Vers le grand renfermement du monde d’après? edit

9 juin 2020

Il y a deux manières de mettre la pandémie de Covid-19 entre parenthèses, de l’exorciser. On peut, comme le clan Trump, annoncer sa disparition miraculeuse, sans précision de calendrier : “It’s going to disappear. One day, it’s like a miracle, it will disappear.” (Trump père, 21 févier 2020), ou à l’occasion de l’élection présidentielle américaine : “After November 3rd, coronavirus will magically, all of the sudden, go away and disappear and everybody will be able to reopen”, (Trump fils, 18 mai 2020). Ou, se persuader que la pandémie a produit une rupture dans la vie et la psychè des sociétés, désormais soudées autour du « plus jamais ça », et annoncé l’avènement d’un nouvel état du monde, celui du “jour d’après”.

Dans le premier cas, on ignore que les stigmates vont survivre à la pandémie. Selon toute vraisemblance, elle sera moins meurtrière que les pires qui l’ont précédée, en raison de la létalité ciblée di virus et des mesures, sans précédents, elles, prises par les pouvoirs publics. Mais, comme les pandémies précédentes, elle aura été la cause, à travers les faillites d’entreprises et le chômage de masse, de la destruction massive de capitaux immatériels faits de connaissances, de savoir-faire et d’expérience, et de la dislocation de réseaux d’échange, de coopération, miné par la peur et la méfiance.

Dans le second cas, on ignore les continuités inéluctables du fait des héritages du passé : ressources, institutions, infrastructures, savoirs-faires, valeurs, idéologies. Ces acquis ont constitué les équipes et les équipements dont les sociétés et des États ont disposé pour affronter la crise. Leurs faiblesses et leurs points forts révélés la pandémie et la crise économique qui l’a accompagnée, détermineront les leçons tirées, et formeront la base des choix politiques dans l’après-crise.

La pente des populations et des États sera, dans les actes et les faits, de revenir au plus vite à la normalité. Ce sera facilité par le fait que la crise, à la différence des guerres ou des catastrophes telluriques ou climatiques n’aura pas donné lieu à des destructions physiques de capacités de production et d’infrastructures. Mais, de ce fait manquera la nécessité de reconstruire et avec elle un vecteur de rassemblement et de mobilisation des énergies. Les populations seront habitées par le désir de réformes pour se protéger du retour de calamités semblables, un désir puissant et incontournable, mais cacophonique, grand ouvert aux dérives de l’imaginaire et de l’opportunisme, vulnérable aux manipulations et exposé aux frustrations.

L’aspiration à un monde meilleur n’est pas en soi source d’inspiration. Trop souvent, l’appel à bâtir un monde après-Covid nouveau se résume au recyclage d’aspirations, de revendications, de programmes, de thématiques tout droits issus des débats, des frustrations ou des utopies du monde d’avant. Pour les États, satisfaire le besoin de réformes butera sur les limites des ressources, notamment budgétaires, impliquera des choix et rééquerrera clairvoyance, volonté politique et soutien actif de la population autour de priorités dont on discerne sans peine les grands axes : santé, écologie/climat, souveraineté économique.

L’objectif légitime de conjurer le retour de situations sanitaires et économiques semblables à celle-ci a exacerbé le désenchantement préexistant à l’égard de la mondialisation et favorisé l’adoption d’un narratif centré sur la souveraineté économique. Celui-ci légitime la généralisation de politiques publiques aux effets sans doute positifs pour la santé publique mais potentiellement négatifs pour l’activité économique, la mondialisation et la gouvernance mondiales.

Plusieurs facteurs se ligueront pour limiter la portée des mesures spontanées de redéploiement et la relocalisation des chaînes de production et d’approvisionnement par le secteur privé : la logique de la division du travail, le jeu des économies d’échelle et des avantages comparatifs, la persistances des écarts de coûts entre pays avancés et pays émergents, les impératifs de compétitivité, le poids psychologique des sunk costs associés aux chaînes de valeur existantes, l’inertie des processus de décision, l’incertitude radicale sur les causes futures de dislocation des échanges, etc. Enfin, le bon sens et l’expérience enseignent que la diversification, au niveau national, régional mais aussi international, des sites de production et de fourniture, autrement dit, la mondialisation, est un facteur de résilience pour les opérations des entreprises et donc pour les économies nationales. La renationalisation des chaînes d'approvisionnement ne rendrait pas les pays plus résistants à un nouvel épisode de confinement : l’élimination de la dépendance aux intrants étrangers augmente la dépendance à l'égard des intrants intérieurs, eux-mêmes soumis aux effets d’un confinement.

Mais les États, surpris, défiés, blessés, humiliés, contestés, déconfis, endettés par la pandémie et revenus de la mondialisation, se laisseront plus que jamais influencer par leur suspicion foncière à l’égard des approvisionnements étrangers dans les secteurs jugés stratégiques, un concept élastique à souhait. En conséquence, ils seront plus enclins que dans le passé récent à mettre sous pression et à imposer des contraintes aux entreprises dépendant de leur juridiction. La légitimité de l’intervention active de la puissance publique pour faire prévaloir des objectifs de santé publique n’est pas contestable au plan politique comme au plan économique, dès lors que la santé est perçue comme une composante de la sécurité nationale. Le domaine de la santé publique, comme celui d’autres biens collectifs, est fertile en externalités, souvent négatives, de sorte que le comportement spontané des individus ne permet pas à la société de parvenir à un résultat optimum.

Les leviers réglementaires et financiers à la disposition des États sont divers : subventions, prêts, garanties pour inciter et aider les entreprises à diversifier et raccourcir les chaînes de valeur, instauration d’obligation de contenu local plancher pour les produits stratégiques, contrôle étendu des investissements étrangers entrants, promotion de champions nationaux par la relaxation des normes concurrentielles, resserrement, formel ou informel, des liens entre les firmes multinationales et leur État d’origine, préférence nationale ou régionale pour les achat publics, instauration d’un mécanismes de compensation-carbone aux frontières, interdiction à l’exportation, renforcement des barrières tarifaires et non tarifaires à l’importation dans les secteurs stratégiques, extension à la sécurité sanitaire de l’exception de sécurité nationale vis-à-vis des règles de l’OMC, etc.

Les politiques de souveraineté économique auront des coûts économiques inévitables. Des coûts macro-économiques et diffus, sur l’efficience, la productivité et la compétitivité de l’économie nationale. Des coûts micro-économiques dans le cas des obligations de stockage ou de capacités excédentaires, lesquels devront être supportés ou compensés par les pouvoirs publics, à l’instar des dispositifs mis en œuvre dans l’énergie. Pour les gouvernements, elles auront également des coûts politiques domestiques inévitables du fait des privilèges nécessairement accordés à certains secteurs ou entreprises. Ainsi, la mise en œuvre des priorités ne pourra éluder la nécessité d’arbitrages, de prise en compte des calculs coûts/avantages, de débats renouvelés sur le niveau acceptable d’interventionnisme des États, sur la recherche de l’équilibre entre sureté/sécurité et nécessité de la division du travail, y compris à l’échelle internationale, sur le partage du fardeau passé et des risques futurs entre institutions, catégories sociales, générations et nations, entre Nord et Sud….

Les politiques de souveraineté économique n’iront pas sans coûts politiques au plan international, en remettant nécessairement en cause des disciplines en matière de subventions, concurrence et de préférence nationale peu à peu généralisées entre États, au plan régional (par exemple, dans le cadre de l’UE), et globalement, dans le cadre de l’OMC et des accords commerciaux préférentiels. Or, ces disciplines constituent le cœur de la gouvernance économique mondiale et sont un pilier essentiel du multilatéralisme et de la gouvernance mondiale auxquelles les pays de l’UE sont particulièrement attachés, comme garantes de leur sécurité, de leur prospérité et de leur influence internationale. Pour ces États en particulier, les contourner en invoquant une exception de sécurité étendue, ou les ignorer, comporterait des risques d’affaiblissement considérables pour ces institutions, y compris l’UE, et des risques de représailles.