en Allemagne et diminué de 4,5% en Italie. Seule la France fait plus mal depuis 2006 en matière d’exportations nettes, avec 7 points de PIB d’écart favorable à l’Italie, laquelle subit quand même 7 points de PIB d’écart défavorable par rapport à l’Allemagne. (Source Candriam). L’explication est à chercher dans l’inflation des coûts salariaux industriels, supérieurs à ceux de l’Allemagne et équivalents à ceux de la France depuis 1999 (indice 100), dans la productivité (VA/Salarié) qui chute (France Espagne Allemagne autour de 150 contre 115 pour l’Italie) et donc dans des coûts salariaux unitaires qui s’envolent depuis l’entrée dans la zone euro.

Que conclure sur la séquence politique qui vient se clore avec la présentation de l’esquisse de budget 2019 ?

1. Chauffés à blanc par la stagnation économique, l’érosion du pouvoir d’achat et l’impuissance publique face à la vague migratoire, les Italiens ont confié aux populistes les clés du gouvernement et rien n’indique qu’ils feraient autrement aujourd’hui si l’opportunité leur était offerte.

2. La défiance à l’égard de l’UE et plus généralement l’euroscepticisme gagnent en popularité dans un pays membre du club des fondateurs et qui s’estime mal traité.

3. L’Euro à l’inverse gagne en adhésion et la seule perspective d’une éventuelle sortie a suscité un tollé, signe qu’il s’est installé durablement dans le paysage, mieux encore qu’il est perçu comme un garde-fou contre les dérives économiques des populistes.

4. Les réformes structurelles que plaident les europhiles pour consolider la participation à l’Euro restent ainsi suspendues.

Le problème posé à l’Italie reste sans réponse : comment restaurer la compétitivité sans dévaluation ? Comment sortir de la non-croissance, de la panne des investissements et de l’érosion des parts de marché sans dévaluation interne ni externe ?

Salvini, qui est le véritable maître de ce gouvernement, sait qu’il n’a aucun intérêt à sortir de l’Euro, il sait par contre agiter le spectre de l’insolvabilité pour attendrir Bruxelles et Francfort. La reprise économique lui donne quelques marges de manœuvre pour aboutir à un compromis avec Bruxelles sans renier son programme. Mais dans un univers où les passions sont à fleur de peau, nul ne peut exclure des dérapages et des évolutions incontrôlés.