Le référendum, un instrument défectueux edit
La pratique du référendum tend à se développer en Europe. Cette tendance est justifiée par ses défenseurs au motif que le référendum serait la pratique démocratique par excellence. Les peuples n’ont-ils pas la légitimité la plus haute pour se prononcer directement sur les choix majeurs à opérer pour l’avenir de leur pays ? Sans remettre en cause ni la légitimité du vote populaire, ni même l’intérêt de la pratique référendaire dans certains cas, il est pourtant permis, au vu de l’expérience et notamment du récent référendum organisé en Grande-Bretagne, de rappeler les graves défauts inhérents à cette procédure qui, au cours de l’histoire de nos démocraties, ont été analysés à maintes reprises par les penseurs et la praticiens de la politique.
Le premier défaut de cette procédure est le caractère manichéen qui lui est consubstantiel. Les problèmes les plus importants posés à nos démocraties sont de plus en plus complexes, nécessitant à la fois pour les résoudre une connaissance précise de leurs différents aspects, notamment techniques, et une anticipation suffisante des effets possibles des choix effectués. Il est particulièrement délicat de transformer ces questions complexes en choix binaires à présenter aux citoyens. En outre, quand même un problème donné est susceptible de recevoir deux solutions opposées, il est parfois possible de lui trouver aussi une ou des solutions de compromis. De tels compromis peuvent être recherchés, en tout cas, ne fût-ce que pour s’assurer qu’aucun n’est envisageable. Or le référendum privilégie d’emblée la résolution des problèmes par affrontement et dispense les acteurs de l’effort requis par la recherche d’accommodements, alors même que ceux-ci seraient objectivement possibles.
Mais il y a plus grave. Dans un référendum, les termes du choix sont fixés dès le départ de la procédure. La délibération collective est limitée aux options préalablement déterminées. La discussion, l’échange des arguments, l’apport d’informations nouvelles ne peuvent pas faire émerger de solutions non envisagées par les initiateurs du référendum. Cette situation doit être comparée à celle qui prévaut dans la procédure parlementaire. Là, la délibération de l’assemblée peut, sauf exception, faire apparaître des options nouvelles par le jeu des amendements, soit lors du travail en commission, soit en séance plénière. Ajoutons que, dans un référendum, ceux qui formulent la question jouissent d’un pouvoir radicalement inégal au pouvoir de ceux qui la discutent puisque ceux-ci ne peuvent changer les termes fixés par ceux-là. Or il est connu que la formulation d’une question influence puissamment la réponse qui lui apportée. Le référendum étend, certes, à l’ensemble des citoyens la délibération collective, mais celle-ci est nécessairement moins approfondie que ne l’est une discussion d’assemblée. Il y a là un défaut majeur, si l’on considère, comme il est raisonnable, que la qualité de la délibération conditionne la qualité de la décision qui en résulte.
L’instauration des gouvernements représentatifs et la création des parlements ont eu précisément pour objet d’améliorer la qualité des décisions collectives par rapport à ce qu’elle pouvait être en régime de démocratie directe, grâce à des procédures de délibération soutenue et détaillée. Avant de demander éventuellement au peuple de se prononcer par oui ou par non, il faudrait s’assurer que les problèmes à résoudre aient été suffisamment étudiés pour que le choix binaire présenté aux citoyens soit le plus raisonné possible, que l’une et l’autre options présentées soient à la fois claires et simples et qu’elles portent sur des objets dont la complexité et la technicité ne soient pas telles qu’un citoyen ordinaire ne puisse les comprendre et se faire sur eux une opinion. Or, peu de questions importantes se prêtent à un choix manichéen. Dans la tradition républicaine, une telle procédure est généralement réservée à la ratification du pacte institutionnel. La procédure a été aussi utilisée d’une autre manière, il est vrai, mais dans la tradition plébiscitaire, afin d’établir ou de conforter le pouvoir du dirigeant suprême. Sur les sujets de grande importance, tels par exemple l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union européenne, l’un des défauts majeurs de cette procédure est, surtout si le vote du peuple se partage de manière presque égale entre le oui et le non, de dresser les deux camps l’un contre l’autre, et, si la campagne soulève de fortes passions, de diviser ce peuple au point où cette division deviendrait fracture avec les effets potentiellement dangereux qu’elle pourrait représenter pour l’avenir, pouvant aller jusqu’à remettre en cause la stabilité du système politique. De telles fractures peuvent être longues à réduire car il est plus dangereux d’opposer le peuple à lui-même que ses représentants les uns aux autres. Pour éviter que deux parties du peuple, presque égales en nombre, se dressent l’une contre l’autre à l’occasion d’un référendum, lorsqu’il s’agit de questions décisives pour l’avenir du pays, peut-être faudrait-il introduire le principe des majorités qualifiées, deux-tiers ou trois cinquièmes, afin que le choix apparaisse aux perdants comme le plus légitime et incontestable possible. La majorité qualifiée présente des inconvénients, certes : elle est biaisée en faveur du statu quo, puisqu’il faut la moitié des voix plus une pour faire adopter la mesure proposée, alors qu’il suffit d’une minorité de blocage (1/3 ou 2/5 des voix plus une) pour la faire rejeter et maintenir ainsi l’état de choses antérieur. Mais la majorité qualifiée assure, du moins, qu’une mesure ne soit adoptée que si elle fait l’objet d’une approbation large et incontestable.
Le second défaut majeur de cette procédure est le caractère irréversible ou difficilement réversible du choix effectué. Un vote parlementaire peut aisément être inversé par un autre. Il va de soi, dans une démocratie représentative, que ce qu’une majorité a fait, une autre puisse le défaire. Par ailleurs, les élections s’y tiennent de manière récurrente et réglée, fournissant à chaque fois la possibilité d’un changement de majorité et donc d’une révision ou d’une abolition de ce qu’avait fait la majorité précédente. Rien de tel avec un vote référendaire. Il est très difficile, voire impossible, de consulter à nouveau les citoyens sur un même sujet. En théorie, il est certes possible de convoquer un second référendum pour reconsidérer, et éventuellement abolir, le résultat d’un référendum antérieur. Mais cette possibilité n’est ni automatique ni réglée. Il faut donc encore choisir quels référendums répéter et lesquels ne pas répéter. Ce choix fait peser une charge considérable sur l’initiateur potentiel d’un second référendum. Choisir de répéter certains référendums, mais pas d’autres, exposerait l’initiateur au reproche de substituer son autorité à celle du peuple et de subvertir ainsi la nature du régime. C’est là un risque que les acteurs sont très rarement, voire jamais, disposés à courir.
Or le caractère irréversible du référendum présente de sérieux inconvénients. Il interdit tout d’abord la correction des erreurs. Les citoyens ordinaires sont, comme tous les êtres humains, faillibles. Il n’y a aucune raison de penser que l’agrégation de décisions individuelles élimine la possibilité d’erreur. L’histoire en fournit de multiples illustrations. Une décision qui a priori paraissait bonne, quelque critère que l’on utilise (sa conformité à l’intérêt général, sa justice ou son efficacité) peut, à l’expérience, s’avérer mauvaise. Parce qu’elle est irréversible, la décision référendaire ne permet pas l’apprentissage par l’expérience. Elle prive l’action publique des avantages de la méthode par essais et erreurs. En outre, il arrive que, sous l’impulsion du moment, des acteurs prennent une décision qu’ils regrettent ensuite, après mûre réflexion. La procédure parlementaire tente de remédier à ce problème par le dispositif de la seconde lecture, soit qu’une loi ne soit adoptée qu’après deux (ou plusieurs) examens par la même assemblée, soit que l’adoption requière le passage devant deux chambres. Le référendum, au contraire, prive la décision publique des avantages de la seconde lecture. Enfin, les référendums sont particulièrement exposés au risque suivant. L’expérience montre que nombre de citoyens votent dans un référendum pour des raisons étrangères à la question posée (pour exprimer un mécontentement à l’égard du gouvernement en place, par exemple) et ne se préoccupent vraiment de cette question qu’une fois les résultats connus. C’est là, semble-t-il, une des sources du phénomène assez répandu du regret post-référendaire. Le référendum tel qu’il est en général pratiqué n’offre aucun recours dans de telles situations. Un vote indicatif préalable, tel qu’il est employé dans de petites instances, pourrait peut-être remédier en partie à ce défaut.
Le caractère irréversible du référendum emporte encore une autre conséquence indésirable : les perdants d’aujourd’hui ne peuvent pas espérer être les gagnants de demain. Dans la démocratie représentative, le parti qui a perdu une élection sait qu’il aura, dans l’avenir, une autre chance de livrer son combat et peut-être de l’emporter. Comme l’ont montré plusieurs analystes, cette espérance de victoires futures possibles est un puissant facteur d’acceptation des défaites. Le parti défait peut, sous certaines conditions, calculer qu’il est plus avantageux pour sa cause de se plier aujourd’hui à une volonté contraire que de contester sa défaite ou de se rebeller. Aucune condition ne permet à ce mécanisme stabilisateur de jouer dans le cas d’un référendum, puisque le combat d’aujourd’hui ne sera, selon toute vraisemblance, pas répété. Dans le cas où les votes sont géographiquement concentrés, cela peut mener à la sécession.
Le troisième défaut, bien connu, de cette procédure est lié aux difficultés à formuler clairement et honnêtement la question soumise aux électeurs. La question doit être simple et renvoyer à un choix clair, non biaisé, et pouvant avoir pour l’électeur une signification relativement précise. Peut-être faudrait-il se prémunir contre l’éventualité de formulations critiquables en soumettant le contrôle de la rédaction des questions posées à une autorité telle, en France, que le Conseil constitutionnel. Le récent référendum britannique devrait par ailleurs conduire à faire voter les citoyens sur une proposition positive, décrivant une action complète et un état de choses soutenable, non pas sur une action inachevée, laissant en blanc ce qui devrait la suivre pour aboutir à une situation réelle et tenable.
Le quatrième défaut, bien connu des spécialistes, est lié à pluralité des significations que l’électeur peut donner à son vote. Il faut rappeler que celui-ci répond rarement à la question posée, soit parce qu’il ne la comprend pas, soit parce qu’il la réinterprète dans le sens de ses propres préoccupations soit enfin parce qu’il utilise son vote pour exprimer un sentiment général, sa colère, sa condamnation des gouvernants, son mal-être général, sans se prononcer sur la question précise posée. Les référendums français de 1992 (Traité de Maastricht) et 2005 (Traité constitutionnel européen) ont vu par exemple les électeurs voter largement en fonction de la couleur politique du pouvoir en place, les électeurs de gauche votant plus que ceux de droite en faveur du oui en 1992 et moins qu’eux en 2005. Plus le référendum concerne une question générale qui ne renvoie pas à quelque chose de concret et de connu pour l’électeur et plus ce dernier est susceptible de ne pas répondre à la question posée. Ce danger est d’autant plus grand si les partisans de l’une ou l’autre option, ainsi que la presse qui leur est dévouée, diffusent une propagande mensongère qui peut tromper les électeurs et les amener à se décider à partir d’informations fausses ou déformées comme ce fut le cas pour les partisans du Brexit. Dans la mesure où il paraît bien difficile d’empêcher de telles actions chez les responsables politiques, cette remarque milite également pour limiter les referendums sur des sujets dont une grande partie des citoyens n’ont pas une maîtrise suffisante. Du côté des acteurs politiques, nous ne pouvons que les sommer de ne pas utiliser la procédure du référendum pour régler leurs problèmes politiques internes et de ne pas demander aux citoyens de résoudre des problèmes qu’eux-mêmes sont incapables de résoudre.
Pour toutes ces raisons, le référendum est une procédure dangereuse. Les grandes démocraties seraient mal avisées d’en faire un instrument ordinaire de gouvernement. Cela ne signifie pas que le recours au référendum doive être systématiquement rejeté. Il y a des cas où certains de ses avantages, en particulier la légitimité supérieure qu’il confère, pèsent plus lourd que ses défauts. Cela est vrai pour l’adoption des constitutions. Mais ces cas sont rares et l’usage du référendum doit demeurer exceptionnel.
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