Mexique: narcotrafic, violence et terreur edit

5 avril 2020

En novembre dernier, Donald Trump annoncé sa décision de considérer les cartels mexicains comme des groupes terroristes, décision qu’il a suspendue peu après. Plus qu’une stratégie de contrôle des menaces qui pèsent sur la sécurité des États-Unis, cette annonce s’inscrit dans la guerre diffuse et frontale que mène le président américain contre l’« ennemi mexicain ». Une menace qui provient d’un Sud continental générique dont on ne connaît pas les particularités, mais auquel on se réfère comme source de tous les maux de l’Amérique.

L’annonce de Trump s’est produite en réaction au massacre de neuf membres, dont sept enfants, de la famille mexicano-américaine LeBaron. La cruauté et la violence des narco-trafiquants mexicains incitent les Etats-Unis à appliquer une politique dure devant l’incapacité du gouvernement mexicain de contrôler son territoire. De fait, 2019 a été l’année la plus meurtrière de l’histoire récente du Mexique, avec 34 579 assassinats (250 000 en 13 ans de guerre contre les narco-trafiquants).

Quelle que soit sa forme, la catégorisation comme groupe terroriste avait peu de chances d’être appliquée ; et même s’il en avait été ainsi, c’est un concept diffus, qui correspond entièrement à une approche politique et qui n’implique pas d’action particulière en ce qui concerne la sécurité. Cela mérite cependant qu’on se penche sur le narcoterrorisme et qu’on compare les réponses données par les Américains et les Mexicains.

Les cartels de la drogue sont-ils terroristes?

Après le 11-Septembre et la guerre contre la terreur, le terrorisme est devenu une catégorie en soi pour justifier la prise de mesures exceptionnelles afin de prévenir les attaques contre la sûreté nationale. Cela a eu pour conséquence d’appliquer le qualificatif de terroriste a un grand nombre d’acteurs hétéroclites ayant différentes motivations et formes d’action.

Si nous définissons le terrorisme comme un usage indiscriminé d’actions violentes qui cherchent à générer la peur et à contraindre un groupe pour arriver à une fin, il est simple de mettre dans cette catégorie les groupes subversifs et révolutionnaires dont l’activité implique la réalisation d’actions terroristes pour parvenir à une fin qui transcende le groupe même.

Néanmoins, en général pour le crime organisé, la fin n’est pas politique mais concerne la sauvegarde de leurs profits. Leur succès est attribué à leur capacité à échapper aux autorités, plus qu’à leur violence.

Mais parfois les narcotrafiquants ont des comportements qui échappent à cette logique. C’est le cas du narcoterrorisme déclenché en Colombie par Pablo Escobar et ceux qu’on appelait extradables pour obliger le gouvernement à interdire l’extradition de Colombiens vers les États-Unis. Les actions de ce groupe, entre 1989 et 1993, ont fait plus de 5500 morts, et rien qu’entre septembre et décembre 1989 il a commis plus de 50 attentats aux explosifs de façon indiscriminée.

Le narcoterrorisme en Colombie est un cas exceptionnel, mais il permet de dire qu’un groupe criminel peut devenir terroriste et brandir un étendard politique, même si de fait il protège ses intérêts. Il ne s’agit pas là d’une cause politique, ni d’une subversion de l’ordre social.

Il y a aussi la violence réactive comme, par exemple, l’attaque du cartel de Sinaloa à Culiacan au moment de la détention du fils de Chapo Guzman ; une démonstration de force inhabituelle pour faire plier le gouvernement. Par ailleurs, la violence entre mafias est un des outils les plus habituels pour établir la domination, maintenir le contrôle ou faire plier les concurrents. Les règlements de compte et les vengeances font partie de la culture mafieuse, et ils sont plus ou moins présents et généralisés selon qu’ils rencontrent ou non une résistance institutionnelle. La violence intra-groupe, entre bandes, est différente lorsque l’escalade des crimes et le nombre des victimes collatérales affecte gravement la société. Des cas comme celui des étudiants d’Ayotzinapa (Mexique) en sont un bon exemple.

De plus, les activités des narcotrafiquants sont doublées d’autres trafics illégaux comme celui des armes, des personnes ou de minéraux précieux. Leur structure criminelle est polyvalente, elle maximise ses bénéfices et dédie une grande partie de ses efforts à cacher ses revenus. Ces deux caractéristiques en font un collaborateur proche des groupes subversifs, révolutionnaires ou de gouvernements criminels qui recherchent des armes ou du financement.

Peut-on en conclure que les groupes de narcotrafiquants sont terroristes ? La réponse serait normalement négative, même s’ils peuvent venir en renfort du terrorisme et même si dans certaines situations de faiblesse extrême de l’Etat, l’amplitude de leurs actions puisse devenir une source de terreur sociale. Une terreur collatérale en quelque sorte. S’il est vrai que la catégorisation et la typification des phénomènes est précieuse car elles permettent leur analyse et leur compréhension, cela n’est pas  très utile pour les victimes. C’est une maigre consolation de savoir qu’un être cher a été assassiné par un groupe terroriste ou qu’il a été une victime collatérale de la guerre non politique des narcos. Le problème n’est donc pas la catégorisation en soi, mais de voir si la compréhension du phénomène permet ou pas de répondre aux questions des sociétés soumises à la terreur.

Des balles ou des étreintes?

La première des réponses aux actions terroristes du narcotrafic, c’est celle que Trump a mise sur la table. Les États-Unis peuvent utiliser plusieurs niveaux de qualification d’une organisation terroriste selon des critères qui, au lieu de s’ajuster à une catégorie donnée, sont définis ad hoc par rapport aux caractéristiques du groupe en question.

Ce qui est important, ce sont les implications que suppose cette mesure. En premier lieu, si on utilise la définition de groupe terroriste international, on passe d’une menace contre la sécurité publique à une menace contre la sûreté nationale, ce qui permettrait de prendre des mesures qui peuvent porter atteinte à la souveraineté du Mexique.

En second lieu, toute relation avec le groupe terroriste peut être considérée comme un délit. Cela aurait pour conséquence d’étendre l’appellation de terroriste à tous ceux qui font des affaires, même licites, avec les membres de ce groupe, depuis les distributeurs, jusqu’aux consommateurs et aux cultivateurs de coca. Cela aggraverait une criminalisation de tous les échelons de la chaîne du narcotrafic et permettrait une chasse aux sorcières des cartels qui ont une organisation sui generis très différente de celle des groupes terroristes révolutionnaires ou politiques. D’autre part les structures et les relations avec l’économie réelle et les institutions sont plus diffuses et difficiles à déterminer sans compter la variable corruption de l’État et ses ramifications.

En troisième lieu, cela va à l’encontre de l’État de droit parce que cela permet l’usage de procédures extraordinaires sans autorisation judiciaire ou bien la suspension de l’« habeas corpus » entre autres. Ces mesures ont toujours des répercussions négatives pour les plus vulnérables et sont peu efficaces pour contrôler les grands capos ou démanteler leurs structures criminelles.

Le gouvernement mexicain s’est opposé à la proposition de Trump, faisant valoir la défense de sa souveraineté nationale, même s’il peut difficilement maintenir cette position face aux menaces de sanctions et d’augmentation des taxes de la part des É-Unis. La preuve en est qu’il a accepté de devenir un pays sûr pour contenir le flux de migrants centraméricains, en convertissant la Guardia Nacional récemment créée en un corps de contrôle migratoire au service des États-Unis.

De son côté, devant l’urgence de la situation d’insécurité, le président mexicain Andrés Manuel López Obrador a fixé  le 1er décembre de cette année comme date pour présenter les résultats de sa stratégie abrazos y no balas (des étreintes, pas des balles). C’est un pari pour la mise en place d’une politique sociale destinée spécialement aux jeunes avec la proposition d’une feuille de route pour un processus de paix, de justice et de réparation. Cette stratégie se base sur l’attaque de certaines causes structurelles de la violence, mais ses résultats sont difficiles à prévoir, surtout parce que même s’il est fait justice aux victimes, les moyens pour motiver l’échelon criminel afin qu’il abandonne ses activités délictueuses, son pouvoir et plus spécialement ses bénéfices, ne sont pas très clairs.

Les promesses de campagne de Lopez Obrador sont confrontées à l’incapacité d’un État faible, extrêmement corrompu, qui ne contrôle pas son territoire, qui ne fournit pas de services publics de qualité a ses citoyens et plus particulièrement des services de sécurité. Les demandes des citoyens sur la sécurité et la justice sont le plus grand défi du président mexicain. Ses discours montrent un grand manque de concrétisation des propositions tandis  qu’il s’embrouille dans des explications quasi philosophiques qui contiennent certes de fortes critiques du système, mais n’expliquent presque rien sur les actions que mènera à bien le gouvernement pour changer la situation. Ses réponses ont certainement montré peu d’empathie envers les victimes, en particulier face aux féminicides qui sont jusqu’à présent la principale critique contre lui, alors que pour l’instant les grandes explosions sociales régionales lui ont été épargnées.

Lopez Obrador a un autre problème, car le trafic de drogue est un phénomène global et la guerre contre ce fléau est le paradigme au travers duquel on essaie de le contrer.

Si l’on regarde les attentes en matière de contrôle du crime organisé en Amérique Latine en 2020, le panorama n’est pas très réjouissant. Même si en 2019 il y a eu une diminution de la culture de la cocaïne, la production globale de drogues est à son maximum historique. Même si les saisies ont augmenté les cartels continuent de réaliser d’énormes bénéfices, et diversifient leur production.

La détention des grands capos ne se traduit pas par le démantèlement de leurs structures. Depuis l’arrestation de el Chapo, la présence du Cartel de Sinaloa s’est développée non seulement au Mexique, mais aussi aux États-Unis et en Colombie. Un coup contre le narcotrafic dans une seule zone le détourne vers une autre zone, ce que l’on désigne comme effet global ou effet cucaracha (cafard).

De plus le Mexique doit faire face à la diversification de l’offre de stupéfiants. Les cartels mexicain sont devenus les principaux producteurs de cocaïne dans les Andes, les plus grands producteurs d’héroïne de l’hémisphère occidental et, avec la Chine, les plus grands fournisseurs de fentanyl, un opiacé très addictif qui provoque 177 morts par jour aux États-Unis. De même la division traditionnelle entre pays producteurs et pays consommateurs a disparu. Selon l’UNODC le nombre de consommateurs a augmenté de 30% entre 2009 et 2017. Cette augmentation a lieu en particulier dans les pays de revenu per capita moyen comme le Mexique, alors que la consommation est stable dans les pays riches. Un bon exemple de ce phénomène est l’augmentation de la consommation de fentanyl dans l’état de Baja California, ou la dimension épidémique de la consommation de Tramadol en Afrique.

Nous verrons si le 1er décembre 2020 Lopez Obrador aura été capable de montrer des résultats. Beaucoup de vies seront sauvées s’il réussit, même si cela paraît très difficile. Les mesures sociales si nécessaires pour contenir les déficits structurels qui alimentent le crime ne peuvent pas être efficaces en si peu de temps. Des années d’oubli et de détérioration institutionnelle nécessitent un travail de longue haleine. Le panorama international n’aide pas non plus : Trump va continuer à mettre la pression sur le Mexique pour qu’il démontre sa capacité à faire la police pour les États-Unis, et encore plus en période électorale. Il n’y a pas de changement important dans la politique de lutte contre la drogue et la situation d’instabilité politique régionale facilite l’expansion des cartels.

Cette année sera sans aucun doute décisive pour le Mexique. Le pays a pris un virage politique important lors de la présidentielle, mais il est ancré dans la violence. Il faudra étudier la feuille de route de Lopez Obrador, mais pour le moment nous pouvons lui suggérer un premier pas : améliorer les processus de coordination entre les différents corps de sécurité de l’État et le système judiciaire, pour éviter que les vices de procédure soient la première porte vers l’impunité.

La version originale de article, traduit par Isabel Serrano, a été publiée par notre partenaire Agenda Publica (Madrid).