Réformer ou supprimer l’ENA edit

30 avril 2019

L’histoire de l’ENA est peuplée de commissions de réforme qui ont rarement abouti. En 1968, l’École connut même un moment autogestionnaire. Ce ne fut qu’un moment. La plupart de ses leaders, comme Louis Schweitzer, firent une carrière classique et brillante, même si certains furent logiques avec eux-mêmes refusant de choisir un « grand corps » alors qu’ils en avaient la possibilité, ce qui ne les empêcha pas de réussir (Louis Gallois). Selon une pratique fréquente, la suite donnée par le gouvernement fut la mise en place d’une commission. Sa présidence fut confiée à un haut fonctionnaire réformiste, mais inspecteur général des finances, François Bloch-Lainé, placée sous la tutelle du secrétaire d’État à la Fonction Publique, Philippe Malaud, farouche adversaire de toute forme d’autogestion.

Je fus rapporteur du second groupe « organisation et formation » et proposai la création d’un noyau permanent d’enseignants chercheurs et l’effacement partiel du rôle d’un concours de sortie, incompatible avec une formation de qualité dans une école d’application. Cela me conduisit à mettre en cause publiquement le fonctionnement des grands corps, dont l’inspection générale des finances, ce qui me valut quelques ennemis. Aucune de mes propositions me fut retenue.

Suite à cette expérience, j’ai fait miennes quelques certitudes, elles n’ont pas changé. Les défauts principaux de l’ENA ont pour origine un amont et un aval sur lesquels l’Ecole n’a guère de prise.

L’amont, c’est l’enseignement supérieur et sa démocratisation insuffisante, surtout dans les disciplines non strictement scientifiques. Dans les premières années, il y eut une avancée démocratique, notamment par rapport aux concours distincts d’avant-guerre, plus ou moins liée à la Résistance. Avec le temps, la composition sociale s’est rétrécie et des enfants d’énarques, parfaitement préparés aux règles du jeu, réussirent de plus en plus le concours d’entrée. L’existence d’un second concours, puis d’un troisième, avec des préparations ad hoc et des bourses d’études, ne corrigea que partiellement ce déséquilibre. La solution de fond est un enseignement supérieur correspondant à la composition de la société.

Ajoutons que certaines épreuves, comme le grand oral dit de culture générale, sont dissuasives pour les candidats n’appartenant pas à la bourgeoisie parisienne, même si l’épreuve a été modifiée. Il existe des formes plus subtiles de cooptation sociale. Anecdote personnelle ; rencontrant de nombreuses années après ma sortie de l’Ecole le président de mon jury, l’aimable Jean Touchard, la conversation tomba sur un camarade de promotion, un Catalan, déjà fonctionnaire, d’origine sociale modeste. Le grand oral était sur sa fin, et pour occuper les quelques minutes restantes, il fut interrogé sur sa condition personnelle. Il explosa, racontant par le menu les tribulations et malheurs qu’il avait traversés. Cet « exhibitionnisme « déplut au jury. Un haut fonctionnaire se doit de garder la maîtrise de soi en toute circonstance et de ne pas déballer ses états d’âme. Verrait-on un François Bloch-Lainé se comporter de cette maniè[p1] re ? Le mimétisme social joue et les membres du jury se posent la question : le candidat ressemblera-t-il un jour à ces modèles de hauts fonctionnaires, qui sont la réussite de notre fonction publique ? Mon camarade fut mal classé. Plus tard, aidé par la politique, il réussit sa carrière. Grâce à la politique. Le mimétisme social est un phénomène répandu, il contribue à la reproduction sociale. Cela incite à encadrer les épreuves orales et à limiter les épreuves dites de « culture générale »

L’aval, ce sont les grands corps. L’attirance pour le Conseil d’État, l’Inspection générale des Finances, la Cour des comptes et la carrière diplomatique est telle chez les élèves que seul compte le rang de sortie et non la préparation à leur futur métier. Cette attirance est pour une part largement fondée : carrière plus mobile, plus diversifiée et mieux rémunérée, existence d’un filet protecteur – le corps –  qui accroît la marge de liberté et la capacité à dire non. Elle est accrue par la conviction que « rater » un grand corps, à quelques points près, est un échec personnel et certains s’enfermeront dans cet échec toute leur vie professionnelle, alors qu’il existe de nombreuses réussites professionnelles en dehors des grands corps. On aura beau moderniser et adapter le contenu de la formation, l’École reste principalement un concours de sortie accompagné de quelques stages utiles.

Aussi, Emmanuel Macron vise juste lorsqu’il parle de « mettre fin aux grands corps » même si son vocabulaire est imprécis et son argumentation sommaire. La « protection à vie » qu’il dénonce n’est pas spécifique aux grands corps, elle concerne tous les fonctionnaires. « Mettre fin » ne serait pas supprimer » des institutions qui jouent un rôle utile, voire indispensable. Voit-on la République sans Conseil d’État et sans Cour des Comptes ? « Mettre fin » serait empêcher l’accès aux grands corps juste à la sortie de l’École et le réserver à des fonctionnaires ayant déjà une expérience et une pratique administrative. L’intérêt pour le fonctionnement de l’École est évident. L’homogénéisation partielle des débouchés à la sortie réduit l’importance du classement et à la limite rend possible sa suppression, revalorise de facto le corps des administrateurs civils et offre une place nouvelle à la formation. Sur le plan fonctionnel, ces institutions peuvent fort bien fonctionner sans fonctionnaires débutants. Personnellement, j’ai éprouvé quelque gêne à contrôler en province un service où je mettais les pieds pour la première fois sans expérience du métier exercé et il fallait que je porte une appréciation non seulement sur le service mais sur le chef de poste.

Les adversaires d’une telle réforme ont des arguments à faire valoir et ils se feront entendre. Le premier argument est que des enquêteurs et vérificateurs jeunes ont l’esprit libre, ne sont pas blasés, et ont plus d’imagination, voire de naïveté, pour dénoncer et proposer. L’expérience montre qu’avec l’âge l’indulgence, le scepticisme et la résignation progressent, tandis que la croyance au changement diminue. Les fonctionnaires qui terminent leur carrière dans les corps de contrôle s’assoupissent, ils n’y croient plus. Cet argument vaut principalement pour l’Inspection générale des Finances.

Les adversaires insisteront surtout sur l’argument du « vivier ». Les administrations et les ministres peuvent puiser dans ce réservoir de jeunes gens brillants et ambitieux pour des missions les plus difficiles et peupler les cabinets ministériels. N’occupant pas de responsabilités de gestion, ils sont immédiatement disponibles et peuvent si nécessaire être renvoyés immédiatement dans leurs corps d’origine. Généralement, ils ont des préférences politiques, ce qui oriente la sélection des ministres, quoiqu’un certain nombre d’entre eux soit aussi à l’aise avec un ministre de gauche qu’avec un ministre de droite. Bref, les ministres sont satisfaits et les élus également. À l’occasion de ces missions délicates et des passages dans les cabinets ministériels, cette « élite » se fait connaître, se constitue un réseau qui accélérera leur carrière.

À cet argument, la réponse est que l’on peut trouver dans un corps d’administrateurs civils rénové et assoupli les jeunes cadres dont les ministres ont besoin. Reste que l’image qui remonte à la Révolution et l’Empire, celle d’un pays qui sait reconnaitre tôt les talents et donne une prime aux jeunes brillants et ambitieux, sera ternie, même s’il a quelque peine quinze ans après à leur offrir une suite de carrière stimulante. Il est probable que cette perspective de carrière ralentie dissuadera des sujets pressés et ambitieux de se présenter à l’ENA. Serait-ce un plus pour le secteur privé qui reproche à l’État une ponction excessive d’étudiants de qualité ?

Ce qui est certain, c’est que les membres du Conseil d’État, qui jouent un rôle éminent dans la préparation des textes législatifs et règlementaires, à travers le Secrétariat général du Gouvernement et les sections administratives du Conseil, vont mener une bataille de retardement, discrèt[p2] e, qui pourrait être efficace. Ils pourraient par exemple obtenir que l’entrée dans les grands corps soit seulement différée de trois ans après avoir occupé des fonctions de « terrain » dans les administrations centrales et les services extérieurs.

La disposition centrale à sauvegarder à tout prix est le jury indépendant, notamment des administrations gestionnaires, qui, sur la base d’un classement, opère un classement. Un jury est certes contestable mais sa disparition signifie le retour aux pratiques d’avant-guerre, lorsque « tout comptait » et que s’exerçaient les pressions de toute sorte.

Nouvelle anecdote personnelle. En poste au ministère des Finances, je notais des agents. À propos d’un attaché d’administration, je ne lui mis pas la note maximale, indiquant qu’il avait des progrès à faire dans la rédaction de documents. Je reçus un appel de la direction du personnel m’indiquant que je faisais du tort à un fonctionnaire méritant susceptible de devenir un jour administrateur civil. Dans cette perspective, il fallait adopter la pratique habituelle : la note maximale et l’absence de toute réserve. Comment alors s’opère la sélection, qui est sévère, entre des candidats tous parfaits et notés de façon identique ?

Puisque « plus rien ne doit être comme avant » débaptisons l’ENA. Il existe un sigle et un squelette disponible, celui du Centre des hautes études administratives (CHEA) créé par ordonnance en 1945 et mis en sommeil en 1954. On pourra dire qu’on a supprimé l’ENA, même si l’on a seulement réformée.