Syriza et l’UE après la première longue bataille: bilan des négociations edit

22 mai 2015

En Grèce, depuis les élections européennes de mai 2014, dans la perspective de la victoire de Syriza, tous les acteurs économiques, du plus petit ménage à la plus grande multinationale, s’étaient dans une large mesure figés dans l’inaction économique. Ce qui entraîna un effondrement artificiel des recettes fiscales, le gel des investissements de toute nature, la fuite de capitaux et l’annulation de la faible dynamique de croissance économique apparue avant le dernier trimestre de 2014.

Par conséquent, si Syriza s’était conformé, comme le demandaient en février le gouvernement allemand et ses alliés, aux procédures convenues – le – « respect des règles » –, la Troïka ou les « institutions » auraient formulé une évaluation particulièrement défavorable et extrêmement statique – évaluation dans une large mesure superficielle – de la situation économique et des comptes publics de la Grèce. Conséquence ? Le nouveau gouvernement de Syriza aurait été contraint de renoncer à appliquer non seulement la moindre partie de la politique économique promise avant les élections, mais même la politique de la coalition gouvernementale Nouvelle Démocratie (ND) – PASOK qui l’avait précédé. Quelle politique aurait-il menée s’il avait accepté la prolongation du programme antérieur, comme cela lui a été proposé ? Une politique encore plus restrictive que celle du gouvernement ND-PASOK, avec une dose d’austérité plus forte !

Les Allemands, dans cette première étape cruciale, ont proposé au gouvernement grec, tout juste, et triomphalement, élu, de se suicider politiquement. Des analyses comme celle de Bloomberg, qui estimait que l’Europe et la Grèce sont en guerre à propos de rien («Europe and Greece Are at War over Nothing»), ou, encore, le commentaire de Paul Krugman intitulé «Athenae Delenda Est», par ailleurs très bienveillant à l’égard de Syriza, ont sous-estimé – faute, à mon avis, d’avoir tenu compte des aspects techniques du fonctionnement du Mémorandum – le degré d’inflexibilité initiale des pays du noyau dur au sein de l’Eurogroupe. Syriza a rejeté l’offre. Il a parfaitement bien fait.

 

Syriza: les trois piliers d’un couloir de négociation pertinent

Le gouvernement grec a dans l’ensemble adopté  une orientation appropriée dans la négociation. Le pilier central de cette orientation stratégique porte un nom : la modération. Ce que demandait Syriza, en fin de compte, dès les premiers jours de février, c’était une transition, très progressive et très contrôlée, du régime de la Troïka et de l’austérité brutale vers une plus grande autonomie économique et une politique d’expansion raisonnée. Les objectifs de restructuration de la dette (mais aussi l’objectif d’une conférence internationale sur la dette) avaient été abandonnés, provisoirement ou tactiquement sans doute, pratiquement au moment même de l’ouverture officielle des négociations. Ainsi, après cinq années de forte récession, le virage politique proposé était extrêmement prudent. À l’aune de ses promesses préélectorales, Syriza n’aurait pu être plus modéré. Tout le reste n’est que du bavardage idéologique. Ou de l’ignorance.

Le deuxième pilier de l’orientation stratégique de Syriza fut la détermination. Un puissant élément d’accompagnement du pilier appelé "détermination", devenu particulièrement manifeste et actif lorsque les négociations entre la Grèce et les autres gouvernements de l’eurozone se sont enrayées, a été le fait d’entretenir le flou quant à l’objectif final. La formulation d’Euklides Tsakalotos, actuellement à la tête de l’équipe de négociateurs grecs, ne prête pas à mille interprétations : « Nous créons délibérément chez nos partenaires l’incertitude quant à nos intentions. Autrement, ce n’est pas de la négociation. La rupture ? C’est une éventualité ! » (TV Star, 27/3/2015). Modération + détermination + incertitude entretenue à l’égard de l’éventualité de rupture : tel est le triptyque organisateur dépeignant l’orientation stratégique du gouvernement grec.

En fait, c’est essentiellement la dimension de la «détermination» qui constitue la grande différence séparant ces négociations de celles du passé : dans le passé, et en particulier durant la période 2010-2012, c’était la partie européenne (surtout l’Allemagne) qui entretenait le flou quant à sa détermination à assumer la rupture. Généralement, avant le versement d’une tranche de prêt, le psychodrame autour de la question de savoir si la Grèce resterait ou non dans la zone euro était alimenté par d’incessantes déclarations d’officiels européens. Evidemment, aujourd’hui comme hier, la stratégie de l’incertitude fait le plus grand mal à l’économie grecque, en aggravant l’impact de la longue récession. Quoi qu’il en soit, sur le plan de la négociation à strictement parler, et indépendamment des effets économiques négatifs, les deux camps s’interrogent désormais pour savoir « jusqu’où » peut aller la partie « adverse ». Dans le passé, seule la partie grecque s’interrogeait, ce qui permettait à la Troïka de gérer unilatéralement la menace, la contrainte ou le chantage.

En réalité, le gouvernement grec actuel a dans une large mesure copié la stratégie allemande. Syriza a fait le choix inaccoutumé de payer ses partenaires européens dans la même monnaie, la leur. Ce choix ne manquait pas d’intelligence. Mais face à la « mémoire tactique » des institutions, face aussi à la puissance supérieure de l’autre partie, le déploiement de la tactique de Syriza manquait de profondeur (absence de construction par étapes et par paliers), de subtilité dans la mise en oeuvre et de coordination centrale.

Syriza: absence de préparation, graves erreurs de gestion

Si, donc, le couloir de négociation était le bon, le gouvernement grec ne s’en est pas moins montré mal préparé à gérer efficacement ce moment historique unique. Les négociateurs grecs ont incontestablement été desservis par l’absence d’expérience gouvernementale. Ce qui était prévisible. Cela ne permet pas pour autant d’élucider entièrement les faiblesses de Syriza. Deux autres facteurs expliquent le manque de professionnalisme : a) l’état-major économique du gouvernement n’était pas suffisamment préparé pour faire face à la bataille de la négociation. La nature du programme de Syriza, qui mêlait vision économique d’ensemble et objectifs chiffrés généraux, sans pourtant passer par la procédure intermédiaire cruciale de l’élaboration détaillée, en rendait toute la construction programmatique difficilement opérante dans un cadre qui fait, à tort ou à raison, du détail chiffré l’alpha et l’oméga de la sagesse économique ; b) l’état-major du gouvernement (cadres politiques et économistes compris) ne connaissait bien ni le mode de fonctionnement des institutions européennes ni la culture de certains grands pays européens. L’absence d’une expérience conséquente de la vie à l’étranger, dans le cas de certains cadres dirigeants (fait rare dans l’histoire de l’exécutif grec), et une culture étroitement anglo-saxonne, dans le cas de certains autres, ont créé – au cœur même du noyau gouvernemental central – un vide en matière de culture et de connaissances sur les questions européennes. La très naïve théorie préélectorale de Syriza au sujet d’une alliance des pays de l’Europe du sud, théorie qui a vite volé en éclats en raison de l’attitude de l’Espagne et du Portugal, et l’optimisme initial excessif quant au déroulement de la négociation résultaient d’un grave manque de compréhension du devenir, des subtilités et du rapport de forces européens. De même, la multiplication, pour des raisons de politique interne, des arènes de négociation (Groupe de Bruxelles, Groupe d’Athènes, Eurogroupe) – choix qui a involontairement multiplié les points de veto possibles – était liée au même manque de compréhension des mécanismes communautaires. Ce sont là des causes bien plus sérieuses que l’absence d’expérience gouvernementale.

En conséquence, l’équipe grecque a échoué à convertir une stratégie générale bien choisie en objectifs clairs, hiérarchisés et faciles à défendre – et pas seulement parce qu’elle parlait un langage idéologique et économique différent de celui des autres Européens. Les entretiens que j’ai eus avec des responsables gouvernementaux proches des négociateurs (à la fois grecs et européens) m’ont convaincu que les doutes sérieux sur l’impréparation de Syriza ont été magnifiés par les différentes grammaires idéologiques qui se sont manifestées au cours de la négociation. Cependant, les doutes en question étaient en grande partie fondés et justifiés. Par ailleurs, le remaniement par deux fois du groupe des négociateurs grecs ainsi que l’affaiblissement du rôle de Varoufakis en ont apporté la preuve.

Evaluation: Syriza, l’UE, le populisme

1. L’idée qui considère l’efficacité d’un négociateur directement proportionnelle à la capacité technocratique dont il dispose est simpliste. Au contraire, souvent, l’absence de compétence, de rationalité  et de connaissance constitue, aussi paradoxal que cela puisse paraître, un avantage dans une négociation, parce que comme l’a montré Thomas Schelling dans The Strategy of Conflict, elle introduit le doute chez la partie adverse et la désorganise. Paradoxalement donc  –plus précisément: pas paradoxalement du tout  – la combinaison de la détermination volontaire avec l’"amateurisme" involontaire du côté grec a renforcé temporairement, pour certains aspects, l’aptitude à la négociation, car elle a créé une incertitude critique quant à la volonté et la cible des négociateurs grecs.

2. Sur l’ensemble de la période de trois mois, pourtant, cet « amateurisme » (depuis trois semaines une amélioration de l’efficacité de l’équipe grecque a eu lieu du fait de l’adaptation graduelle au style communautaire et du remaniement interne de l’équipe) a créé l’image d’un manque de sérieux et sapé la confiance des interlocuteurs européens – et des alliés potentiels – de Syriza. Il a aussi fait reculer ce qui a été gagné au début, à savoir l’aura de Syriza dans l’opinion publique européenne et dans une partie des élites européennes, réduisant davantage sa capacité de construire des alliances solides, condition sine qua non de toute stratégie institutionnelle.

3. La marge de manoeuvre de Syriza était-elle d’avance très limitée, voire nulle ? De fait, la volonté d’éviter le phénomène de contagion politique que pourrait susciter la dynamique enclenchée par Syriza fut un facteur amenuisant drastiquement – et d’avance – la marge de manoeuvre de ce dernier. Néanmoins, comme l’écrit Nicolas Jabko dans son excellent livre sur l’UE, « lorsque les conditions sont favorables, une stratégie politique élaborée avec soin peut […] imposer sa dynamique au magma chaotique des intérêts, des idées et des institutions » (L’Europe par le marché. Histoire d’une stratégie improbable, Presses de Sciences Po, 2009, p. 270). Syriza manquait de stratégie économique « élaborée avec soin » et il n’a pas su générer les « conditions favorables » extra-institutionnelles pour maximiser l’impact de sa stratégie institutionnelle.  

4. Syriza devait-il s’engager davantage dans la confrontation ? A mon avis, si elle avait été bien préparée, la direction de Tsipras n’aurait pas dû craindre – pendant la première phase cruciale de février – une prolongation de la crise, c’est-à-dire un nouveau tour de conflit dans la perspective d’un accord global (l’absence d’accord général, perpétuant l’incertitude économique, fonctionne de fait comme une mesure à impact récessionniste redoutable). De toute façon, elle aurait pu ne pas signer l’accord du 20 février (au moins tant qu’elle n’avait pas obtenu de liquidités). Un Syriza bien préparé aurait pu être, dans ses moyens, non-conventionnel et plus agressif, étant donné qu’il était modéré dans ses objectifs. Néanmoins, le manque de préparation suffisante, la connaissance imparfaite des institutions européennes et surtout le manque de clés de négociation concrètes et faciles à communiquer, ont à l’avance ruiné une telle perspective.  

5. Syriza, qui se mouvait et se meut sur un fil de funambule, testant les limites de l’UE, mais également les limites de sa propre stratégie et identité, a subi une première défaite, en faisant des concessions très importantes par rapport à ses engagements préélectoraux. Le résultat à ce jour ne permet pas le moindre doute diagnostique sur ce point. La pertinence de ses trois axes de négociation et ses idées économiques novatrices ont été trahies par le désordre, la cacophonie et, parfois, les fanfaronnades de cadres et de ministres qui n’ont pas encore appris la primauté du travail en profondeur et de l’action radicale intelligente sur la radicalité discursive. Le passé protestataire et les stéréotypes idéologiques de cette gauche radicale traumatisée programmatiquement et déstabilisée intellectuellement par l’effondrement du communisme ont largement pesé sur les choix et le style d’aujourd’hui.

6. La longue négociation a montré que l’austérité expansionniste (expansionary austerity), selon le terme très pertinent de Paul Krugman, demeure le dogme de l’UE. C’est l’esprit maison, en quelque sorte la marque de notoriété de l’UE. Ceci en dépit du fait qu’une partie significative des élites européennes – mais également du gouvernement allemand qui est aujourd’hui, après sa première réaction outrancière,   plus modéré que ne le dit le mythe qui l’entoure – souhaite un assouplissement de la forte austérité du passé récent. Ce dogme a été en outre renforcé par les petits calculs partisans de certains gouvernements européens qui cherchent, pour des raisons internes, la défaite presque complète de Syriza.

7. L’incapacité des structures européennes « techniques » à innover quelque peu face à un phénomène nouveau comme celui de Syriza fut un fait marquant de la négociation. Ceci a été renforcé par le fait que les équipes techniques de l’UE changeaient sans cesse de casquette devenant tour à tour, au gré des sujets traités, partenaires puis créanciers et, encore, partenaires. L’UE, fondée, entre autres, sur la haute qualité de sa bureaucratie, est en train de se transformer en une machine largement prisonnière de ses propres automatismes.      

8. L’UE s’est constituée institutionnellement et économiquement comme un terrain défavorable à la gauche, social-démocrate ou radicale. Certes, la France (surtout),  l’Italie et, en partie, la famille social-démocrate, se différencient du modèle d’austérité expansionniste du bloc du Nord et de l’Est constitué autour de l’Allemagne. C’est sans doute la même chose pour le nouveau Président de la Commission qui est en train d’affirmer, fort de la légitimité que lui procure le résultat des dernières élections européennes, une autorité plus autonome. Ce sont par ailleurs ces pays et la Commission qui ont une attitude plus favorable que la moyenne à l’égard de Syriza. Pour appeler pourtant les choses par leur nom: les subtilités des différenciations discrètes sont – en fin de compte – profondément inefficaces. Si un grand pays ou une coalition de pays ou une famille partisane importante – ou, encore, à la limite, une institution appartenant au triangle institutionnel de l’UE – ne frappe pas du poing sur la table, l’UE ne corrigera pas sa marche. Le réformisme de Syriza est pris au piège de structures profondément ancrées et lentes à se mouvoir. Exactement comme, par le passé, le réformisme modéré de la social-démocratie européenne a été pris au piège de ces mêmes structures et des divisions intra-socialistes.

9. La Grèce actuelle est moins importante pour l’eurozone qu’on ne le pense. Mais ce pays étrange et contradictoire, avec les énormes faiblesses et pathogénies qu’on lui connaît, est plus moderne qu’on ne le croit. Syriza ne représente pas un phénomène « oriental » ni un populisme de gauche aux couleurs grecques, en dépit du fait que le Syriza de l’opposition a été fortement tenté par la démagogie et qu’un certain nombre de déclarations de cadres du gouvernement actuel versent dans le populisme. En réalité, Syriza se situe résolument, à la fois en dépit et à cause de ses contradictions, sur la rive d’un agenda macro-historique de gauche de type européen. Classiquement européen. Pas sur la rive de quelque populisme lointain et inexploré de type latino-américain. Il représente même, par sa structure organisationnelle et son idéologie fondamentale, une version idéale-typique – presque modélisée et sortie du laboratoire weberien – de la gauche radicale d’aujourd’hui. C’est bien ici la grande différence distinguant Syriza de Podemos.

10. En outre, la politique économique de Syriza, malgré ses graves lacunes, est bien plus imaginative et bien plus rationnelle que celle proposée par les « institutions ». Elle est plus moderne. Si la politique de Syriza est rejetée, ce qui sera alors rejeté ne sera pas le prétendu populisme de Syriza, mais quelque chose de plus subtil : une politique social-démocrate plus modérée qu’on ne le pense. Alors, oui : en cas de défaite, et, davantage encore, en cas d’humiliation, la politique actuelle, pour l’essentiel non populiste, de Syriza cédera probablement la place à des courants souterrains qui, même au sein de Syriza (quoique peu organisés et encore trop dispersés idéologiquement), évoluent effectivement vers un agenda et un style plus nationalistes et populistes. La crise, qui a mis la société grecque sens dessus dessous depuis cinq ans, a créé un environnement idéal pour une stratégie populiste. Un échec de Syriza infligé par les créanciers – je ne parle pas ici d’un échec lié à l’usure du pouvoir – ne sera pas anodin du tout pour l’Europe. La période post-défaite ne sera pas la période pré-défaite. Ni pour la Grèce ni pour l’UE.

Cet article est dédié à la mémoire de Stavros Konstantakopoulos, ami des années étudiantes à Paris, collègue au Département de Science Politique et d’Histoire et membre du Comité Central de Syriza.