Michel Rocard et le Rwanda edit
L’engagement de la France au Rwanda de 1990 à 1993 s’est défini par un soutien sans faille à un régime raciste, corrompu et violent qui se transformera en un implacable pouvoir génocidaire responsable de l’extermination des Tutsi en 1994. Ces faits n’interrogent pas seulement les institutions de la République mais aussi le Parti socialiste, dont les dirigeants occupaient les plus hautes fonctions d’Etat. La position singulière de Michel Rocard, écarté des décisions avant de s’investir sur le sujet et de prendre des positions très fermes, permet de mieux lire ce qui apparaît aujourd’hui comme une ligne de faille déjà ancienne au sein du socialisme français.
Premier ministre jusqu’en 1991, Michel Rocard était tenu par ses fonctions à en connaître des affaires françaises au Rwanda. Mais il fut exclu de toute décision dans cette politique à la fois militaire, diplomatique et africaine. L’engagement français au Rwanda est une décision des responsables de l’Elysée, le Président de la République entouré de son état-major particulier et de la cellule africaine, et de certains échelons des Armées et de la diplomatie.
Après sa démission contrainte le 15 mai 1991, Michel Rocard reste silencieux sur le sujet. Il ne prend véritablement la mesure de l’affaire rwandaise que début 1993, à la suite d’échanges avec Jean Carbonare, président de la Fédération internationale des droits de l’homme qui publie cette année-là un rapport alarmant pour le sort de la minorité Tutsi et la dérive raciste du régime hutu. Rocard sollicite alors Marisol Touraine, son ancienne conseillère à Matignon, qui lui remet le 15 mars 1993 une note prenant le contre-pied de la ligne officielle : elle renverse l’affirmation selon laquelle cette politique ne serait pas une politique personnelle du Président ni celle de l’Elysée, et qu’elle s’appuierait sur des bases solides dont les promesses de démocratisation du régime d’Habyarimana.
D’avoir été marginalisé sur la politique rwandaise lorsqu’il était à Matignon explique peut-être l’attention et l’investissement croissants de Michel Rocard dans les années qui suivent, particulièrement en 1997 et 1998. Son action croise aussi un intérêt accru pour l’avenir du continent africain[1].
Jean Carbonare a rejoint le Rwanda après le génocide afin d’aider le nouveau régime à faire face aux conséquences de la catastrophe. Fin août 1997, il facilite grandement l’organisation d’une mission de Rocard en tant que président de la commission du Développement et de la Coopération du Parlement européen. De ce voyage, Michel Rocard ramène un rapport, rédigé en moins d’un mois avec l’aide de son compagnon de mission Michel Levallois. Ce document se révèle d’une acuité peu commune, comme l’expose l’intention de l’auteur : « Le but que je me suis proposé en le rédigeant a été de rappeler que le génocide rwandais n'est pas un épisode de l'histoire africaine mais qu'il est un drame de l'histoire universelle, de montrer que les démons qui l'ont rendu possible ne sont pas exorcisés, de plaider pour qu'il reçoive un traitement moral, politique, et financier spécifique, en particulier de la part de la France et de l'Union européenne. »
Rocard adresse son rapport à quelques dizaines de personnalités politiques, notamment des membres du gouvernement Jospin et le Premier ministre lui-même. Il espère probablement que l’un de ces envois atteigne un grand journal du soir, comme quand le 18 avril 1959 Le Monde, citant un rapport du jeune haut fonctionnaire, avait titré : « Un rapport révèle la situation souvent tragique du million d’Algériens ‘’regroupés’’[2] ».
Mais la mission et le rapport officiel passent inaperçus. L’Evénement du jeudi lui réserve certes trois pages dues au journaliste Jean-François Dupaquier. L’AFP y consacre deux dépêches, Marchés tropicaux une brève. Mais l’écho reste très faible. Peut-être l’analyse suscite-t-elle une relance du procès antitutsi comme celle du journaliste Stephen Smith, cité dans un éditorial du Nouvel Observateur, pour qui les rescapés alliés au FPR se seraient ligués afin de commettre des massacres et ériger « leur dictature dans l’ombre portée du génocide… »
Rocard a tiré de sa mission un second « rapport Rocard », une note confidentielle au gouvernement français. Celle-ci est resté inédite jusqu’à aujourd’hui. Le document se trouve dans le fonds privé Michel Rocard, dans l’attente d’une autorisation de le reproduire à usage public. Cette échéance ne devrait pas tarder, et réservera son lot de surprises.
Mais cette note ne donne lieu, à notre connaissance, à aucune réaction des destinataires ni à aucune communication publique. Sans les recherches de l’historien Pierre-Emmanuel Guigo[3] dans les archives Rocard, le document aurait pu demeurer invisible pour de très longues années. C’est aussi le cas de la déclaration que Rocard prépare pour son audition du 30 juin 1998 devant la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda (MIP). Paul Quilès, qui la préside, ne l’autorise à lire que la première page (sur dix-huit). Le texte est remis à la MIP, comme le signale le compte rendu de l’audition. Mais il ne sera pas inclus dans le volumineux volume annexe de documents qui accompagne son rapport.
Est-ce pour ne pas révéler ce type de documents, témoignant d’une critique de la politique rwandaise de la France par l’un de ses premiers responsables qui est aussi une figure de la gauche démocratique, que l’accès au fonds Quilès a été refusé à la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi , que j’ai eu l’honneur de présider ? La question mérite d’être posée.
Dans le cadre du mandat de recherche que m’a confié l’association MichelRocard.org, j’ai retrouvé le texte de cette « Déposition Rwanda ». Rocard souhaite, comme à son habitude, n’éluder aucune question. Et l’engagement français en Rwanda en pose de nombreuses : « Jusqu’à quand exactement la France a-t-elle militairement aidé le régime devenu monstrueux d’Habyarimana et de son éphémère successeur ? L’opération Turquoise est incontestablement un grand succès de logique militaire et d’obéissance parfaite aux ordres de l’autorité politique. Je crois nos officiers et nos troupes hors de tout reproche. Mais à quelles difficultés internationales doit-on qu’elle se soit déployée si tard ? Son objectif principal était de protéger là où on le pouvait les Tutsis en train de se faire massacrer, ou les Hutus que l’on croyait menacés d’un contre massacre par le FPR vainqueur à dominante Tutsie ? Il a en effet pris Kigali le 4 juillet 1994. Se doutait-on qu’au-delà de l’arrêt de tout massacre dans la zone Turquoise, l’opération permettrait à des dizaines de milliers de tueurs des FAR et des milices d’Habyarimana de s’échapper vers le Zaïre voisin ? Dire le fait, dire le droit, et dire la morale au milieu de tout cet enchevêtrement d’atrocités ne vous sera pas facile. C’est pourtant absolument nécessaire, et je suis de ceux qui se félicitent de ce que vous l’ayez entrepris, à l’image du Parlement belge qui comme vous le savez a précédé le français dans cette voie. »
Au terme de la longue mais nécessaire étude publiée par l’association Michel Rocard, deux interrogation finales émergent.
L’affaire rwandaise ne fait-elle pas rejouer ce clivage central chez les socialistes, celui de la guerre d’Algérie (et au-delà, de la colonisation) qui révèle une opposition originelle Rocard-Mitterrand ? Ce clivage n’amène-t-il pas à s’interroger sur la relation à l’engagement éthique et à la critique de l’histoire ?
Car ce n’est pas seulement au face-à-face entre deux hommes que l’on assiste. Le Rapport de la Commission de recherche sur la France, le Rwanda et le génocide a révélé, documents à l’appui, l’opposition très ferme du ministre de la Défense Pierre Joxe et de son cabinet à la politique conduite par l’Elysée. Cette opposition ne résultait pas uniquement d’un problème d’institutions mettant la Défense hors-jeu dans ce dossier militaire. Joxe et François Nicoullaud, son directeur de cabinet, refusaient les pratiques d’Etat, au mieux irrégulières, au pire délétères, qu’entrainait cette situation institutionnelle. Près de dix ans plus tôt, Joxe s’était déjà affronté à l’Elysée, en témoigne un affrontement très vif avec Mitterrand demandant à son Premier ministre Pierre Mauroy, en septembre 1982, de défendre un projet de loi en faveur de l’amnistie des généraux putschistes. Joxe, aidé d’Alain Richard et de Jean-Pierre Worms, s’y était opposé, en vain.
La détermination avec laquelle, chez les socialistes, furent menées contre Michel Rocard et les rocardiens des entreprises de marginalisation ne résulterait-elle pas des positions critiques formulées sur la politique que Mitterrand décida et appliqua au Rwanda ? Cette hypothèse à ma connaissance n’a jamais été avancée. Si elle n’explique pas tout, elle met en lumière une différence de fond entre les deux hommes d’Etat au regard de la pensée sur l’histoire et du devoir de vérité. Il me semble légitime de s’interroger sur cette donnée historique que mettent en mouvement l’anticolonialisme d’une partie de la gauche et l’adhésion maintenue au projet colonial de l’autre partie de la gauche.
Compte tenu des positions que Rocard Premier ministre (1988-1991), puis premier secrétaire du Parti socialiste (1993-1994) enfin député européen (1994-2009) a défendues sur des événements impliquant pour une large part des responsables socialistes à commencer par le président Mitterrand, il est légitime d’élargir la réflexion sur Michel Rocard et le Rwanda à la question plus générale de la gauche devant l’histoire, de ses déchirements et de ses fidélités[4]. L’histoire des engagements de Michel Rocard nous y invite. Son opposition à la politique française au Rwanda et son refus des représailles que la France exerça sur ce pays dès le sommet franco-africain de Biarritz rappellent une précédente prise de position solennelle, cette fois contre la guerre d’Algérie et la part que les socialistes, dans le parti comme au gouvernement, prenaient à ce conflit colonial.
Dans ses analyses de la France au Rwanda et à travers les conclusions qu’il retient de cette politique, Michel Rocard retrouve des attitudes qui étaient les siennes face à la guerre d’Algérie et tout au long de son itinéraire socialiste, aussi bien le « parler vrai » et le courage d’agir que l’exigence du fond. Celle-ci se traduisait pour lui par l’élaboration de savoirs et la poursuite d’enquêtes. Se découvre aussi une relation critique à l’histoire et au socialisme, impliquant que le second se refuse à tout dogmatisme sur la première et fasse primer des valeurs morales, la liberté, la justice, la vérité, dans l’action.
La manière dont l’engagement de Michel Rocard dans la question rwandaise a disparu de la connaissance publique et de la mémoire d’un parti interroge. Eveil de la conscience et réhabilitation présente se conjuguent aujourd’hui.
Un dossier plus documenté est consacré à cette question sur le site MichelRocard.org.
[1] Cf. son essai Pour une autre Afrique, Flammarion,2001.
[2] Cette révélation avait amené la communauté internationale à s’intéresser aux « événements » d’Algérie. Le 14 juillet 1959, la France était mise en cause à l’ONU.
[3] Pierre-Emmanuel Guigo est l’auteur de Michel Rocard (Perrin, 2020).
[4] Cf. Vincent Duclert, La Gauche devant l’histoire. A la reconquête d’une conscience politique, Paris, Le Seuil, 2009.
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