Syriza: l’autre défaite du populisme de gauche edit

6 juin 2019

Avec un retard de 9,4 points sur le parti conservateur de la Nouvelle Démocratie de Kyriakos Mitsotakis (qui a obtenu 33,2 %, contre 23,8 % au Syriza), le parti d’Alexis Tsipras a subi aux élections européennes du 26 mai 2019 une défaite électorale que l’on peut même considérer, sous certaines conditions, comme une « défaite stratégique »[1]. Certes, Syriza demeure une formation politique significative, mais semble perdre sa position centrale sur l’échiquier politique. Les élections législatives anticipées annoncées par Tsipras le soir même de sa défaite électorale et prévues pour le 7 juillet prochain vont décider du sort de ce parti de la gauche radicale.

Au cours des derniers mois, Syriza a voulu donner une image métamorphosée en s’affublant du masque de la « social-démocratie » ou, plus exactement, du parti qui a mûri, qui a dépassé sa maladie gauchiste infantile à l’Union européenne et aux banquiers, puisque c’est lui qui a mis en œuvre, étant au gouvernement, le troisième mémorandum. Ce nouveau visage du Syriza avait ébranlé une frange de l’intelligentsia libérale de centre-gauche, qui a appelé au rassemblement autour du porte-drapeau de l’ancienne gauche radicale afin de constituer une nouvelle alliance politique pro-européenne au nom du progrès et de la gauche, face au retour de la droite. Quelques jours avant les élections européennes, dans un entretien au Financial Times, le Premier ministre se prononçait ainsi explicitement en faveur du « réformisme », des réformes nécessaires dont la Grèce a encore besoin. Tsipras « concède que la Grèce doit intensifier ses efforts pour rendre la vie plus facile aux investisseurs », écrit le magazine. Et Tsipras d’ajouter : « Bien sûr, je reconnais qu'il y a toujours des problèmes, que nous devons faire plus de réformes – et les réformes, c'est comme la bicyclette : si vous n'en faites pas, vous tombez. »

Cependant, l’autre visage du Syriza, qui a acquis une visibilité particulière au cours du dernier mois ayant précédé les élections européennes, a été celui d’un social-populisme aux caractéristiques fortement petites-bourgeoises et plébéiennes qui, théoriquement parlant, renvoyait à un schéma d’identification « du pays légal avec le pays réel », schéma issu de l’extrême droite[2]. La rhétorique d’Alexis Tsipras et de certains membres de son gouvernement ciblait avec une âpreté particulière le chef de la Nouvelle Démocratie et les « élites » économiques et politiques « au service » desquelles aurait été ce dernier (la dénonciation des élites abonde dans les discours électoraux de Tsipras) ; inversement, il s’érigeait lui-même en représentant du « grand nombre » face au « petit nombre ». Pendant la campagne électorale, essayant de mettre en avant le profil social de son gouvernement, il a distribué des allocations à une foule de petits retraités, ce qui a permis à ses adversaires de l’accuser de pratiquer une politique clientéliste. Le principal slogan électoral du Syriza était : « Pour une Grèce du plus grand nombre, pour une Europe des peuples », et Tsipras n’a pas hésité à mettre en parallèle l’idéologie de la gauche et les paroles du Christ : « Nos principes et nos valeurs », prêchait-il, « notre idéologie, même si on nous reproche de ne pas faire notre signe de croix, sont bien plus proches de ce qu’a dit le Christ ». C’est dans ce sens social-populiste qu’il a fait sien le dilemme progrès versus conservatisme[3], taxant la droite de néolibéralisme et, qui plus est, l’accusant d’avoir un « agenda brun ». Le premier grand spot télévisé électoral du Syriza (qui toutefois a été rapidement retiré parce que le dictateur de la période 1936-1940, Jean Métaxas, y apparaissait un instant par erreur) était intitulé « La Force des Grecs » et montrait une série de personnalités politiques et autres intellectuels et artistes grecs en mettant côte à côte communistes, socialistes et libéraux centristes, dans l’intention de montrer que c’était Syrizaqui incarnait la continuation du camp démocratique et progressiste en Grèce, bref, la Grèce progressiste[4]. Parallèlement, la rhétorique de Tsipras tentait de redéfinir la notion de patrie en mettant en avant précisément la patrie sociale, les pauvres.

L’invocation du clivage entre progrès vs conservatisme a pris toutes les apparences d’un conflit populiste entre 99 % contre 1 %, Tsipras affirmant que dorénavant, « en Grèce, c’était le plus grand nombre qui gouvernerait et le petit nombre qui allait obéir »[5]. Dans l’un de ses meetings électoraux, il a invoqué la figure, emblématique pour de nombreux gens de gauche, du résistant communiste extrémiste Aris Velouchiotis (une sorte de Che Guevara grec), en reprenant ses mots (prononcés juste après la fin de l'Occupation nazie) : « Des années et des années de tromperie et de pillages nous ont tenus loin du bonheur et de la civilisation et nous ont jetés dans la misère, la faim, la pauvreté et le malheur. C’est ainsi que la Grèce, qui fut un jour la source des lumières et de la civilisation, s’est retrouvée au bas de l’échelle du développement économique, social et culturel par rapport aux peuples d’Europe, et même à ceux des Balkans ». Et Tsipras de commenter : « Notre monde à nous, le monde du plus grand nombre, est un fleuve populaire qui inonde les villes et les villages de Grèce, c’est la force collective d’un peuple qui a beaucoup souffert et qui retrouve sa dignité et son droit et redéfinit son destin, sans technocrates, sans Troïka, sans FMI, sans leurs représentants ici »[6].

En ce sens, les « étrangers » n’ont pas manqué dans la rhétorique populiste-misérabiliste de Tsipras. Ses adversaires étaient présentés dans ses discours électoraux comme des « saboteurs » de l’économie nationale, comme ceux qui, durant les premières années de gouvernement du Syriza, couraient au FMI pour lui demander de poursuivre sa politique d’austérité aux dépens du peuple : « Ceux qui ont agi comme des saboteurs pendant toutes ces années, ils viennent maintenant se poser en sauveurs, ceux qui ont tout donné au FMI et aux technocrates quand ils étaient au gouvernement, ceux qui ont tout donné au FMI et aux technocrates quand ils étaient dans l’opposition »[7]. Et ce, sans manquer de rappeler les batailles livrées par son gouvernement contre « des bêtes sauvages, contre la domination des banques en Europe et contre l’oligarchie locale » [8].

Dans un autre discours électoral, Tsipras adopte une vision complotiste du pouvoir et avertit son public que si ses adversaires politiques l’emportent, il seront des « marionnettes » aux mains des oligarques qui exerceront le véritable pouvoir dans les coulisses[9]. En somme, on pourrait dire que le « peuple » de Tsipras apparaît dans son discours comme « uni » et « plébéien », opposé à « l’oligarchie » et au vieil « establishment » politique responsable de la banqueroute, mais aussi aux « faucons du FMI » ; et ce discours est parfois émaillé d’allusions aux droits des minorités et de catégories sociétales telles que les Roms, ou bien rappelle les lois votées par le Parlement en faveur des couples homosexuels et de l’identité du genre[10].

Cependant, ce discours social-populiste plébéien s’est avéré peu crédible socialement, parce qu’il s’est heurté à deux contradictions majeures. D’un côté, la politique d’austérité que le Syriza a lui-même continué à appliquer après 2015, malgré sa « politique sociale » de type clientéliste. D’un autre côté, ce qu’on a appelé « l’accord de Prespès », par lequel la Grèce a reconnu officiellement la Macédoine du Nord[11]. Cette initiative du gouvernement Syriza l’a privé de la possibilité symbolique de doubler son discours social d’un discours patriotique « authentique » comme son parti l’avait fait entre 2011 et 2015, quand il dénonçait les gouvernements socialistes et de droite qui mettaient alors en œuvre les mesures d’austérité inscrites dans les mémorandums, les accusant d’amputer sciemment le pays de sa « souveraineté nationale ». En ce sens, la défaite du Syriza aux élections européennes pourrait être interprétée comme le résultat de son incapacité radicale à remanier son discours social-populiste en un national-populisme conséquent. Pour l’heure, rien n’indique qu’il puisse faire mieux, dans la perspective des élections législatives anticipées qu’il a été forcé d’annoncer au vu du résultat des élections européennes et qui sont prévues pour le début juillet 2019.

Ce résultat prouve entre autres et une fois de plus que le populisme, dans sa forme plébéienne, ne fonctionne pas comme force hégémonique s’il n’est pas assorti de son pendant nationaliste.

 

[1] Andreas Pantazopoulos, « Syriza : vers une ‘défaite stratégique’? », Telos.eu (19/3/2019).

[2] Sur les corollaires idéologiques de ce schéma social-populiste, voir Pierre-André Taguieff, L’Illusion Populiste. Essais sur les démagogies de l’âge démocratique, Paris, Flammarion, 2007.

[3] Efsyn, 18-19/5/2019, p. 12-14 (en grec).

[4] https://www.iefimerida.gr/politiki/gkafa-syriza-proeklogiko-spot-me-ioanni-metaxa (10/5/2019, en grec)

[5] https://left.gr/news/omilia-toy-al-tsipra-ayrio-triti-21-maioy-sti-larisa (21/5/2019, en grec).

[6]https://www.liberal.gr/politics/omilia-a-tsipra-sti-lamia-me-epta-dimoiries-ton-mat-kai-ari-belouchioti-/252056 (16/5/2019, en grec).

[7] https://www.iefimerida.gr/politiki/tsipras-apo-agrinio-me-mao-tse-toyngk-kai-andrea (20/5/2019, en grec).

[8] https://left.gr/news/sto-irakleio-tha-milisei-o-al-tsipras-ayrio-pempti (23/5/2019, en grec).

[9] https://left.gr/news/sti-thessaloniki-tha-milisei-simera-o-al-tsipras (22/5/2019, en grec).

[10] https://left.gr/news/ayrio-paraskeyi-245-sto-syntagma-i-kentriki-proeklogiki-sygkentrosi-toy-syriza (24/5/2019, en grec).

[11] Andreas Pantazopoulos, « Syriza : vers une ‘défaite stratégique’? », op. cit.