Angela Merkel, un métier et des convictions edit

2 juin 2020

L’arrêt (5 mai 2020) du deuxième Sénat de la Cour constitutionnelle allemande relatif au programme d’achats de titres publics sur les marchés PSPP de la Banque centrale européenne (BCE) a constitué une véritable bombe dans toute l’Europe. De leur côté, le communiqué de la BCE suite à la réunion des gouverneurs et celui de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) sont parfaitement apaisés. Il n’en est pas de même pour le communiqué de la Commission européenne, surtout dans sa version anglaise, qui rappelle que le droit européen se décide à Luxembourg et pas ailleurs, évoquant l’hypothèse d’une procédure en manquement (art 258 TFUE), dont deux précédents visaient la France avec le Conseil d’État (4 octobre 2018) et l’Italie (24 novembre 2011). Ce qui est complètement nouveau en l’espèce, est qu’une juridiction nationale prenne l’initiative d’une question préjudicielle à la CJUE et décide de ne pas tenir compte de la réponse !

Cette réaction de la Commission a constitué une autre bombe en Allemagne. Pour la deuxième fois dans l’histoire, la titulaire de la présidence de la Commission est de nationalité allemande et elle se propose de traduire son pays devant la justice européenne !

Dans Les Échos du 12 mai, Lars Feld, président du Conseil des experts économiques (Sachverständigenrat), laisse entendre que la prochaine cible de la Cour pourrait être le Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP) même si dans le communiqué accompagnant la publication de la décision de la Cour, celle-ci avait pris soin de préciser que le programme n’était pas visé par une décision élaborée avant l’arrivée de la crise sanitaire. Selon Lars Feld, le jugement de Karlsruhe crée néanmoins un précédent qui va obliger la BCE à repenser son action.

Ce jugement ravit les europhobes français qui en déduisent la fin prochaine de la monnaie unique et, au-delà, de l’Union européenne (Benhesa, 2020). Eric Zemmour exulte, Philippe Simmonot dans Le Monde du 13 mai affirme que l’Allemagne se serait mieux portée si elle était restée fidèle au Deutschmark. De son côté pour Sébastien Cochard (candidat aux élections législatives sous l’étiquette RN), « l’arrêt de Karlsruhe devrait ainsi prendre une place dans l’histoire, à l’instar de la chute du mur de Berlin » et de démontrer comment l’Allemagne était la grande bénéficiaire de la monnaie commune (Atlantico du 13 mai).

En Allemagne, l’AfD, le FDP et la CSU soutiennent l’interprétation de la Cour, cependant il est abusif de désigner la décision de Karlsruhe comme celle de « l’Allemagne ». C’est ignorer l’avalanche de critiques en Allemagne même, venant de juristes, d’économistes et de politologues. Des qualificatifs peu flatteurs fusent dans les revues, les blogs et les articles de presse. On peut citer l’article du professeur Franz C. Mayer, bien connu en France, qui se demande si le juge nous mène sur le chemin de la loi de la jungle (Mayer, 2020), de son côté Jacques Ziller, professeur de droit européen à Paris et à Pavie, décortique avec minutie l’arrêt de la Cour et démontre son inconsistance (Ziller, 2020).

Au Bundestag, la chancelière Angela Merkel a déplacé laudateurs comme détracteurs, dans un environnement totalement nouveau, provoquant une surprise certaine. Comme observateur politique, nous voudrions expliquer son ouverture en rappelant les circonstances, par nature disparates, dont la conjonction explique sa prise de position.

Le cadre politique en cette période de déconfinement

A partir du 1er juillet, l’Allemagne va présider pendant six mois le Conseil de l’Union européenne. Elle ne peut pas se permettre d’aborder cette fonction si laes instances politiques et judiciaires nationales affichent des positions antagonistes sur la monnaie commune et l’avenir même de l’Union européenne. Comme l’explique Daniela Schwarzer, l’Allemagne ne peut se comporter comme un honnête courtier des dispositions des traités mais doit jouer un rôle à la hauteur de son importance économique et des difficultés de l’heure. (Schwarzer, 2020)

Il est impensable pour l’Allemagne de mettre en difficulté une Commission présidée par une compatriote ayant exercé pendant 15 ans une fonction ministérielle à Berlin. Inversement, alors que la présidente de la Commission est accusée périodiquement d’être trop proche du gouvernement dont elle était membre, une absence de réaction forte aurait renforcé ces accusations.

Si pendant la durée de la présidence allemande, le plan de relance préparé par la Commission était très largement amputé par l’interdiction faite à la Bundesbank d’y participer, l’effet sur l’image de l’Allemagne et l’avenir de l’UE serait dévastateur. Il faut donc rendre « la récidive » impossible.

Enfin sur le plan économique, la décision de la Cour est plus que contestable, ainsi un économiste suggère à la Bundesbank de donner quelques explications complémentaires à la Cour dans le délai de trois mois demandé par elle, à la Cour de s’en déclarer satisfaite afin de pouvoir faire marche arrière sans perdre la face. (Schmieding, 2020)

Sur le plan interne, la chancelière suit bien entendu de très près la compétition entre les candidats à sa succession. Friedrich Merz en perte de vitesse, a choisi d’afficher son soutien à la position de la Cour en flattant les électeurs-épargnants remontés contre la politique de taux d’intérêt quasi nuls de la BCE. Dans le même temps, il s’exprime contre la supériorité du droit européen sur le droit national, petit clin d’œil à l’électorat AfD.

Les autres candidats sont dans une position opposée : Armin Laschet grand bénéficiaire de la crise, soutient l’option européenne et ceci est encore plus vrai pour Norbert Röttgen dont les chances sont cependant jugées ténues.

Globalement la majorité des parlementaires CDU/CSU est critique de la position de la Cour, de même que des ministres ou des partenaires de la coalition comme le vice-chancelier, ministre des Finances, Olaf Scholz qui a jugé les initiatives de la BCE conformes à la Constitution. Gunther Krichbaum, président de la Commission des Affaires européennes au Bundestag, a organisé une consultation parmi les professeurs de droit public qui ont conclu que la Cour avait outrepassé ses compétences. C’est à une appréciation du même style que sont arrivés les économistes conseillers du gouvernement.

Le plus lucide s’avère, comme souvent, Wolfgang Schäuble pour lequel la décision de la Cour était à la fois inévitable et dommageable. Dans une interview à la Frankfurter allgemeine Zeitung (15 mai) il déclare que les appréciations au sein de la coalition majoritaire restent voisines et qu’il faut respecter la décision de la Cour sans remettre en cause l’indépendance de la BCE et de la Bundesbank… exercice acrobatique.  

Mais il y a le problème bavarois. A la tête de la Bavière, Markus Söder a mené une politique unanimement saluée pendant la crise sanitaire, sa popularité est très grande mais jamais un membre de la CSU n’a réussi à occuper la chancellerie. Dès le 5 mai, à Munich on a salué la décision de Karlsruhe. L’ancien président de la CSU, Edmund Stoiber, a mis en garde Ursula von der Leyen contre toute initiative visant son pays. Albert Füracker, ministre des Finances de la Bavière s’est réjoui de la claque magistrale infligée à la CJUE en affirmant que la CJUE et la BCE ne pouvaient pas passer outre les dispositions constitutionnelles. Il n’a pas cependant précisé si cette exigence s’étendait aux dispositions constitutionnelles des 26 autres membres de l’UE.

Le président du groupe CSU au Parlement de Bavière, Alexander Dobrindt, a affirmé que la décision était un signal d’avertissement aux institutions de l’UE pour qu’elles respectent les traités européens donc les limites de leurs pouvoirs. « L’UE est une association d’États, pas un État fédéral. Ce sont les États membres, et non les institutions européennes, qui décident du transfert des compétences ».

Mais voilà qui nous renvoie à la Cour. Le professeur de droit Andreas Vosskuhle préside la Cour depuis 2010 et a quitté l’institution, son mandat terminé, le lendemain du rendu de l’arrêt qu’il défend par des articles dans la presse. Plusieurs décisions antérieures montrent qu’on peut le ranger dans le camp des eurosceptiques et on lui prête des ambitions politiques. Son successeur Stephan Harbarth (ancien député CDU), vice-président du premier Sénat de la Cour, a été désigné par le Bundesrat et il est remplacé en tant que membre par Astrid Wallrabenstein, candidate des Verts finalement soutenue par le SPD. Quant au rapporteur de la décision, Peter Huber, il n’apprécie guère les qualificatifs d’incompétent et d’irresponsable que lui adressent notamment ses collègues juristes et universitaires, d’Allemagne et d’ailleurs. D’une manière tout à fait inhabituelle pour un magistrat, il se multiplie dans les médias pour réitérer son interprétation et en fustiger les contestataires. Il ne faut pas oublier que, né à Munich, il est membre de la CSU, ancien ministre de l’intérieur de la Thuringe, avant sa désignation comme magistrat constitutionnel.

Il y avait donc une panoplie de justifications de politique extérieure et de politique intérieure pour qu’Angela Merkel adoptât une position ferme, claire, voire inespérée, à même de répondre à la « polycrise » qui frappe son pays et l’Europe, tout en répondant enfin aux propositions du président français. C’est ce qu’elle a fait, dans une large mesure, lors de la séance de questions orales au Bundestag le mercredi 13 mai, en répondant au député SPD Christian Petry.

Un renversement

S’inspirant du principe du judo qui utilise la force de l’adversaire pour le combattre, elle s’appuie sur la décision de la Cour pour justifier plus d’intégration européenne. Elle cite explicitement Jacques Delors pour lequel l’union monétaire constituait un cheminement vers l’union politique. Elle affirme même, ce qui est très nouveau en Allemagne, que la modification des traités ne doit pas être considérée comme un tabou.

On pense alors immédiatement à l’article 282 § 2 TFUE stipulant que l’objectif principal de la BCE est « de maintenir la stabilité des prix ». On peut y adjoindre la croissance et l’emploi pour que les critiques, pas toutes infondées, sur la proportionnalité entre les milliers de milliards d’euros déployés par la BCE et quelques décimales du taux d’inflation, deviennent caduques. Comme de tels objectifs ne peuvent être confiés à un autorité extérieure indépendante, il faudrait y adjoindre une autorité politique répondant devant un parlement limité aux élus des pays ayant l’euro comme monnaie. On retrouve ainsi globalement le projet d’Emmanuel Macron auquel l’Allemagne n’avait répondu, et de manière négative, que par la voix d’Annegret Kramp Karrenbauer.

Dans le même temps, une telle politique débouche sur la réconciliation européenne entre le Nord et le Sud pour apporter une réponse partagée à la crise économique qui va suivre la crise sanitaire.

Quant au plan intérieur, Angela Merkel tonifie sa coalition et éclaircit probablement le problème de sa succession.

L’accord qui a suivi entre la Chancelière Merkel et le Président français portant sur un emprunt communautaire à long terme reposant sur le budget commun, prolonge cette déclaration. Il est frappant de voir dans la presse allemande la fréquence du terme « moment hamiltonien » utilisé également par Elsa Conesa (Conesa, 2020). Il est trop tôt pour savoir comment se terminera la confrontation entre le projet d’inspiration fédéraliste et l’opposition des « quatre radins » mais un grand pas a été franchi. La Commission européenne a dans son plan repris cet accord qui va être négocié entre les 27. La presse britannique (The Economist, The Financial Times…) a observé que si le Brexit n’avait pas eu lieu, le Royaume-Uni aurait rendu impossible un accord de solidarité budgétaire.

Il y a quelques années, un feuilleton télévisé représentait le monde politique au moyen d’un bestiaire imaginatif et querelleur. Le chef de l’État français était incarné par un batracien espiègle répétant à l’envi « la politique c’est un métier ». Angela Merkel vient de nous démontrer que la politique est effectivement un métier, un métier au service de quelques convictions.

Benhesa, Ghislain, « Le crépuscule de l'Union européenne », Valeurs actuelles, mai 2020.

Conesa, Elsa, «Ce que les pères fondateurs américains ont à nous dire sur les coronabonds,» Les Echos, mai 2020.

Mayer, Franz, «Auf dem Weg zur Richterfaustrecht?», Verfassungsblog on matter constitutional, 7 mai 2020.

Schmieding, Holger, «Der Irrtum der Richter», Frankfurter allgemeine Zeitung, mai 2020.

Schwarzer, Daniela, «Testing times», Berlin Policy Journal, 28 avril 2020.

Ziller, Jacques, «L’insoutenable pesanteur du juge constitutionnel allemand», Blog Droit Européen, 7 Mai 2020.