Macron, l’Algérie et le Maroc edit
En politique nationale comme en politique étrangère, le parti-pris n’est pas une position analytique qui mène bien loin. Sans doute est-il légitime d’avoir des préférences (qui, du reste, n’en a pas ?), mais, en ceci comme en toutes choses, l’excès nuit. Dans la conclusion de son éditorial sur la visite d’Emmanuel Macron au Maroc, Le Monde écrit : « En réalité, Paris n’a aucun intérêt à négliger l’Algérie, un partenaire essentiel, aussi bien sur le plan humain que dans les domaines migratoire, économique et sahélien, ni à tout miser sur le Maroc, un pays à la gouvernance parfois erratique, à l’oligarchie prédatrice, fragilisé tant par ses inégalités sociales abyssales que par la menace du stress hydrique. » Ces propos sont-ils raisonnables ? La gouvernance algérienne serait-elle devenue démocratique à la suite du hirak, son oligarchie militaire ne serait-elle plus prédatrice et omnipotente, le pays serait-il dépourvu d’inégalités conséquentes et serait-il enfin sorti de la malédiction des hydrocarbures, qui veut que cette richesse produise l’anomie économique, sociale et politique plutôt que la bonne gouvernance et un développement profitable à tous ? Le stress hydrique permet-il de disqualifier politiquement un pays ? On demeure abasourdi par cette énormité, l’auteur de l’éditorial ne sachant plus quoi dire afin de discréditer Rabat par rapport à Alger en arrive à reprocher à ce pays les aléas de son climat. Pourquoi ne pas lui reprocher aussi ses tremblements de terre ?
Au-delà de l’aspect choquant de cette charge baroque, une question de fond se pose, que nous avions discutée dans un récent article sur Telos, la France n’a pas à jouer l’équilibre, (a) parce que tel n’est pas son rôle et parce que (b) jouer l’équilibre, en la matière, serait faire le choix de soutenir les gouvernants de l’Algérie dans leur jusqu'au-boutisme vis-à-vis du Maroc. Sortir de la colonialité – ce qu’il est reproché à la France de ne pas avoir fait avec le continent africain – consiste précisément à ne pas s’y mouvoir en porteur de principes ou d’un ordre surplombant, voire d’un projet politique pour la région.
Suivant (a), la question qui se pose à la diplomatie française n’est donc pas : « que faire pour ne pas prendre parti entre l’Algérie et le Maroc ? » mais « que perd-on et que gagne-t-on à faire ce choix ? ». Cette question, seule, est dénuée d’arrogance car elle est celle que doivent se poser normalement les autorités gouvernementales de tout Etat qui ne s’estime ni inférieur ni surtout supérieur aux autres et qui entend entretenir des relations bilatérales symétriques avec ses partenaires. La France n’est pas chargée des équilibres ni de la promotion de l’intégration régionale en Afrique du Nord ; c’est l’affaire des Etats de la région et seulement d’eux, s’ils y trouvent un intérêt.
Suivant (b), la réponse est des plus claires. Pouvons-nous, dans l’oubli de toutes les rebuffades, croire solder notre dette mémorielle avec l’Algérie ? Certainement, rien ne justifie sa colonisation ; les massacres de Sétif (1945), avec malheureusement bien d’autres et la pratique débridée de la torture font frémir d’horreur et d’indignation continues. Pour autant, la dette mémorielle n’en est pas moins un instrument diplomatique et politique des gouvernements algériens ; elle ne sera donc jamais soldée. Ces gouvernements ont-ils été et sont-ils des partenaires fiables ? Non, les exemples abondent en ce sens. Rien n’est plus erratique que les relations que l’Algérie entretient avec la France. L’affaire Amira Bouraoui n’a telle pas montré, en pleine période de rapprochement, avec quelle rapidité le gouvernement algérien prenait la mouche et rappelait son ambassadeur en consultation ? Il était clair, pour tout observateur minimalement objectif, que complaire à l’Algérie ne pouvait que miner davantage la relation franco-marocaine, longtemps maltraitée par Emmanuel Macron, sans gagner en contrepartie l’établissement d’une relation stable et profitable avec Alger.
Il est éventuellement possible de s’accrocher à un équilibre de second ordre, s’il présente des avantages, mais s’accrocher à un équilibre qui n’en est pas un, c’est-à-dire dans lequel on perd un partenaire fiable sans en gagner un autre, est une stratégie forcément perdante. Elle ne bloque pas les évolutions sourdes ; elle ne prévient pas l’émergence des situations disruptives. On est donc étonné de l’ode à l’équilibre à laquelle se livre Le Monde. La visite d’Etat d’Emmanuel Macron à Alger, en août 2022, n’avait-elle pas créé un déséquilibre au détriment du Maroc, en soutenant l’Algérie alors qu’elle entrait dans une phase d’agressivité sans précédent vis-à-vis de son voisin qui venait d’engranger plusieurs succès diplomatique ? Je ne me souviens pas avoir alors lu un éditorial du Monde équivalent à celui qui vient d’être publié. Pourtant, l’attitude de la France était susceptible d’une même critique pour rupture d’équilibre.
Cela nous ramène à la question saharienne. Le Monde se plait à souligner que le Président de la République s’est « placé en contradiction avec le traditionnel respect par la France des positions des Nations unies. Tandis que celles-ci exigent l’organisation d’un référendum d’autodétermination, le "plan d’autonomie" du Maroc ne prévoit qu’un vote confirmant sa souveraineté ». Cette lecture est quelque peu restrictive et orientée. La France n’a jamais soutenu la création d’un Etat sahraoui indépendant et soutient depuis 2007 le plan d’autonomie marocain. Ce soutien, qui n’en faisait alors pas officiellement « la seule solution », était, néanmoins, nettement favorable à la position marocaine et considéré comme évolutif. Il s’inscrivait, en particulier, dans la volonté de tenir une position commune avec l’Espagne et les Etats-Unis. En bonne logique, il était donc plutôt appelé à évoluer qu’à incarner la position « traditionnelle » de la France. Ceci explique notamment l’irritation de Rabat devant sa position inchangée après la reconnaissance de la marocanité de l’ancien Sahara espagnol par les Etats-Unis et le repositionnement de l’Espagne allant dans ce sens.
De fait, cette évolution relevait du simple réalisme. Le Maroc a, en effet, a consenti à de nombreux efforts pour l’inclusion de l’ancien Sahara espagnol, comme le montre notamment le PIB par tête de ses deux régions sahariennes. Mais, au-delà même, de ces effort économiques et sociaux, son appartenance au Royaume est une évidence pour l’ensemble de la population marocaine. Ce n’est pas une lubie des élites gouvernantes, comme certains commentateurs ou analystes le sous-entendent ; c’est, pour les Marocains, la concrétisation de la décolonisation. Il n’est pas sérieux de faire l’économie de ce ressenti lorsqu’on se prononce sur cette question, quand bien même serait-on opposé à la marocanité du Sahara. Sachant que ni le Polisario ni l’Algérie n’ont les moyens de s’opposer effectivement à l’état actuel des choses et que la position marocaine ne cesse de se renforcer en Afrique, au sein de l’Union africaine en particulier, et dans le monde, on voit mal pour quelles raisons le Maroc reviendrait sur sa position ; partant, on comprend mal comment ses opposants, y compris pour des raisons de principe, parviennent à faire comme si la situation n’était pas définitivement tranchée, comme s’il s’agissait d’un conflit toujours ouvert qui pouvait évoluer à rebours. Il était donc logique et bienvenu que la France, s’inscrivant dans la politique qu’elle avait initiée, sorte d’un statut quo sans avenir qui n’avait que trop duré. Il est parfaitement légitime qu’un journal, un commentateur ou un éditorialiste ait des préférences ; en revanche, il serait souhaitable d’éviter les dérives du « moralisme réaliste », qui transforme les dites préférences en objectivités morales et ces objectivités morales en réalisme politique. Il n’y a aucune nécessité, pour la France, à maintenir un équilibre entre l’Algérie et le Maroc.
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