Maroc-Israël: pour une analyse constructiviste-réaliste edit

4 février 2021

Le Maroc vient de réussir un coup diplomatique : la normalisation des relations avec Israël et, simultanément, la reconnaissance par les États-Unis du Sahara marocain. Il a conforté sa position en Afrique et ravivé son alliance historique avec Washington. Cette réussite a donné lieu à des commentaires peu amènes affirmant le caractère non-démocratique de la décision, le mécontentement d’une partie de la population marocaine, l’abandon de la Palestine et le ralliement du Maroc à une coalition mêlant les États-Unis, l’Égypte et les États du Golfe, sorte de Sainte-Alliance des États conservateurs. C’est ainsi que l’analyse développée par Thierry Desrues dans Le Monde défend les trois premiers points, de même que celle d’Omar Brousky dans Orient XXI. L’entretien accordé par Pierre Vermeren au Monde esquisse un pas dans le sens du dernier point en évoquant « les alliances de la Guerre froide ». On retrouve ces quatre points exprimés par d’autres commentateurs avec des variantes. Il y a deux façons de les considérer : comme des prises de positions ou des analyses. S’il s’agit de prises de positions, au sens de l’expression d’une préférence ou d’une détestation inconditionnelle, il n’y a pas grand-chose à en dire. Chacun peut chérir des illusions. En revanche, s’il s’agit d’analyses, elles entretiennent des relations obliques avec la réalité.

La politique étrangère du Maroc est guidée par des intérêts nationaux définis notamment en termes d’identité de rôle et de sécurité

S’il est une chose partagée, c’est que les États conduisent des politiques conformes à leurs intérêts nationaux. Le plus souvent, lorsqu’ils s’en écartent, c’est que des considérations de politique intérieure surdéterminent la politique extérieure ou qu’une posture idéologique est préférée à un positionnement réaliste. Il n’en découle généralement rien de bon. Au titre de la surdétermination de la politique extérieure par la politique intérieure, on citera la politique migratoire de la plupart des État européens et de l’Union européenne, motivée principalement par des enjeux électoraux liés aux partis d’extrême droite, et qui nuit à la réputation et, partant, aux intérêts des États qui s’y livrent ainsi que, globalement, à ceux de l’Europe.

Quel est l’intérêt national du Maroc : la reconnaissance de ses frontières au sud par une puissance internationale ou le maintien d’un statut quo, assez superficiel du reste, avec Israël, en raison d’un conflit dont il n’est pas directement partie ? Préférer la deuxième possibilité serait irrationnel. Il reste donc à se demander au nom de quelles raisons le Maroc devrait conduire une politique irrationnelle, laquelle, par ailleurs, ne profiterait pas davantage à la cause palestinienne. Ici, les contempteurs de la position marocaine ont tendance à mettre en porte-à-faux les artisans de cette politique et la population.

C’est ce que fait, par exemple, Thierry Desrues en indiquant que « le Maroc de Mohammed VI se met à dos une partie de l’opinion publique ». Pour soutenir son point de vue, il s’appuie sur quelques déclarations de coalitions associatives de gauche et d’organisations islamistes conservatrices. Il oublie, ou ignore, que ces organisations ne sont pas représentatives de tous les défenseurs des droits humains. Il en est de même des organisations islamistes conservatrices ayant critiqué la normalisation : elles ne parlent pas unanimement pour cette tendance, ni pour l’ensemble du Parti Justice et Développement (le parti du Chef du Gouvernement) et encore moins pour les électeurs de celui-ci. L’auteur de l’article cite l’organisation salafiste Justice et Bienfaisance comme partie significative de la liste des protestataires. Comment l’opinion d’un acteur représentant une tendance marginalisée au Maroc et combattue en Europe devient-elle soudain digne d’être prise en compte pour critiquer un choix diplomatique marocain, en tant que représentative de l’opinion publique du pays ? L’auteur aurait-il pris en compte de la même manière l’opinion des lefebvristes pour invalider un choix diplomatique du Gouvernement français ? On peut en douter. Le salafisme deviendrait-il l’arbitre de la légitimité des politiques marocaines ?

De fait, les acteurs et les collectifs qui ont critiqué la normalisation des relations entre le Maroc et Israël ne représentent aucune majorité cohérente. Ils confondent l’idéologie sioniste, la religion hébraïque et l’Etat d’Israël, et assimilent tout citoyen israélien à un ennemi : c’est en soi une posture ignorant une partie de l’histoire et la diversité culturelle et politique d’un peuple ainsi que la diversité culturelle et politique du Maroc. Surtout, les tenants de cette posture ne considèrent pas l’opportunité diplomatique de jouer justement un rôle actif et positif dans la médiation du conflit en faveur des droits des Palestiniens. Par ailleurs, la normalisation des relations avec Israël n’est pas une attaque contre la Palestine, les Palestiniens et leur juste revendication d’un Etat souverain, sinon il faudrait admettre que tous les Etats qui entretiennent des relations diplomatiques avec Israël ne souhaitent pas voir émerger une Palestine souveraine, ce qui n’est pas le cas. Le propre de la diplomatie, c’est, d’abord, de maintenir des relations normales dans les situations de désaccord, parce que la résolution des désaccords implique un consensus réciproque sur la respectabilité des parties qui s’opposent.

Mais, indépendamment de cette question de simple bon sens diplomatique, il faut considérer la position du Maroc pour ce qu’elle est en premier : un positionnement géopolitique réaliste, prenant en compte la distance du Proche-Orient – et donc la géopolitique « Monde arabe » -, et privilégiant, en conséquence, l’Afrique. L’axe diplomatique dominant du règne de Mohammed VI est, en effet, la réinscription du Maroc dans son continent comme un acteur majeur. Cette diplomatie a remporté d’évidents succès dont a témoigné le retour du Maroc au sein de l’Union africaine. Les deux autres axes diplomatiques notables sont les relations avec l’Union européenne (dont la France) et les relations avec des puissances alternatives à l’Europe : la Russie, la Chine et, bien sûr, les Etats-Unis. La scène diplomatique marocaine n’est tout simplement pas la scène orientale. On voit donc mal comment le pays pourrait subir une défaite morale, ainsi que l’affirme Thierry Desrue, sur une question où il n’a aucun enjeu politique substantiel.

Ce qui revient à poser la question de pourquoi le Maroc serait plus concerné par la Palestine que, par exemple, l’Allemagne ou l’Australie ? La France reconnait Israël et ne reconnait pas la Palestine, mais aucun des auteurs cités dans notre article ne semble s’être adonné avec autant d’assurance à la critique de la politique étrangère de Paris.  A priori, la violation du droit international concerne, à un même titre, tous les sujets de ce droit. Pour s’émouvoir spécifiquement de la position du Maroc, il faut lui imposer une identité de rôle qui n’est pas la sienne, en le définissant strictement du point de vue du « Monde arabe » ou du « Monde arabo-musulman », et en considérant cette identité d’un point de vue largement idéologique. On voit ainsi réapparaître le fantôme d’une illusion coûteuse, celui de l’unité arabe, sur les mécomptes de laquelle il est inutile de revenir, tout particulièrement en ce qui concerne la Palestine. Rappelons que l’Égypte et la Jordanie ont, depuis longtemps, reconnu Israël et que les Émirats Arabes Unis, Bahreïn et le Soudan ont normalisé leurs relations avec cet État en 2020.

La stabilité des choix de reconnaissance collective du Maroc prime sur les postures idéologiques

Du reste, le débat n’est pas là. Le Maroc – sans renier la part de la culture et de langue arabe – a largement pris soin de redéfinir son identité, de la relocaliser et de l’universaliser ainsi qu’en témoigne le préambule de la Constitution de 2011. Pour définir son identité il évoque, outre la composante arabo-islamique, les composantes amazighes et saharo-hassanie, c’est-à-dire des composantes africaines ; il évoque, ensuite, les « affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen ». Cette déclaration ne doit pas être traitée comme un artifice. Elle est à l’œuvre dans des politiques publiques concrètes, à la fois diplomatiques et culturelles. L’attachement à l’affluent hébraïque est constant dans le discours des autorités marocaines ainsi que le positionnement inclusif par rapport aux Marocains juifs, dont la majorité ne réside plus au Maroc mais en Israël. Cette communauté est estimée à près de huit cent mille personnes et constitue la troisième diaspora marocaine à l’étranger, après la France et l’Espagne. Il faut ajouter à ce chiffre les descendants de deuxième ou troisième génération, dont le Royaume peut désormais se rapprocher plus facilement. On a toujours tort de considérer les actes symboliques, les déclarations, les commémorations et les rappels historiques comme des jeux d’apparence. Ils fabriquent des proximités et des communautés réelles. La culture hébraïque continue d’être promue par les Marocains musulmans comme partie intégrante de leur patrimoine vivant. Au plan politique, le rappel constant de l’attitude de Mohammed V par rapport à ses sujets juifs durant la Seconde guerre mondiale exprime une position substantielle qui n’est pas nécessairement partagée dans le « Monde arabe » et constitue donc une singularité continue du Maroc.

Si la normalisation avec Israël apparait comme une rupture, il convient de rappeler que les relations diplomatiques entre les deux pays, bien que discrètes, sont anciennes et caractérisées par une coopération continue sur des enjeux sécuritaires, économiques et technologiques. A propos des deux derniers aspects, on citera l’exemple de l’agriculture, enjeu majeur pour ces deux pays en situation de stress hydrique, et vis-à-vis duquel les entreprises israéliennes ont développé des solutions qu’elles cherchent à exporter. Dans le même ordre d’idée, on soulignera que le positionnement du Maroc par rapport aux États-Unis est ancien. Les grands moments en sont connus : la reconnaissance précoce de la jeune république par le Sultan Sidi Mohammed Ben Abdallah en 1786, la tardive reconnaissance par les États-Unis du protectorat (1917) et, bien sûr, la rencontre d’Anfa entre Mohammed V et Roosevelt (1943). Certes, ces moments ne disent pas tout de l’histoire d’une relation, mais ils indiquent ce qui en émerge et qui est mobilisé parce que faisant spontanément sens.

En additionnant ces considérations, il devrait être évident que la normalisation des relations avec Israël à l’intérieur d’un cadre initié par les Etats-Unis s’inscrit dans un positionnement largement antérieur du Maroc ainsi que dans son choix affirmé, sous le règne actuel, d’un recentrage africain. Vue depuis cette perspective, la politique étrangère du Maroc ne saurait être surdéterminée, ainsi que le suggère Pierre Vermeren dans Le Monde, par les alliances nouées durant la Guerre froide. C’est d’abord de son histoire propre que le Maroc tire sa politique actuelle.

La centralité régalienne comme vecteur de cohérence de la politique étrangère

Thierry Desrues, toujours dans Le Monde, rappelle que la normalisation est une initiative royale pour suggérer qu’elle a été imposée au parti du chef du gouvernement et qu’elle ne respecte pas le fonctionnement parlementaire qui serait normalement attendu. Omar Brousky, dans Orient XXI, développe l’idée d’une « décision solitaire du roi ». Evitons de tomber dans le piège d’une lecture de la normalité des choix diplomatiques spécialement conçue afin de stigmatiser un pays. Tout étudiant suivant un cursus de relations internationales sait que les choix diplomatiques impliquent des décisions restreintes concentrées sur l’exécutif, et ce d’autant plus que leur succès dépend de la rapidité d’exécution ou de la confidentialité des préparatifs. C’est vrai dans les démocraties libérales, dans les démocraties illibérales et dans les régimes autoritaires, car ce qui est en jeu n’est pas d’abord la nature du régime mais la nature de l’activité. On ne négocie pas dans les talk-shows, par débats parlementaires interposés et encore moins en recourant aux sondages et aux référendums, surtout lorsqu’il s’agit d’enjeux sensibles. Des commentateurs professionnels et des universitaires ne peuvent l’ignorer. Pourquoi le Maroc serait-il astreint à être différent ?

Poussant le thème de la « décision solitaire » dans sa conséquence logique, qui est d’être une décision ne pouvant que prendre l’opinion à revers, Pierre Vermeren déclare, toujours dans Le Monde : « Le climat répressif, accentué par la crise du Covid-19, rend difficile l’expression d’un mécontentement… ». On peut présumer qu’il sous-entend que la crise sanitaire a entrainé un accroissement des mesures de police. Le Maroc, comme la plupart des Etats du monde a dû restreindre certaines libertés afin de lutter contre la Covid-19, mais des mesures sanitaires peuvent-elles être assimilées à des mesures répressives, considérant la charge sémantique inhérente à ce terme ? Il y aurait, cependant, une explication bien simple à l’absence de manifestations d’importance : les Marocains sont satisfaits de la reconnaissance par les États-Unis de la marocanité du Sahara. Pourquoi manifesteraient-ils contre un succès ?

Conclusion: le modèle de la poubelle

Il existe dans l’analyse des politiques publiques un modèle qu’on appelle le « Modèle de la poubelle[1] ». L’idée générale est qu’on applique souvent des solutions toutes faites à des problèmes nouveau, solution en réserve dans ladite poubelle et donc non conçues sur la base d’une analyse préalable des faits émergents. Il semble que l’analyse du Maroc dispose de ses propres poubelles d’idées toutes faites, puisqu’on continue inlassablement à décrire tout ce qui s’y passe sur la base de ce qu’on croyait savoir du pays durant les années soixante-dix et quatre-vingt. En gros, tout est expliqué par la décision régalienne d’un seul en porte-à-faux avec les attentes de la société, ce qui impliquerait un régime de répression presque inchangé depuis les « Années de plomb ». C’est tout simplement faux. Ce Maroc-là n’existe pas. Sans doute y a-t-il toujours des choses à réutiliser dans les poubelles, mais la majorité de ce qui s’y trouve est, comme on devrait s’en douter, bon à jeter.

 

[1] Michael D. CohenJames G. MarchJohan P. Olsen, « A Garbage Can Model of Organizational Choice », Administrative Science Quarterly, vol. 17, n°1, 1972