La Chine effraie-t-elle ses voisins du sud ? edit
Lors du Sixième Sommet est-asiatique qui s’est tenu à Bali le 19 novembre, le Premier ministre chinois, Wen Jiabao, a été la cible de nombreuses critiques de la part des dix chefs d’État membres de l’Association des Nations du Sud-Est asiatique (ASEAN), à la fois pour les revendications territoriales chinoises et pour les dernières provocations en mer de Chine du sud. Soutenus par les États-Unis ainsi que l’Inde, l’Australie et le Japon, les pays de l’ASEAN ont insisté pour que se tiennent des négociations multilatérales sur ces questions, alors que les Chinois sont restés fermes sur le principe des solutions bilatérales, dans lesquelles ils ont un avantage asymétrique.
Certes, il y a une méfiance envers les intentions chinoises, une méfiance exacerbée par plusieurs démonstrations de force des Chinois en mer de Chine du sud et par les déclarations belliqueuses des journaux proches du Parti communiste, comme le Global Times. Vu du sud, le régime chinois semble vouloir sacrifier une décennie passée à démontrer sa volonté de bon voisinage en Asie du Sud, pour apaiser les faucons de l’Armée populaire de libération et les hyper-nationalistes de la blogosphère. En réponse, l’annonce très médiatisée du président Obama, lors de sa première visite officielle à Canberra le 16 novembre, selon laquelle 2500 Marines seraient stationnés à Darwin, au nord de l’Australie, a été interprétée comme un retour à la stratégie de confinement du temps de la Guerre froide.
La modestie du contingent américain ne doit pas faire oublier que c’est la première fois que les États-Unis envoient de nouvelles troupes en Asie de l’Est et dans le Pacifique depuis la fin de la guerre du Vietnam. Cela fait suite à un autre développement significatif, les exercices de la septième flotte américaine et de la marine vietnamienne au début 2011.
Le sommet est-asiatique n’était que l’une des trois réunions de novembre 2011, trois sommets qui ont vu la configuration symbolique d’un nouvel ordre mondial. La réunion de Bali a été précédée par le G20 à Cannes (3 et 4 novembre) et par le Sommet annuel de l’APEC à Honolulu (12 et 13 novembre). Au G20, dont les observateurs ont considéré qu’il a été détourné de son sujet par la crise dans la zone euro, les Européens se sont vu en quelque sorte réprimander par Obama et son homologue chinois, Hu Jintao, qui leur ont demandé de résoudre leurs propres problèmes.
De l’autre côté du globe, un Sommet de l’APEC, plutôt optimiste, a vu des négociations pour un partenariat Trans-Pacifique, une zone de libre échange intégrant, outre les États-Unis, l’Australie, Brunei, le Chili, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et, surtout, comme annoncé le 11 Novembre, le Japon. Le message véhiculé par le rôle central d’Obama dans les deux sommets, c’est que les États-Unis sont de retour et resteront une puissance dans la région Asie-Pacifique. Cela étant, la déclaration de la secrétaire d’État Hilary Clinton dans Foreign policy (novembre 2011), selon laquelle le XXIe siècle est le siècle du Pacifique pour l’Amérique, n’est guère surprenante. Il y a un peu plus d’un siècle le président Theodore Roosevelt avait fait une déclaration similaire et, en effet, depuis l’extension de la frontière en Californie au début du XIXe siècle, suivie par l’ouverture forcée du commerce avec le Japon et l’annexion des Philippines en 1898, les États-Unis ont toujours vécu avec deux fenêtres sur le monde, l’une vers l’Atlantique et l’autre vers le Pacifique. À l’évidence, ce qui a fondamentalement changé avec la transformation accélérée par la crise financière mondiale actuelle, c’est l’ensemble du contexte international, avec un décentrement du pouvoir économique (et politique) vers une Asie de plus en plus stimulée par l’accession de la Chine au statut de puissance mondiale. Si elle peut être un choc pour l’Occident, cette configuration nouvelle représente pour le régime chinois un simple retour à la situation d’avant 1850, interrompue par 150 années d’humiliation par l’Occident.
Vue d’Europe, une compétition pour la suprématie en Asie et dans le Pacifique a commencé entre les États-Unis et la Chine, qui fera nécessairement des gagnants et des perdants. Vu de l’intérieur en Asie et en Australasie, la question est plutôt de savoir comment bénéficier d’une telle compétition. Les affaires internationales, en Asie et en Australasie, ont des antécédents historiques. On pourrait citer le mot du roi de Thaïlande, Mongkuk, évoquant au milieu du XIXe siècle la nécessité de nager « entre le crocodile (l’Empire français en Indochine) et la baleine » (l’Empire britannique en Birmanie et dans la péninsule malaise), afin d’assurer, avec succès, l’indépendance du Siam. Après la déclaration d’indépendance de l’Indonésie, en 1948, son vice-président, Mohammad Hatta, a énoncé une politique de menayung antara karang dua (ramer entre deux récifs), afin de s’assurer que les nations archipélagiques non-alignées ne seraient pas un objet de conflit international. Le plus important, cependant, est l’acceptation généralisée des fondements sécuritaires du modèle d’industrialisation et d’exportation élaboré et appliqué au Japon à partir des années 1950, avant de devenir l’une des clés de tout le miracle économique asiatique. Du point de vue géopolitique, un tel modèle comprend trois éléments. Premièrement, il implique des dépenses de défense minimum, mais suffisantes, afin de concentrer les ressources dans le développement économique. Deuxièmement, il s’agit de sous-traiter la sécurité à une puissance hégémonique, les États-Unis, dont le modèle économique exige au contraire le maintien d’un puissant complexe militaro-industriel, comme l’avait dit le président Eisenhower. Troisièmement, elle implique une différenciation claire entre les partenaires capables de promouvoir la croissance et le développement - et donc la sécurité économique - et ceux qui ont une capacité à fournir un parapluie de défense.
À partir des années 1960 les États-Unis et l’Europe ont été capables de fournir les marchés et les investissements directs étrangers pour assurer à l’Asie du Sud et à l’Australasie croissance économique et développement. Aujourd’hui que la Chine a retrouvé sa prééminence économique, les dirigeants politiques ont ostensiblement opéré un déplacement stratégique vers une position de « suiveurs » du nouveau leader. Cependant, cette position est assortie de nuance : en écho aux relations tributaires et féodales qui prévalaient avant l’intrusion occidentale en Asie au milieu du XIXe siècle, elle offre un maximum d’autonomie aux Etats apparemment vassalisés. Dans ces pays, les investissements directs étrangers en provenance du Japon, d’Europe et des Etats-Unis continuent à l’emporter, et de loin, sur ceux qui viennent de Chine. Par ailleurs les liens économiques avec la Chine ne suppriment pas les tensions dans une foule de domaines, des revendications territoriales et de la concurrence pour les ressources en mer de Chine du Sud, mentionnées ci-dessus, à la concurrence plus négligée mais plus potentiellement déstabilisante, sur les eaux du Mékong. Dans ce contexte, la nécessité d’une garantie de sécurité du gendarme du Pacifique, les États-Unis, devient encore plus sensible.
Ainsi, favorisée en cela par les considérations stratégiques des suiveurs sur leur propre intérêt national, la montée de la Chine a suscité le retour des Etats-Unis et leur réaffirmation comme acteur majeur de la sécurité en Asie et le Pacifique. Elle leur a également permis de développer une stratégie « soft », implicite, avec un réengagement de l’Asie et de l’Australasie dans des projets zone de libre échange Asie-Pacifique encore virtuelle, qui serait dirigée par les Américain. Cette stratégie offre un espace politique et économique pour le réengagement européen en Asie du Sud : il vaut mieux ramer entre trois récifs qu’entre deux.
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