Chili, Brésil, Mexique: le triomphe du pragmatisme edit
Le 11 décembre, les Chiliens se sont rendus aux urnes. Derrière cet événement, on peut aussi se réjouir d'un phénomène plus discret, mais tout aussi important : la subtile et profonde transformation qui a lieu au Chili et en Amérique Latine, à la suite de l'émergence du pragmatisme économique.
L'exemple chilien
A cet égard, le cas chilien est exemplaire, et peut-être unique, car la privatisation des fonds de pension a eu lieu dans un cadre réglementaire et institutionnel de très haute tenue. Pas à pas, le système a subi des ajustements et des modifications pour l'améliorer. Aujourd'hui, l'organisme de régulation chilien, la Superintendencia, est l'une des institutions les plus crédibles, les plus prestigieuses techniquement, et les plus estimées du pays, ce qui en fait un mât institutionnel solide.
Cette réforme est un parfait symbole du profond changement survenu durant ces dernières décennies : l'invention d'une politique économique progressive et pragmatique, en opposition aux raz de marées idéologiques du passé. Dans les années 1970, les révolutions sociales et libérales étaient montées et jetées contre les pays, cherchant à exécuter des paradigmes rigides inventés dans d'autres hémisphères. Le bon néo-libéral n'était que l'autre face du bon révolutionnaire, tous deux ayant en commun la recherche de politiques économiques irréalisables. Pendant les années 1980 et surtout pendant les années 1990, le pragmatisme économique a prévalu. Avec le retour à la démocratie, en 1989, on aurait pu connaître la tentation de créer encore un autre modèle pour rompre avec le régime antérieur. Ce ne fut pas le cas. Les démocrates chiliens décidèrent de continuer les réformes déjà en cours et tentèrent de combiner un système monétaire et fiscal orthodoxe avec des réformes sociales et une croissance équilibrée. Après 1989, on fit sauter les avantages dans le système des retraites, et non seulement on ne revint pas sur les réformes, mais on les intensifia, on les adopta ou on les adapta.
La leçon à tirer de l'exemple chilien, est l'extraordinaire combinaison du pragmatisme et de la continuité, l'émergence d'un possibilisme, d'une nouvelle façon de faire de l'économie politique. C'est une combinaison que d'autres pays, en particulier le Mexique et le Brésil, cherchent à partager.
L'exemple mexicain
Au Mexique, le pragmatisme a brillé au milieu des années 1990, avec le traité de libre échange signé avec les Etats-Unis. Pour la première fois, un pays du sud signait un traité commercial avec un pays du nord. S'attacher à un centre de puissance économique qui était aussi une grande démocratie fut un apport majeur pour le Mexique. A l'instar de l'Espagne avec l'Union Européenne, ce processus avait pour enjeu de lui faire bénéficier d'une ancre de crédibilité externe. En 2000, le Mexique réussit à changer de gouvernement sans crise économique, un événement inédit pour le pays. Tous les six ans, le cycle du changement politique était accompagné de turbulences économiques. Pendant de la dernière décennie, le Mexique a réussi ce qu'aucun autre pays de la région n'a pu faire jusqu'alors : chasser le mauvais sort du cycle politique.
Le pays compte à présent une vaste panoplie de stabilisateurs institutionnels. En matière économique économique, l'indépendance de la banque centrale mexicaine se reflète, non seulement par une politique monétaire orthodoxe, mais aussi par la séparation de l'institution et du cycle politique : le mandat du gouverneur ne coïncide pas avec celui du président. Peu importe qui succédera à Vicente Fox, le gouverneur restera en poste jusqu'en 2009. Dans le champ politique, on notera une autre innovation, la création de l'Institut fédéral électoral (IFE). Cet organisme permet de surveiller les élections de façon indépendante et démocratique, réalisant ainsi le vieux rêve démocratique de Madero. Après avoir amélioré sa note auprès des investisseurs, mais aussi des variables macroéconomiques comme la réduction de la dette extérieure, celle de l'inflation, un équilibre fiscal et une meilleure flexibilité des taux de change, le Mexique peut à présent s'appuyer sur la Banque Centrale et de l'IFE.
Le cas du Brésil
De la même façon, les derniers gouvernements brésiliens ont mis en place d'importantes mesures pragmatiques. Les plus spectaculaires furent sans aucun doute celles du gouvernement Lula. En 2002, les marchés financiers craignaient son arrivée au pouvoir, mais l'orthodoxie de sa politique monétaire et fiscale fut une surprise pour tout le monde. En 2004, Lula a réussi à élever le taux de croissance économique du pays aux environs de 5%. L'élan réformateur a été très puissant et plusieurs réformes importantes, celle de la fiscalité, du système bancaire et des retraites, ont passé avec succès l'épreuve du feu au Parlement. Ses programmes et ses investissements en infrastructures, bien que critiqués, étaient fidèles aux promesses faites par le gouvernement en vue d'une meilleure et plus efficace distribution des niveaux de croissance. Au-delà du tumulte politique des derniers mois, ce qui peut être retenu de son mandat reste sans conteste la combinaison de politiques monétaires et fiscales orthodoxes et de politiques sociales.
Ce mélange n'a pas seulement attiré l'attention des marchés financiers et des investisseurs étrangers, mais aussi celle des dirigeants latino-américains, en particulier de gauche. On peut le constater en Uruguay, où la gauche est arrivée au pouvoir en se réclamant de ce pragmatisme. On ne sait pas encore si Lula sera réélu en 2006, et peu importe qui remportera les élections (l'actuel favori est le candidat du PSDB, José Serra) : les réformes pragmatiques et progressives qui sont en cours se poursuivront. La politique économique du possible lancée au Brésil pourrait se répandre dans tout le continent, dans le sillage de politiques économiques fondées sur la continuité, le pragmatisme, la gradation. Dans un continent déstabilisé par les trop nombreux changements idéologiques, ce serait sans doute une bonne nouvelle.
Des pays comme le Chili, le Brésil et le Mexique ont désormais des boussoles fiables pour conserver leur cap et se tenir à l'écart des récifs où cherchent à les entraîner les sirènes populistes. Ce trio pourrait en inspirer d'autres. En 2006, alors que la plupart des pays vont élire leurs nouveaux dirigeants et qu'aura lieu un sommet latino-américain, souhaitons que cette émulation ne disparaisse pas.
Texte traduit de l'anglais par René Palacios
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