La France a-t-elle encore intérêt à défendre la PAC? edit

27 mai 2019

Arrachée en 1966 par un coup de force du président de Gaulle après six mois de politique de la "chaise vide", la Politique agricole commune (PAC) de l'Union européenne a été défendue avec constance par tous les locataires successifs de l'Élysée. Même Emmanuel Macron, qui semblait au début de sa présidence ouvert à une "réforme en profondeur des politiques les plus anciennes" (dont la PAC), a fini par revenir à une position plus proche de "l'ancien monde" en demandant dans le prochain Cadre financier pluriannuel 2021-2027 le "maintien du budget de la PAC en euros courants au niveau du budget UE-27 pour la période 2014-2020" [1].

En apparence, notre pays a de bonnes raisons de plaider pour un budget important de la PAC, car depuis longtemps, la France en est le premier destinataire avec des transferts avoisinant actuellement 9 milliards d'euros par an. La PAC apporte aussi un soutien indirect à notre industrie agroalimentaire, qui se flatte d'être le "premier secteur industriel français" et l'un des rares à continuer d'enregistrer un excédent commercial.

On sait cependant que ces bons résultats profitent avant tout aux plus gros acteurs du secteur. Malgré le choix de la France d'appliquer l'un des systèmes les plus redistributifs d'Europe, 20% de nos bénéficiaires concentrent encore 54% des aides directes (82% en moyenne dans l'UE-28), tandis que sur le plan commercial, 63 % de la valeur ajoutée et 83 % des exportations sont selon l'INSEE le fait de "180 grandes entreprises ou de taille intermédiaire".

Le décalage entre perspective macro et perception individuelle est confirmé par le malaise de nombreux agriculteurs français. Même si l'UE n'en est pas la seule cause, beaucoup vivent mal leur dépendance aux subventions et leur incapacité à générer un revenu décent par le seul fruit de leur travail : sans les aides de la PAC, la moitié des exploitations seraient déficitaires.

Les producteurs voient aussi qu'ils perdent des parts de marché, y compris en France où ils sont de plus en plus concurrencés par d'autres agriculteurs européens (Allemands, Polonais...) ou extracommunautaires (Brésiliens, Ukrainiens...) pouvant être avantagés par certaines normes fiscales, sociales et environnementales déloyales du point de vue de la concurrence.

Enfin, les réponses des pouvoirs publics français et européens aux crises les plus récentes (lait, bovins, volaille...) ont pu conforter nos agriculteurs dans l'idée que les responsables politiques n'avaient aucun solution structurelle à proposer et se bornaient à multiplier les plans d'aide "exceptionnelle".

Tout en étant donc souvent critiques à l'égard de la PAC, et plus largement de l'UE, les agriculteurs y restent attachés, car compte tenu de l'absence de visibilité sur un modèle alternatif viable, de la durée des cycles d'investissement, de l'endettement, et parfois de la fidélité au domaine familial, l'option consistant à débrancher purement et simplement la perfusion serait fatale.

Est-ce à dire que la PAC se rapproche aujourd'hui davantage d'une politique sociale au demeurant mal calibrée que d'une véritable politique agricole ? Deux éléments tendent à confirmer cette thèse.

Premièrement, depuis le début des années 1990, la poursuite de l'objectif numéro 2 de la PAC inscrit à l'article 39 du traité sur le fonctionnement de l'UE ("assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l'agriculture") est de plus en plus déconnectée de la production et de la population agricoles, voire de l'agriculture tout court.

Au sommet de la pyramide des bénéficiaires d'aides directes, instrument qui représente plus de 70% du budget total de la PAC, on trouve ainsi un certain nombre de grands propriétaires terriens comme l'inventeur et milliardaire britannique James Dyson, la reine Élisabeth II, ou encore Khalid Abdullah, membre de la famille royale saoudienne. Moins connue, la holding Spearhead, qui a son siège social au Royaume-Uni, possède ou exploite 90 000 hectares de terre, principalement à l'est de l'UE, et perçoit plus de 10 millions d'euros par an en subventions de la PAC. Ajoutons que Spearhead est la propriété d'un fonds d'investissement américain, Paine & Partners, enregistré dans les îles Caïmans. Bien que les aides de la PAC ne soient probablement pas le seul facteur d'attractivité des terres européennes pour les investisseurs étrangers, il est difficile de nier qu'elles contribuent à renforcer la pression foncière et le phénomène d'accaparement des terres au détriment des exploitations familiales. Le plafonnement des subventions proposé par la Commission va dans le bon sens, à condition de ne pas fermer les yeux sur les montages de filiales et de prête-noms.

Dans le même temps, au bas de la pyramide, une proportion non négligeable de ménages ou d'entreprises obtient des paiements directs pour le simple fait de posséder des terres, sans conduire de production agricole marchande ou même d'activité d'entretien écologique. D'après l'économiste agricole Jerzy Wilkin, sur 1,3 million de foyers récipiendaires de subventions en Pologne, au moins 600 000 sont salariés à la ville et ne se déclarent agriculteurs que pour bénéficier d'un régime fiscal et social avantageux. Preuve de l'ampleur du problème, la Commission européenne souhaite à partir de 2020 réserver les aides au revenu de la PAC aux "agriculteurs véritables". L'avenir dira si les gouvernements qui se servent aujourd'hui du budget européen pour financer sans aucune finalité agricole un quasi RSA à leur clientèle électorale accepteront cette réforme.

Outre la question des bénéficiaires de subventions, la dimension sociale et redistributive de la PAC soulève des interrogations du côté des consommateurs. "Assurer des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs" est en effet le cinquième objectif de cette politique et il est régulièrement utilisé dans un raisonnement suivant lequel la PAC serait "rentable" pour les contribuables car sans elle, les dépenses alimentaires des ménages seraient bien plus lourdes.

Plus de cinquante ans après le démarrage de la PAC, il est incontestable que celle-ci a non seulement réussi à faire disparaître les pénuries physiques de denrées alimentaires, mais aussi à compresser la part moyenne des dépenses alimentaires de 35 à 20% dans le budget des Français. Pour autant, peut-on parler de prix plus "raisonnables" dans la mesure où les agriculteurs n'en tirent pas un revenu décent ? Les subventions de la PAC leur permettent de travailler à perte, ce qu'exploitent la grande distribution et les transformateurs pour s'approvisionner à moindre coût.

Dans les sondages, une large majorité de Français déclarent être prêts à dépenser plus à la fois pour avoir des produits locaux et/ou de meilleure qualité et pour "pour garantir un revenu correct aux agriculteurs". Ces euros supplémentaires rempliront-ils mieux leurs objectifs à travers le pot commun de la PAC, ou bien dans des relations assainies entre producteurs, transformateurs, distributeurs et consommateurs ?

Un retrait progressif des subventions de la PAC ne résoudra bien sûr pas tous les problèmes d'agriculteurs et de consommateurs pauvres, mais ceux-ci seraient mieux traités par une politique sociale assumée comme telle (et probablement nationale) que par une fausse politique agricole. De l'UE, les agriculteurs français doivent d'abord obtenir une harmonisation des normes fiscales, sociales et environnementales. Ils l'ont d'ailleurs bien compris, car selon une enquête Ipsos, "pour 80% d'entre eux, la taxation des importations de produits qui ne respectent pas les mêmes normes qualité et environnementales serait la mesure économique la plus susceptible de soutenir le développement de l’agriculture française" [2]. Les pouvoirs publics, eux, l'ont-ils compris ?

[1] Position de la France pour la négociation de la PAC 2020, décembre 2018.

[2] "États généraux : Comment remettre du beurre dans vos épinards ?", sondage Ipsos-Agriavis réalisé du 17 au 30 novembre 2017.