Le troisième mandat d’Erdoğan edit

19 juin 2023

Désignées par certains observateurs comme les « élections du siècle », les élections présidentielle et législatives turques se sont tenues les 14 et 28 mai 2023. Elles s’inscrivent dans un double anniversaire à la fois historique et politique : le centenaire de la proclamation de la République de Turquie, fondée par Mustafa Kemal en octobre 1923[1], et les vingt ans au pouvoir du parti de la Justice et du développement (AKP), co-fondé par l’actuel président turc Recep Tayyip Erdoğan, dont le bilan a contribué à transformer profondément le pays sur le plan politique et économique, social et culturel[2]. Malgré un contexte de crise économique profonde, et la quasi-totalité des sondages le donnant perdant, le président Erdoğan a remporté l’élection présidentielle pour un troisième mandat consécutif. Comment expliquer cette nouvelle victoire électorale du président sortant ? Quelles sont désormais les perspectives pour la Turquie ?

Un contexte de crise

Les élections turques se sont déroulées dans un contexte national marqué par la combinaison de plusieurs crises. Confrontée à une profonde dépression économique et monétaire, qui s’est aggravée depuis 2018 (inflation à plus de 60% par an, dévaluation de la monnaie nationale, hausse du chômage), la population turque a vu son niveau de vie se dégrader avec un pouvoir d’achat considérablement affaibli. Cette crise contraste fortement avec la période de forte croissante qu’a connue la Turquie dans la seconde moitié des années 2000, avec des taux de croissance atteignant les 9% (en 2010). Sur le plan politique, après la répression brutale des manifestations de Gezi à Istanbul en 2013, les dérives autoritaires du régime turc se sont renforcées dans le sillage du coup d’État militaire avorté de juillet 2016 qui a entraîné l’instauration de l’état d’urgence durant deux années. Au nom de la lutte contre le terrorisme, en particulier dirigé contre le mouvement de Fethullah Gülen accusé d’être l’instigateur du coup d’état, des milliers de citoyens ont perdu leur emploi, ou ont été arrêtés, condamnés et emprisonnés. Depuis 2015, plusieurs dizaines de députés et de maires affiliés au parti de gauche pro-kurde HDP sont démis de leurs fonctions et certains emprisonnés, dont le vice-président du parti, Selahattin Demirtaș, depuis 2016. Parallèlement, la présidentialisation du régime turc, mise en œuvre par la réforme constitutionnelle soumise à référendum en avril 2017, a considérablement renforcé les pouvoirs du président turc en affaiblissant les contre-pouvoirs.

En matière de politique étrangère, la Turquie s’est isolée de façon croissante sur la scène internationale depuis le milieu des années 2010 en raison de son interventionnisme régional (opérations militaires au nord de la Syrie, tensions en Méditerranée orientale avec la Grèce et la France, intervention en Libye, soutien à l’Azerbaïdjan durant la reprise du conflit au Haut Karabagh en 2020) et de certains choix de politique étrangère (coopération militaire avec la Russie). Ces évolutions ont fortement dégradé les relations avec les partenaires occidentaux de la Turquie, Etats-Unis et UE. Depuis 2022, la Turquie connaît cependant un retour sur la scène internationale. Après plusieurs années de refroidissement, voire de tensions, elle renoue avec plusieurs États importants de la région, dont l’Égypte, Israël, les Émirats arabes unis ou encore l’Arabie saoudite. Depuis l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022, la Turquie joue un rôle important dans le retour de la paix en Europe à travers la position d’équilibriste qu’elle a adoptée en dialoguant avec les deux belligérants, et la puissance de médiation qu’elle entend exercer à travers notamment son rôle dans l’accord céréalier de juin 2022 sous l’égide de l’ONU qui a permis d’éviter une crise alimentaire mondiale.

Enfin, la campagne électorale a été marquée par un événement inattendu et dramatique : les tremblements de terre du 6 février qui ont dévasté le sud et le sud-est du pays ainsi que le nord de la Syrie avec un bilan dévastateur en Turquie : 11 régions touchées, avec de nombreuses villes très fortement endommagées (dont Antakya dans la région du Hatay) ; un bilan humain estimé à plus de 50 000 morts (et très certainement sous-estimé) et plus de 3,3 millions de personnes déplacées ; près de 214 000 bâtiments détruits ou condamnés[3] ; des destructions estimées à plus de 100 milliards de dollars dans le pays[4]. Ces dévastations ont soulevé des questions sur la capacité à organiser les élections dans les régions sinistrées.

Entre autoritarisme et démocratie

Dans ce contexte dégradé, les élections turques se sont concentrées autour de deux enjeux politiques principaux. Le premier a porté sur le maintien au pouvoir du parti AKP et de son leader ou au contraire l’alternance politique tandis que le second a concerné le régime présidentiel. Dans l’hypothèse d’une victoire, l’opposition avait annoncé qu’elle reviendrait sur la réforme constitutionnelle de 2017 afin de rétablir le régime parlementaire et de restaurer les droits et libertés affaiblis par une décennie de dérives autoritaires.

L’un des traits marquants de la campagne électorale a été la constitution de plusieurs alliances qui se sont affrontées. L’Alliance populaire (Cumhur Ittifakı), constituée autour du président sortant, R. T. Erdoğan, réunissait le parti dominant AKP – dont M. Erdoğan fut l’un des co-fondateurs en 2001 et dont il est redevenu le président en 2017 à la suite de la réforme constitutionnelle – et le MHP, parti ultranationaliste allié à l’AKP depuis 2017. Deux autres petits partis islamistes complétaient cette alliance : le Parti de la grande union (BBP) et le Parti de la cause libre (Hüda Par), un parti islamiste et nationaliste pro-kurde.

L’opposition s’est mobilisée autour de six partis hétéroclites sur le plan idéologique au sein de l’Alliance nationale (Millet Ittifakı) : le CHP, parti à l’origine kémaliste fondé par Mustafa Kemal en 1923 et d’orientation aujourd’hui social-démocrate ; le Bon parti (Iyi Parti), de tendance nationaliste et issu d’une scission avec le MHP en 2017 ; deux partis de centre droit fondés par d’anciens responsables de l’AKP (le Parti du progrès et de la démocratie d’Ali Babacan, et le Parti de l’Avenir d’Ahmet Davutoğlu) ; un parti islamiste (le parti de la Félicité, Saadet Partisi) et un parti de centre droit (parti démocrate, Demokrat Parti). Après des tensions passagères, marquées par le départ de la présidente du Iyi Parti, Meral Akșener, le temps d’un week-end, la coalition d’opposition a désigné son candidat unique à l’élection présidentielle le 6 mars 2023 : Kemal Kılıçdaroğlu, le président du CHP. Enfin, le Parti démocratique des peuples (HDP), formation de gauche et pro-kurde, a apporté son soutien à cette coalition en ne présentant pas de candidat[5].

Une campagne jugée inéquitable

Durant la campagne, les conditions de propagande électorale ont montré un fort déséquilibre entre les candidats en raison du contrôle par le pouvoir en place des médias et des ressources de l’État. Selon Reporters sans frontières, en l’espace d’un mois, entre le 1er avril et le 1er mai 2023, le président sortant a bénéficié de 60 fois plus de couverture médiatique que son principal rival sur la chaîne publique TRT Haber (TRT Info)[6]. Face à la mainmise des médias par le pouvoir, M. Kılıçdaroğlu a concentré sa propagande électorale sur les réseaux sociaux en diffusant des vidéos enregistrées depuis sa cuisine.

Parmi les thèmes de campagne privilégiés par les deux candidats, le président sortant a exalté la fierté nationale en promouvant les grandes réalisations militaires et technologiques du régime (inauguration d’armements – aéronef, chars – produits par la Turquie ou de la centrale nucléaire d’Akkuyu construite par un consortium russe) et annoncé une série de mesures sociales (augmentation des salaires, abaissement de l’âge de la retraite, livraisons de gaz gratuites). Il a aussi dénoncé de façon violente les liens supposés de son adversaire avec des groupes terroristes (le PKK) et l’a accusé d’être pro-LGBT sur le terrain des valeurs et des modes de vie. À l’inverse, le candidat de l’opposition a développé jusqu’au premier tour un discours prônant le rassemblement et la tolérance (en déclarant publiquement son appartenance à la minorité musulmane alévie), ainsi que sa volonté de réconciliation d’une société turque profondément divisée et polarisée. Dans son programme, la coalition de l’opposition a défendu le rétablissement de la démocratie et de l’État de droit, le retour au régime parlementaire, la lutte contre l’inflation ainsi que, en politique étrangère, la volonté de reprendre le dialogue avec l’UE et améliorer les relations avec l’OTAN.

Le premier tour des élections, qui s’est tenu le 14 mai, s’est conclu par trois faits notables. Malgré la quasi-totalité des sondages donnant le candidat de l’opposition en tête, le président sortant obtient 49,5% des suffrages exprimés devant son adversaire qui recueille 44,8%. Le second enseignement du scrutin présidentiel est l’écart de voix important entre les deux candidats, avec plus de 2,5 millions de voix. Enfin, le premier tour voit l’émergence inattendue d’un troisième candidat : Sinan Oğan (5,2% des suffrages exprimés) désigné comme le nouveau « faiseur de roi ». Après des consultations avec les deux candidats, ce dernier a appelé ses partisans à reporter leurs voix sur la candidature d’Erdoğan, entraînant une scission au sein de l’alliance ATA et l’éclatement de cette dernière[7]. Les résultats des élections législatives, tenues le même jour, donnent une majorité à l’Alliance populaire (AKP-MHP) avec 323 sièges sur un total de 600, tandis que l’Alliance de la nation obtient pour sa part 212 sièges. Enfin, les résultats du second tour donnent la victoire au président sortant Erdoğan réélu avec 52,1% des suffrages exprimés[8].

Un succès inattendu?

Comment expliquer le succès électoral du président sortant, réélu pour un troisième mandat consécutif, dans un contexte jugé aussi défavorable ? Plusieurs explications peuvent être avancées. Sa campagne axée sur la défense de l’identité turque – dans ses dimensions religieuse et nationaliste – a pu convaincre sa base électorale, et au-delà, de privilégier un vote identitaire de défense des valeurs conservatrices face aux menaces extérieures, en particulier de l’Occident. La stratégie électorale du candidat Erdoğan s’est ainsi focalisée sur un discours anti-européen et plus largement anti-occidental tout en accusant le candidat de l’opposition d’être soutenu par les terroristes, introduisant ainsi la question kurde dans la campagne.

Parmi d’autres facteurs explicatifs, le soutien populaire à l’égard du président s’expliquerait aussi par la volonté d’avoir un homme fort qui protège et rassure à l’intérieur, tout en défendant les intérêts nationaux à l’extérieur. Pour de nombreux électeurs turcs interrogés, le président sortant est apparu comme le seul leader en capacité de relever le pays face à la crise économique et sociale, d’affronter et de résoudre les crises et les défis auxquels est confrontée la Turquie. L’adhésion de la population, en particulier la plus démunie, est aussi assurée par le maintien d’un système clientéliste qui garantit diverses aides et subventions notamment par des politiques sociales. Durant la campagne, le candidat Erdoğan a ainsi accumulé de nombreuses promesses sociales parmi lesquelles l’augmentation des salaires (des fonctionnaires et du revenu minimum), l’abaissement de l’âge de la retraite, ou encore les livraisons de gaz gratuites. Sur un plan plus symbolique, il a distribué des billets de banque et des cadeaux à des enfants en sortant du bureau de vote, contribuant à renforcer son image de leader protecteur et paternaliste.

Aussi la volonté de stabilité du peuple turc (et du maintien du système clientéliste) en privilégiant le choix de la continuité, conjuguée à une peur du changement et de l’inconnu, a pu convaincre les électeurs de reconduire le président sortant. La campagne a nourri par ailleurs de nombreuses incertitudes sur la capacité du candidat de l’opposition à diriger le pays en s’appuyant sur une coalition hétéroclite. Le choix du candidat, jugé faiblement charismatique et dynamique, a aussi été interrogé alors que certains auraient préféré la candidature du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, plus populaire selon les sondages. Enfin la stratégie électorale adoptée par M. Kılıçdaroğlu durant l’entre-deux-tours, qui marque un durcissement de ses positions sur les réfugiés syriens en appelant à les expulser du territoire national afin de séduire l’électorat ultranationaliste de M. Oğan, en totale contradiction avec les positions défendues jusque-là (démocratisation, tolérance), a pu s’aliéner une partie de l’électorat, en particulier kurde.

En conclusion, quelles sont les perspectives pour la Turquie après les élections ? Dans quelle mesure ces élections permettront-elles de renouveler la vie politique turque et d’affronter les défis auxquels est confronté le pays ? Certains enjeux ayant occupé les débats politiques au cours des vingt dernières années, comme la question de la laïcité, sont désormais relégués au second plan. Aujourd’hui, la priorité nationale demeure la sortie de la crise économique. Le retour de Mehmet Şimșek au ministère du Trésor et des Finances, dont les positions sont jugées plus orthodoxes en matière monétaire, est interprété comme un signe de changement dans la politique économique du pays. La place et le rôle de la Turquie sur la scène internationale, face au conflit en Ukraine, devrait aussi représenter un enjeu de première importance. À l’approche du sommet de l’OTAN à Vilnius en juillet, les interrogations demeurent sur le maintien du blocage turc à l’adhésion de la Suède à l’organisation transatlantique. Les positions des nouveaux ministres des Affaires étrangères et de la Défense nationale, Hakan Fidan et Yașar Güler, seront observées sur ce dossier avec attention. Enfin, l’évolution du régime hyper-présidentiel turc, entre maintien sinon approfondissement de l’autoritarisme ou retour vers un État de droit, formera l’un des enjeux déterminants du prochain mandat présidentiel.

[1] Pour un bilan du centenaire de la République de Turquie, voir Bayram Balci et Nicolas Monceau (ed.), Turkey, a Century of Change in State and Society, Palgrave, 2023.

[2] Pour un panorama des transformations urbaines, culturelles et sociales du pays, voir l’introduction de Les Ecrans turcophones, co-dirigé par Kristian Feigelson et Mehmet Öztürk, Presses du Septentrion, 2022.

[3] AFP, 7 mars 2023.

[4] Reuters, 7 mars 2023.

[5] Deux autres alliances ont également participé aux élections : l’Alliance ancestrale (ATA Ittifakı), qui réunit quatre petits partis ultranationalistes, panturquistes et anti-réfugiés, et L’Alliance du Travail et de la Liberté qui réunit des formations de gauche. Deux autres candidats se sont présentés à l’élection présidentielle : Muharrem Ince, ancien candidat du CHP à l’élection présidentielle de 2018 et président du Parti du pays (MP) qui retire sa candidature quelques jours avant le premier tour ; Sinan Oğan, ancien député du MHP désigné comme candidat par l’Alliance ancestrale.

[6] https://rsf.org/fr/la-r%C3%A9pression-des-m%C3%A9dias-en-turquie-le-grand-trucage-des-%C3%A9lections

[7] Ümit Özdağ, président du parti de la Victoire (Zafer Partisi), de tendance ultranationaliste, annonce alors soutenir pour sa part le candidat de l’opposition.

[8] Les taux de participation à l’élection présidentielle apparaissent élevés : 87% au premier tour (sur 64 millions d’électeurs inscrits sur les listes électorales) et 84% au second tour.