Accords d’Abraham: nouvelle donne entre Israël et le monde arabe edit

25 janvier 2021

À l’heure où tous les artistes, partout dans le monde, souffrent de la fermeture des salles de spectacle, un chanteur juif, Enrico Macias, fervent partisan d’Israël et interdit de séjour dans son pays natal, l’Algérie, fait son retour sur scène, fin janvier… dans un pays arabe, à l’opéra de Dubaï, aux Émirats Arabes Unis. La même semaine, le royaume de Bahreïn signe un accord avec Mekorot, la compagnie nationale israélienne des eaux, afin de bénéficier de sa technologie de pointe de dessalement, alors que le Maroc annonce l’introduction dans ses manuels scolaires de l’enseignement de l’histoire et de la culture juives comme composantes à part entière de l’identité du pays.

Ces trois événements de nature différente, s’inscrivent dans le cadre des « Accords d’Abraham » qui, au-delà de leurs aspects politiques, économiques et militaires immédiats, ambitionnent selon leur préambule de pacifier les relations entre juifs, chrétiens et musulmans « dans un esprit de coexistence, de compréhension mutuelle et de respect mutuel ».

Une passion soudaine et intense

Cette nouvelle donne est à mettre à l’actif de Donald Trump qui, à travers son « deal du siècle », a appliqué à la diplomatie certaines recettes du business, fondées sur la menace et le marchandage, en frappant la table d’un coup de poing tout en y posant des liasses de dollars, sans se préoccuper des contraintes du droit international.

Le prix à payer pour faire sauter le verrou de la question palestinienne : sa résolution n’est plus désormais considérée par les pays arabes comme un préalable à l’établissement de relations avec un pays, Israël, dont ils ont longtemps refusé jusqu’à citer le nom et à indiquer les contours sur les cartes de géographie de leurs manuels scolaires.

Ce changement de paradigme n’aurait pu s’accomplir sans le génie politique d’un Benyamin Netanyahou auquel sa situation de funambule, en équilibre précaire entre le précipice des poursuites judiciaires et celui des élections anticipées successives, semble donner des ailes pour laisser une trace dans l’Histoire autre que celle d’un Premier ministre opportuniste et corrompu.

Ces succès diplomatiques couronnent aussi un long travail en coulisses qui date de vingt-cinq ans lorsque Itzhak Rabin, chef du gouvernement, et Shimon Peres, ministre des Affaires étrangères, ouvraient un premier canal direct de communication avec les pays du Golfe, permettant dès 2005 la première visite secrète de responsables du Mossad, les renseignements israéliens, aux Émirats Arabes Unis.

Les premiers accords signés par Israël, respectivement le 13 août dernier avec les Émirats Arabes Unis puis le 15 septembre avec Bahreïn, se sont concrétisés par l’établissement immédiat de relations diplomatiques pleines et entières.  Il ne s’agit pas à proprement parler de traités de paix, puisque les pays signataires ne se sont jamais fait la guerre, mais de « normalisation ».

Cette  « normalisation » est cependant bien plus chaleureuse que les « paix froides », signées avec l’Egypte en 1979 puis la Jordanie en 1994. À l’opposé d’un simple mariage de raison, les « Accords d’Abraham » revêtent pour l’instant l’allure d’une passion amoureuse, avec toutes les promesses et… les fragilités d’une séduction soudaine et intense.

À Dubaï et Abu Dhabi, les deux principales villes des Émirats Arabes Unis, l’accord avec l’État juif a été accueilli par des scènes de liesse, bien au-delà du cercle des élites mondialisées du pays, totalement anglophones et souvent formées dans les universités américaines. L’encre des accords à peine séchée, on a vu débarquer, malgré les restrictions liées à la Covid, des délégations d’hommes d’affaires israéliens qui se sont sentis « en sécurité » et « en confiance », selon leurs dires, dans un pays où on s’est empressé d’ouvrir des restaurants cacher et de mettre en avant la communauté juive locale, forte de 2 à 3000 fidèles.

Au même moment, les Israéliens ont accueilli à bras ouverts des touristes et hommes d’affaires émiratis, exprimant dans les médias leur « sympathie » voire leur « amour » pour leurs « cousins » juifs. L’enthousiasme est cependant moindre au Bahreïn, dont la population locale compte environ 65% de chiites, en partie soumis à l’influence de l’Iran tout proche qui avait appuyé en 2011 le soulèvement contre le pouvoir détenu par la minorité sunnite. Cela n’a pas empêché le ministre de l’Industrie, du Commerce et du Tourisme bahreïni d’atterrir à Tel-Aviv le 1er décembre à la tête d’une délégation d’une quarantaine d’hommes d’affaires.  Des nombreuses visites ministérielles dans les trois pays concernés, la plus spectaculaire sera celle de Benyamin Netanyahou dans les Émirats Arabes Unis et au Bahreïn et qui devrait opportunément intervenir peu avant les élections israéliennes prévues pour le 23 mars prochain.

Une dynamique de paix

Les « Accords d’Abraham » ont suscité une dynamique de paix qui dépasse largement les deux petites monarchies du Moyen-Orient et leurs 11 millions d’habitants. Ainsi, fin octobre 2020 Israël, parallèlement à la signature d’accords de coopération économique, a établi des relations diplomatiques avec le Soudan, un immense pays arabe, peuplé de 45 millions d’habitants, et dont la superficie représente trois fois celle la France et… cent fois celle d’Israël ! En conséquence, les États-Unis ont accordé un prêt d’un milliard de dollars au Soudan et l’ont rayé de la liste des États soutenant le terrorisme sur laquelle il figurait depuis 1993, sanction qui entravait ses relations avec de nombreux pays. Contrairement aux deux états confettis du Golfe, le Soudan, bien qu’éloigné des lignes de front, a participé à plusieurs des guerres arabes visant à détruire Israël. Sa capitale Khartoum abrita en 1967 le fameux sommet de la Ligue arabe où furent décrétés les trois « Non » : Non à la paix. Non à la reconnaissance. Non à la négociation avec « l’ennemi sioniste ».

Après le Soudan vint le tour du Maroc, autre grand pays arabe dont le roi, « Commandeur des Croyants », n’est pas un marginal dans l’islam. La reprise des relations diplomatiques avec Israël fut annoncée par Donald Trump en personne le 10 décembre dernier. En échange, le président américain a offert au royaume chérifien un cadeau de taille : la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara Occidental. Éloigné du front moyen-oriental, Rabat n’avait jamais coupé les ponts avec Tel-Aviv. Des bureaux de liaison entre les deux pays avaient même existé dans leurs capitales respectives entre 1994 et 2002. Contestée par les islamistes marocains, la réconciliation actuelle repose sur un fort terreau humain : la présence en Israël de près d’un million de citoyens originaires du Maroc et le maintien dans ce pays d’une communauté de quelques milliers de juifs, qui a toujours été protégée par la monarchie. Fait unique dans le monde arabe, l’un des membres de cette communauté, André Azoulay, est le principal conseiller depuis trois décennies des monarques successifs : Hassan II puis son fils Mohammed VI.

D’ores et déjà, le vent de la paix fait bouger les lignes de manière inattendue jusqu’au pays du Cèdre, dont le territoire aux portes d’Israël abrite pourtant le Hezbollah et ses missiles qui, pointés sur Haïfa et Tel-Aviv, représentent la plus dangereuse des menaces pesant sur les civils israéliens. À la surprise générale, des délégations israélienne et libanaise se sont rencontrées l’automne dernier, sous l’égide de l’ONU, à propos de la délimitation des eaux territoriales dont dépend l’exploitation des gisements d’hydrocarbures récemment découverts en Méditerranée.

Ces contacts qualifiés de « techniques » interviennent à un moment où au sein du Liban une partie croissante de la population et de la classe politique souhaite marginaliser le Hezbollah dont l’activisme pro-iranien mettrait en danger tout le pays en cas de guerre avec Israël. Des voix éminentes s’y sont élevées récemment en faveur de la paix avec Israël : celle de la chrétienne Claudine Aoun, fille du président libanais et celle du sunnite Bahaa Hariri, frère du Premier ministre, qui fut longtemps considéré comme un faucon.

À long terme : la prospérité

Il faut dire que les « Accords d’Abraham » peuvent légitimement donner envie aux malheureux peuples du monde arabe où le virus Covid-19 est venu s’ajouter récemment aux sept plaies dont il est frappé : les guerres, le terrorisme, l’obscurantisme, la corruption, l’absence de liberté, la pauvreté, l’infériorité imposée aux femmes et minorités.

Car ces « Accords d’Abraham » prévoient en effet une coopération dans de nombreux secteurs : finance et investissement, aviation civile, relations commerciales et économiques, santé, science, technologie et utilisations pacifiques de l’espace, énergie, arrangements maritimes, agriculture et eau. 

En quelques semaines, plusieurs accords sectoriels ont été signés dont le dernier en date, le 20 janvier, porte sur le développement de l’énergie solaire entre Israël et les Emirats Arabes Unis. N’importe quel citoyen du Moyen-Orient ou  d’Afrique, en regardant sur Internet des photos des plages de Tel-Aviv ou des gratte-ciels de Dubaï et de Manama, peut constater la possibilité, au milieu du désert, de la prospérité et de la modernité dont rêvent à juste titre ceux qui en sont privés. Car chacun comprend que, si petits soient-ils, Israël, les EAU et Bahreïn figurent parmi les plus avancés, au plan technologique, du Moyen-Orient. Et cette alliance des trois « start-up nations » pourrait tirer vers le haut une région qui stagne économiquement, politiquement et culturellement depuis cent ans. La haute technologie sera-t-elle le moteur d’un nouveau type de développement alors que la manne pétrolière dont vivent les pays du Golfe depuis 1945 va progressivement se tarir ? Tel est évidemment l’enjeu économique à long terme des Accords d’Abraham. À court terme, ils sont motivés par la nécessité d’une défense coordonnée voire commune face à un ennemi commun : la République islamique d’Iran.

À court terme : la menace iranienne

La sortie de l’accord sur le nucléaire décidée par Donald Trump en 2018, en aggravant la tension avec l’Iran, a incontestablement accéléré le rapprochement entre Israël et les pays arabes du Golfe que ces derniers refusent de qualifier de « Persique ». La République islamique d’Iran, dont on aperçoit les côtes par temps clair depuis  Bahreïn ou les Emirats Arabes Unis, représente une menace bien plus immédiate pour ces deux petits pays que pour Israël, première puissance militaire du Proche-Orient. Si les Émirats Arabes Unis ont pu acheter aux États-Unis des avions de chasse furtifs F35, ils auront cependant besoin d’une aide extérieure en cas de guerre avec l’Iran. La logique des « Accords d’Abraham » en s’approfondissant pourrait ainsi mener à la création d’une sorte d’Otan du Moyen-Orient dans laquelle Israël jouerait face à l’Iran et aussi à la Turquie, les deux puissances musulmanes non-arabes et agressives de la région, le rôle de protecteur des Arabes à l’instar des États-Unis jadis avec les Européens de l’Ouest face à l’Union soviétique.

Mais pour sceller durablement cette alliance, Israël a besoin d’un accord officiel avec l’Arabie Saoudite, chef de file du monde sunnite et gardienne des lieux saints. C’est peu dire qu’en coulisses les deux pays entretiennent une grande complicité, notamment par l’échange de renseignements dans la lutte contre les Iraniens.  Des gestes de bonne volonté ont même été rendus publics par l’Arabie Saoudite, telle l’autorisation de survol de son territoire par les avions de ligne qui désormais, de nombreuses fois par semaine, font l’aller-retour entre Tel-Aviv et Dubaï.

On peut par ailleurs se demander si la liquidation le 27 novembre dernier, très certainement par Israël, de Mohsen Fakhrizadeh, l’un des cerveaux du programme nucléaire iranien, n’a pas été concertée lors de la visite secrète mais historique en Arabie Saoudite de Benyamin Netanyahou – accompagné du chef du Mossad et du secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo – pour rencontrer le prince héritier Mohammed Ben Salmane dans la nuit du 23 au 24 novembre dernier.

« MBS », qui mène le clan de la modernisation et de la réforme dans son pays, semble  convaincu que l’Etat hébreu, enraciné au Moyen-Orient, serait un partenaire bien plus fiable qu’une Amérique qui, sous Biden poursuivra probablement son désengagement militaire de la région commencé sous Obama. La volonté de normalisation du prince héritier avec Israël se heurte cependant à une forte résistance notamment au sein de la hiérarchie cléricale wahhabite qui dirige le pays en alliance avec la dynastie des Saoud.

Le caillou palestinien dans la chaussure d’Abraham

L’acceptation de l’existence d’un État juif sur une « terre d’islam » est totalement contraire aux dogmes sur lesquels est fondé le wahhabisme comme la plupart des autres écoles de pensée islamique.

Défendant une position de compromis, le roi Salmane, père du prince héritier, s’en tient à la proposition saoudienne adoptée par la Ligue arabe en 2002, conditionnant la reconnaissance d’Israël à la création d’un État palestinien sur l’ensemble des territoires occupés en 1967, moyennant quelques aménagements.

Dès la signature des « Accords d’Abraham », l’abandon du préalable de la création d’un État palestinien a été dénoncée par leurs adversaires et notamment par les Palestiniens, comme une « trahison ». La réalité est plus complexe. Les EAU et Bahreïn ont conditionné leur signature au renoncement par Israël à l’annexion de certaines parties de la Cisjordanie, notamment la Vallée du Jourdain, que Benyamin Netanyahou menaçait de rendre effective dès le mois de juillet dernier. Ils ont ainsi obtenu de laisser la porte ouverte à la possibilité d’une solution à deux Etats qui semblait sur le point d’être définitivement enterrée.

L’Autorité palestinienne s’en est aperçue tardivement. Après avoir tancé les « Accords d’Abraham » et rappelé ses ambassadeurs en septembre, elle les a réexpédiés à Dubaï et à Manama, en novembre.  Puis dans le nouveau contexte, consécutif à l’élection de Joe Biden, l’Autorité palestinienne a annoncé la reprise de la coopération sécuritaire avec Israël et demandé la réouverture immédiate de négociations sous l’égide des Etats-Unis.

L’onde de choc des accords d’Abraham n’a pas épargné les Arabes israéliens : si la direction de la liste unifiée (coalition de quatre partis arabes ayant remporté 15 sièges sur 120 lors des dernières élections législatives) a refusé d’entériner à la Knesset les accords de normalisation, une minorité, menée par le parti islamique s’est démarquée au point de revendiquer un rapprochement inattendu avec Benyamin Netanyahou.

Plusieurs pays arabes et musulmans, au-delà du Moyen-Orient, y compris l’Indonésie pourraient monter un jour dans le train de la normalisation. Mais la cause palestinienne, si elle ne joue plus un rôle central, restera longtemps un caillou dans la chaussure d’Abraham.