Les trois âges de l’impuissance européenne edit

27 avril 2015

L’Europe est sortie de l’Histoire quelque part entre 1939 et 1945. Depuis lors, elle n’en n’a jamais retrouvé le chemin. Son impuissance internationale, diplomatique ou militaire, est bien le fil rouge de son destin au cours de son passé récent. Non que l’Histoire ait compté pour peu dans ses aventures du dernier demi-siècle : sans la Guerre froide, la menace soviétique, le rapt de la moitié du continent et la vigilance américaine sur le reste, les Européens ne se seraient ni réunis ni mobilisés ni organisés. C’est la guerre de Corée qui soutient l’ambition des premières communautés européennes. C’est la crise de Berlin qui scelle la réconciliation franco-allemande. C’est la menace des SS 20 soviétiques qui relance l’Union, débouche sur le marché intérieur et conduit à la création de l’euro.

Ce que la guerre froide donne à l’Europe d’une main, elle le lui reprend toutefois de l’autre. Elle offre aux peuples européens la clé de leurs retrouvailles mais elle leur ferme la porte de la puissance. Les armes de destruction massive sont désormais ailleurs. Dans le nouvel ordre du monde, l’Europe est le gibier et non le chasseur. La guerre des deux grands fonde l’Union des six petits mais tout aussitôt la mutile. A la Communauté européenne, l’apurement du passé, la réconciliation des peuples, la modernisation des économies et des sociétés. À la communauté atlantique, ce que Zbigniew Brzezinski nomme « le grand jeu » : l’avenir du camp de la liberté, le sort de la paix, le destin du monde. Malgré les efforts, vite découragés, du Général de Gaulle, la Communauté européenne demeure un avant-poste de l’Empire occidental.  Ce sera l’honnêteté et le courage de François Mitterrand que de ne pas biaiser avec cette réalité-là et de tenir à Bonn le 23 février 1983 le discours que les Français répugnent le plus à entendre, à savoir que les solidarités européenne et atlantique, loin de se contredire, se fortifient mutuellement.

La fin de l’ère brejnevienne et l’effondrement de l’Union soviétique ouvrent l’âge de l’utopie. L’Occident joue les ravis de la crèche et découvre la triple illusion de la « mondialisation heureuse » (Alain Minc), de « l’hyperpuissance américaine » (Hubert Védrine) et de « la fin de l’Histoire » (Francis Fukuyama). L’Europe qui avait renoncé à la force se prend à rêver que désormais le monde entier la suit et que sa soft idéologie, ce cocktail sucré de doux commerce, d’ingérence droitdelhommiste et de développement humanitaire, est devenu la loi du genre humain. Les années quatre-vingt-dix entretiennent les Européens dans l’idée que l’accès à la politique leur est à nouveau ouvert, non pas parce qu’ils seraient devenus grands mais parce que la politique serait elle-même devenue petite. L’intuition est juste : la substitution des tensions locales et des conflits régionaux à l’affrontement bipolaire des décennies précédentes justifie le repli américain et devait rendre la relève européenne obligatoire. Le problème, c’est que l’apparition des nouvelles responsabilités coïncide avec un affaissement  sans précédent des volontés. Les solidarités européennes se relâchent, le projet commun se délite, les fièvres identitaires balkanisent l’avenir et démembrent jusqu’aux vieilles nations historiques du continent. Malgré l’horreur prémonitoire de la guerre de Bosnie, les Européens ont la prétention de couler des jours tranquilles dans un monde supposé ressembler à la bulle dans laquelle ils se sont habitués à vivre. Les Américains plient discrètement bagage. L’OTAN devient son propre fantôme. Peu importe car la menace paraît elle-même avoir pris congé. Bienvenue dans le monde des Bisounours, les Européens en sont les rois !

Le malheur des Européens, c’est que leur pacifisme aura couru plus vite que la paix. Le 11 septembre 2001, l’Histoire tord son cou à l’illusion lyrique engendrée par l’effondrement du socialisme réel. L’illusion ou les illusions car dans le sillage de la terreur islamiste, les vainqueurs de 1989 sont rattrapés sur tous les terrains. C’est d’abord la fin de l’histoire qui est renvoyée à une date ultérieure : l’extrémisme religieux, la dichotomie chinoise du capitalisme et de la démocratie, la fausse-couche du printemps arabe, la monstrueuse synthèse poutinienne de Soljenitsyne et du KGB font à nouveau des valeurs de liberté, d’égalité et de laïcité chères aux Européens un capital précaire et menacé. Brandie à contretemps et à contre-emploi, l’hyperpuissance américaine s’enlise dans les sables du Moyen-Orient. Les Etats-Unis demeurent les premiers mais ne sont plus les seuls. C’est un monde anarchique et multipolarisé qui succède en fait à l’ordre bipolaire de la guerre froide La globalisation, inévitable mais dérangeante, se révèle enfin « moins heureuse » qu’asymétrique et, pour reprendre l’image célèbre de Warren Buffett, la crise, comme la mer qui se retire, révèle les baigneurs sans maillot : ce sont les Européens.

Bref, après dix ans d’interlude, le tragique a fait son grand retour. Mars a repris ses droits sur Vénus. Les conquêtes de la Révolution de 1989 sont partout battues en brèche : le « rêve européen » célébré par Jeremy Rifkin s’efface et avec lui l’espoir d’un ordre planétaire régulé par le droit et la coopération internationale. De la Mauritanie jusqu’au Cercle polaire, l’étau se resserre sur des peuples européens désarmés, démobilisés et mal-unis. Face à l’agressivité multiforme et virulente qui l’entoure, l’Union européenne est plus démunie que jamais. Sa politique de défense et de sécurité reste hypothéquée par l’existence des deux écueils traditionnels, ceux-là même qu’avait relevés Nicole Gnesotto dans La Puissance et l’Europe (Presses de Sciences Po, 1998).

Premier écueil, la toujours introuvable répartition des rôles entre Américains et Européens. Ce n’est pas parce que les premiers en font moins que les seconds peuvent en faire plus et prendre la relève d’un tuteur défaillant. Il n’y a plus guère que 20 000 soldats Américains en Europe contre plus de  200 000 aux heures chaudes de la guerre froide mais l’OTAN demeure le point de passage obligé d’une cristallisation collective de l’ambition européenne.

Second écueil, l’absence de tout modèle institutionnel viable pour l’Europe de la défense. Maastricht a, et c’était inévitable, enfermé une éventuelle politique de défense et de sécurité commune dans les limites de l’Europe intergouvernementale, c’est-à-dire dans celles d’une coopération mal ajustée de moyens nationaux disparates et redondants. Ce choix, d’autant moins récusable que les plus vaillants de la bande, la France et le Royaume-Uni, sont aussi les plus allergiques à la dimension fédérale de l’entreprise, est en lui-même, une promesse de gaspillage et d’inertie.

Il y a plus grave encore : le pacifisme intrinsèque d’une Union construite pour faire la paix, éliminer la violence, substituer le règne du droit aux rapports de force. Tocqueville l’a montré : une collectivité humaine ne peut construire son action internationale sur le mépris des principes et des valeurs qui fondent le pacte social qui la constitue.  L’Union européenne est une invention de héros fatigués. Ces peuples épuisés se sont retrouvés pour éradiquer la violence qui les avait quasiment détruits. Leur allergie à la puissance est consubstantielle au contrat qui les lie. Circonstance aggravante, à Copenhague en 1993, les Européens ont choisi de faire de leur union non pas l’expression d’une entité géopolitique particulière vouée à la défense et à la valorisation d’un héritage historique déterminé mais celle d’une communauté de valeurs sans frontières et d’extension quasi-indéfinie, une communauté qui n’aurait rien à défendre que des principes universels et n’imaginerait pas de le faire autrement que par les moyens du droit. Comme Kant, l’Europe a les mains pures mais elle n’a pas de mains.

Il y a donc péril en la demeure. En matière de sécurité, de défense de nos intérêts et de protection de nos valeurs, le compte n’y est pas. Les Européens ont sauvé l’euro du naufrage en rompant avec les fausses prudences – ni ingérence, ni solidarité – du traité de Maastricht. C’est une révolution comparable que l’Europe doit conduire dans l’ordre international.  On voit aisément les initiatives à prendre. Il faut d’abord réaffirmer les responsabilités communes des membres de l’Union européenne face aux menaces de tous ordres qui les assaillent, menaces qui ne peuvent être combattues que par un supplément clairement assumé de solidarité. Il faut en second lieu que l’Union se dote au plus haut niveau de responsabilité politique d’un instrument permanent et proprement européen de définition de ses intérêts vitaux, d’évaluation des menaces potentielles et de programmation des moyens nécessaires pour y parer. Ce devrait être la mission prioritaire de Federica Mogherini que de construire cet instrument. Il faut enfin mettre un terme à la décélération suicidaire de nos dépenses militaires et engager un programme cohérent de mise à niveau qualitative et quantitative des forces armées européennes.

Historiquement, trois États européens ont des responsabilités éminentes en la matière : la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne. Le Royaume-Uni paraît aujourd’hui trop incertain de sa vocation européenne et de ses responsabilités internationales pour faire la course en tête. Sous la responsabilité d’Ursula Von der Leyen, la République fédérale s’engage à pas comptés sur la voie d’une prudente restauration de ses capacités et de ses ambitions militaires mais le chemin à parcourir est encore long au pays du « pacifisme rationnel ». La France a, quant à elle, à la fois le devoir et les moyens d’engager le mouvement et peut-être même de fixer le pas. À une seule condition, c’est de cesser de voir dans la diminution de la dépense militaire l’instrument quasi-exclusif (80%) de la réduction des dépenses de l’État. Sur le théâtre européen, notre pays a brillé ces dernières années par son absence et ses inconséquences. N’y aurait-il pas là matière à retrouver une autorité perdue ?