La Turquie rejoindra-t-elle l’Organisation de la Coopération de Shanghai? edit

4 octobre 2018

Au milieu de l’été, en pleine crise entre Washington et Ankara, la tentation turque de rejoindre l’Organisation de la Coopération de Shanghai (OCS), groupe construit autour de la Chine et de la Russie pour répondre à des enjeux sécuritaires, a refait surface. Sommes-nous à la veille d’un basculement stratégique?

Les dessous d’une tentation revendiquée

Le 11 août dernier, le président turc Recep Tayyip Erdogan a exprimé dans le New York Times ses doutes sur le partenariat entre son pays et les États-Unis, exprimant clairement qu’il entrevoyait la possibilité de partenariats alternatifs avec d’autres pays. Cette prise de position est probablement l’une des conséquences du coup d’État manqué du 15 juillet 2016 en Turquie, qui ne manque pas de connaître des répliques : la reprise en main complète de l’appareil d’État (une série de purges ayant conduit à limoger plus de 150 000 fonctionnaires) ainsi que la chasse aux gülenistes, accusés d’avoir contribué au coup d’État. Les gülenistes sont poursuivis jusqu’en Moldavie, où sept enseignants ont été expulsés fin septembre 2018, sur le modèle des expulsés du Kosovo de mars 2018. Sans nul doute, ce développement interne ne manque pas d’influencer les orientations géopolitiques de la Turquie, les dirigeants ayant fait part de leurs motivations de se rapprocher de nouvelles structures, comme les BRICS ou l’Organisation de la Coopération de Shanghai – une demande déjà émise il y a quelques années.

Aussi, la problématique de l’élargissement n’est pas l’apanage unique de l’Union européenne ou de l’OTAN : les nouvelles institutions ont connu également ce type de défis. Les BRIC sont devenus BRICS suite à l’intégration de l’Afrique du Sud fin 2010, grâce à l’appui décisif du Brésil et de l’Inde. Quant à l’OCS, au moment où le Brexit frappait l’Europe fin juin 2016, elle a accueilli l’Inde et le Pakistan dans ses rangs au même moment, pour une entrée officielle en 2017. Si la Turquie entretient avec la Russie une relation énergétique forte, tandis que les Ouïghours comptent parmi les minorités turcophones de Chine, force est de constater que les deux États fondateurs craignent également d’ouvrir la porte à un nouveau concurrent géopolitique – tous les États centre-asiatiques étant turcophones à l’exception du Tadjikistan, persanophone. À ce stade, il semble que la candidature turque manque de soutien au sein de ces deux blocs pour pouvoir intégrer ces deux clubs, faute d’un lobbying efficace et de soupçons d’arrière-pensées.

Faut-il y voir une réelle tentation de la Turquie, c’est-à-dire un témoignage de sa volonté d’émancipation, ou un message envoyé à ses partenaires de l’OTAN, Américains comme Européens ?

La redéfinition des relations extérieures de la Turquie

La crise diplomatique turco-américaine actuelle est probablement la plus grave depuis celle apparue au sujet de l’intervention turque à Chypre en 1974. En cause notamment : l’émoi autour du sort du pasteur Andrew Brunson, accusé de terrorisme et d’espionnage. Ce dernier a été ouvertement soutenu par Donald Trump, au grand dam du président Erdogan. Depuis l’annonce par le président américain du doublement des tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium turcs, une sévère crise économique et financière a frappé ce pays, la livre ayant dévissé (chute de 16% par rapport au dollar le vendredi 10 août). De fait, les relations avec l’OTAN deviennent également plus compliquées, en dépit du fait que la Turquie accueille une base militaire américaine, hébergeant plusieurs bombes atomiques B6 sur son sol.

Outre le froid avec les États-Unis, la Turquie est à la fois acteur, témoin et voisin de la guerre civile syrienne. La situation sur le terrain a conduit à des convergences nouvelles entre la Russie, la Turquie et l’Iran, se traduisant par une implication dans le processus d’Astana, discussions de paix lancées après l’intervention militaire russe de 2015, ou encore la création d’une zone démilitarisée russo-turque dans la région d’Idlib à la mi-septembre 2018. Le fait que les États-Unis s’appuient sur les milices kurdes dans le conflit constitue également, du point de vue d’Ankara, un véritable casus belli.

Les relations avec l’Union européenne sont certes moins froides mais guère aisées non plus. Lors de son discours à l’occasion de la semaine des Ambassadeurs, Emmanuel Macron a insisté sur le fait que la candidature turque d’adhésion à l’UE n’est pas d’actualité. Peut-on réellement continuer la négociation « quand le projet chaque jour réaffirmé du président turc (…) est un projet panislamique régulièrement présenté comme antieuropéen, dont les mesures régulières vont plutôt à l’encontre de nos principes ? Résolument pas. » Pour autant, la position européenne sur l’Iran diffère des États-Unis, ce qui constitue une opportunité de rapprochement avantageux pour chaque partie à l’heure du refroidissement des relations turco-américaines et euro-américaines.

Comment, dès lors, une approche prospective permet-elle d’envisager le rapprochement entre la Turquie et l’OCS au cours des cinq prochaines années ?

Les scénarios d’un rapprochement entre la Turquie et l’OCS

L’évolution des relations entre la Turquie et l’OCS dépend de deux types de facteurs : l’un a trait au statut de la Turquie au sein de l’organisation (rejetée, intégrée, hybridée), l’autre aux évolutions de l’organisation elle-même (maintien de la spécialisation sécuritaire, diversification).

Un premier scénario, « bluff à l’OCS », part de l’idée que l’affichage d’un rapprochement avec l’OCS n’est qu’une manœuvre turque à destination du partenaire américain et des Européens. Dans ce cadre, l’évocation régulière d’un rapprochement avec l’Union économique eurasiatique, l’OCS ou les BRICS n’a qu’une fonction déclaratoire.

Une alternative, le scénario « arrimage à l’OCS » pourrait voir l’émergence d’une décision radicale du président turc, à savoir la sortie de la Turquie de l’OTAN et une réorientation vers l’OCS. Elle supposerait une décision d’expulser les soldats américains présents dans le pays, chose qui n’a pas été faite après le coup d’État. La présence américaine prévient ce type de scénario, sauf à ce qu’un rejet apparaisse nettement dans l’opinion publique.

Enfin, un autre scénario est celui de l’ « alliance hybride » : ni politique déclaratoire ni changement d’alliance, la Turquie sera amenée à envisager une politique multi-partenariale en fonction des enjeux et des moments. Elle jouera un rôle au sein de l’OTAN, de blocage interne – comme le Royaume-Uni au sein de l’UE – ce qui ne rend pas pour autant inéluctable sa sortie, tout en cherchant à tirer bénéfice de l’intégration économique eurasiatique.