Créons une Cour d'évaluation des politiques publiques edit

18 avril 2006

Pour améliorer la qualité des politiques publiques en France, il faudrait créer une « Cour d'Evaluation Economique et Sociale ». Cette institution serait en charge d'évaluer de manière experte et indépendante les politiques publiques et non plus simplement d'en faire l'audit, exercice auquel se livre déjà la Cour des Comptes.

Actuellement, les débats en France sur les politiques publiques se réduisent à des affrontements où l'idéologie prime sur les réalités les plus élémentaires. Chacun peut affirmer ce que bon lui semble pourvu qu'il puisse crier suffisamment fort. Ceux qui ne sont pas d'accord sont obligatoirement des idéologues dangereux ou des menteurs qui cherchent à dissimuler leurs intérêts - le plus souvent les deux à la fois. Que ce soit sur comment organiser le marché du travail, apprendre à lire aux enfants, ou maintenir l'ordre dans la cité, l'invective domine et la confusion règne. Cet état de fait implique qu'en matière de politique publique, la France n'apprend pas. Les mauvaises politiques sont maintenues et de nouvelles politiques, souvent contestables, sont mises en place, souvent dans l'indifférence générale, parfois dans l'agitation la plus complète. La seule façon d'ancrer le débat public dans la réalité et de sortir des querelles stériles est de disposer d'une instance crédible et largement reconnue chargée d'évaluer ce qui se fait.

Qu'entend-on par « évaluer une politique » ? Il s'agit d'en mesurer les coûts et bénéfices. Une bonne évaluation ne se limite pas seulement à un total agrégé mais doit aussi considérer les possibles effets distributifs de la politique qui est évaluée. Une bonne évaluation doit aussi annoncer le niveau de fiabilité et de précision de ses estimations. Enfin, et en cas de verdict négatif, une bonne évaluation doit offrir des suggestions d'amélioration.

De par sa mission, cette Cour d'Evaluation serait en quelque sorte « le pendant » de la Cour des Comptes. Cette dernière ne se prononce pas sur le bien-fondé des politiques publiques ; elle rend un avis sur leur exécution. La Cour d'Evaluation aurait au contraire pour mission de se prononcer sur le fond en mesurant les effets des politiques publiques. Ces deux missions sont différentes mais complémentaires. Pour ne pas diluer la mission de la Cour des Comptes et éviter le mélange des genres, il est préférable d'avoir deux institutions différentes plutôt que d'étendre le mandat de la Cour des Comptes.

Que doit-on évaluer ? Une bonne évaluation est assez longue et relativement coûteuse. Il serait donc irréaliste de vouloir tout évaluer. Ensuite, et malgré des progrès très importants dans les techniques d'évaluation, certaines politiques peuvent s'avérer très difficiles, voire impossibles, à évaluer. Dans ce cas, on peut vouloir arrêter le travail après une étude préliminaire. Pour choisir les politiques à évaluer on pourrait idéalement tirer au sort un certain nombre de politiques existantes deux ou trois ans après leur introduction. En pratique, il paraît plus réaliste d'avoir une Cour d'Evaluation dont le travail ferait pour partie suite à des requêtes de l'Assemblée Nationale ou du Premier Ministre et pour une autre partie pourrait dépendre de choix faits par la Cour d'Evaluation elle-même.

Trois conditions sont nécessaires au bon fonctionnement de la Cour d'Evaluation. La première est l'accès à l'information. Nulle évaluation ne peut être faite sans avoir accès à toutes les données disponibles. Cette condition est facile à satisfaire pour autant que le droit à l'accès aux données apparaisse clairement dans les statuts de cette institution qui serait bien entendu soumise au secret statistique. Ensuite, cette institution devra disposer d'un réservoir d'expertise important. Pour ceci il est indispensable d'avoir un nombre restreints d'assesseurs internes ainsi que des experts extérieurs en nombre variable nommés de façon ad hoc pour chaque évaluation. Les assesseurs auraient pour mission de préparer les évaluations confiées aux experts extérieurs qu'ils désigneraient, de s'assurer de la qualité des travaux de ces derniers et in fine de rendre un jugement sur les politiques évaluées. Ces assesseurs, sur qui la crédibilité de l'institution repose, devraient être choisis parmi les meilleurs experts français et internationaux pour une durée limitée dans le temps. A la différence des rapports demandés par le gouvernement à des personnalités sur des sujets assez vastes, l'évaluation des politiques est un domaine technique qui requiert des spécialistes hautement qualifiés.

La difficulté fondamentale est donc de garantir la qualité de ces assesseurs et d'éviter les nominations politisées. Ce point rejoint la dernière condition nécessaire au bon fonctionnement de la Cour d'Evaluation qui est son indépendance. Comme le montrent les exemples de la Banque de France et de la Cour des Comptes, l'indépendance du contrôle politique direct et des intérêts spécifiques est possible en France à condition de prendre les précautions nécessaires. Pour une Cour d'Evaluation composée, disons, de neuf assesseurs désignés par le Conseil d'Analyse Economique (3 membres), la Banque de France (3 membres) et la Cour des Comptes (3 membres). Pour éviter les tentations, il serait fondamental de bien rémunérer les assesseurs de la Cour d'Evaluation qui seraient évidemment régulièrement audités et eux-mêmes évalués.

Idéalement on pourrait souhaiter que la Cour d'Evaluation ait un pouvoir réel pour modifier les politiques publiques suite à ses évaluations et puisse aussi intervenir très en amont au moment de la mise en place des politiques publiques afin de rendre leur future évaluation plus facile. Cela semble toutefois difficilement réalisable sur le plan politique. Par défaut, ma suggestion consisterait en premier lieu à rendre publiques toutes les évaluations. Les médias auraient sur ce point un rôle très important à jouer. Pour les évaluations très négatives, c'est-à-dire celles concernant les politiques qui devraient être réformées en profondeur voire supprimées, la Cour d'Evaluation pourrait envoyer une lettre officielle au ministre concerné. En l'absence de réponse jugée satisfaisante, la Cour pourrait alors envoyer une lettre ouverte aux groupes parlementaires de l'Assemblée Nationale. Ceci aurait le mérite de laisser intact le pouvoir de l'exécutif et du législatif tout en les mettant face à leurs responsabilités. Dans le cadre proposé, on peut facilement imaginer qu'une évaluation très négative à laquelle un gouvernement n'aurait pas répondu pourrait être relayée par la presse et utilement utilisée par les opposants politiques du Gouvernement.

Il convient finalement de se demander si une telle institution est vraiment nécessaire. Des évaluations sont régulièrement conduites par les ministères. Il y a en a eu toutefois très peu relativement à ce qui se pratique dans des pays comparables et elles sont de qualité très variables. De plus, les évaluations en France ne sont en général pas rendues publiques lorsqu'elles déplaisent au pouvoir politique, qui de toute façon leur accorde peu de crédit. De nombreux pays prennent l'évaluation des politiques publiques beaucoup plus au sérieux. Seule une institution crédible et experte me semble à même de faire évoluer la situation en France. Toutefois, la France n'est certainement pas l'unique pays où une telle institution pourrait avoir des effets très positifs.

Il va de soi que cette proposition n'est pas une recette miracle qui permettra du jour au lendemain d'améliorer la situation économique et sociale en France. On peut toutefois en attendre un certain nombre de bénéfices importants. Tout d'abord, cette Cour pourrait, pour coût très modique, favoriser l'identification et l'élimination des politiques les plus néfastes. On peut aussi facilement imaginer que la discipline apportée par cette Cour d'Evaluation conduise à de meilleures politiques dans le futur. En comptant large, une Cour avec neuf assesseurs, des services d'appui d'une cinquantaine de personnes et l'équivalent de trente experts extérieurs à plein temps pourrait avoir un budget de fonctionnement d'environ dix millions d'Euro par an. Le budget annuel de l'Etat Français est d'environ 300 milliards d'Euro. Améliorer le rendement des dépenses publiques, ne serait-ce que de 0.1%, représente une économie de 300 millions d'Euro par ans, c'est-à-dire trente fois le budget de la Cour d'Evaluation. Peu d'investissements paraissent aussi rentables. Ensuite, cette Cour d'Evaluation pourrait très fortement contribuer à l'amélioration de la qualité des débats sur les politiques publiques en France. Les citoyens auraient enfin une référence à leur disposition alors qu'aujourd'hui la cacophonie domine.