EADS/BAE : pourquoi Merkel a-t-elle dit non ? edit

11 octobre 2012

Il est exact qu’une fusion entre EADS et BAE aurait posé davantage de problèmes industriels en Allemagne qu’en France ou qu’au Royaume-Uni. Certes, les deux sociétés sont globalement complémentaires, avec donc un minimum de « casse » sociale liée à leur rapprochement. Quelques zones de recouvrement existent néanmoins, principalement dans l’électronique de défense, concentrée surtout en Allemagne. On comprend donc que les responsables politiques d’outre-Rhin aient voulu des garanties en la matière, fût-ce au détriment de l’intérêt des actionnaires, y compris allemands. Cependant, les synergies correspondantes n’auraient potentiellement représenté qu’une fraction limitée (moins de 2%) du chiffre d’affaires de l’ensemble EADS+BAE. Pas de quoi faire capoter l’opération donc.

Par ailleurs, l’Allemagne était a priori moins bien servie que ses partenaires en termes de grands pôles d’activité dans une société fusionnée. La France serait demeurée le <em>hub</em> principal pour Airbus pendant que le Royaume-Uni aurait exercé le leadership dans le domaine militaire. En effet, les activités de défense de BAE pèsent environ deux fois plus que celles d’EADS. La difficulté était réelle – mais pas plus que celles qui se posaient lors de la création d’EADS il y a une douzaine d’années. Airbus était piloté par les Français, et le budget d’équipement militaire de la France pesait près de deux fois les dépenses d’armement allemandes. De même, les problèmes posés en termes de capital, de gouvernance et de direction d’EADS n’étaient pas moins compliqués à résoudre que ceux concernant le projet de fusion avorté. La seule différence substantielle entre hier et aujourd’hui tient à la volonté politique de trouver une issue. Elle a cessé d’exister en Allemagne.

Au plan politique, on a assisté à un double paradoxe, du côté britannique d’une part, allemand d’autre part. Inutile d’insister sur le fait que l’actuel gouvernement britannique n’a aucune appétence pour une défense européenne s’inscrivant dans le cadre d’une Union européenne que de nombreux parlementaires conservateurs voudraient quitter. De même, l’idéologie dominante à Londres ne prédispose pas à l’acceptation de participations d’États au capital de sociétés industrielles. Pourtant, la rupture n’est pas venue du Royaume-Uni. La rétraction du marché de défense américain dont souffre BAE a certes pesé dans le soutien britannique. La nécessité impérieuse pour les États européens de mettre en commun leurs capacités industrielles de défense a pesé davantage encore, car c’est à ce prix-là que se maintiendra la capacité à se défendre dans un contexte budgétaire très dur : les Britanniques prennent la défense et la sécurité au sérieux, et cela explique que le gouvernement britannique ait soutenu un recentrage européen de leur principal industriel de défense et accepté, fût-ce avec répugnance, le principe d’une participation étatique au capital.

Le paradoxe allemand est à l’opposé. Dans le débat public, la dimension européenne de la fusion, et sa contribution à la défense commune de l’Europe, ne furent pratiquement jamais mise en avant par les responsables politiques, alors que l’Allemagne est historiquement au cœur de la construction européenne. Trop souvent, les politiques allemands se sont focalisés sur des sujets qui relèvent normalement de la gestion d’entreprise, comme la répartition des activités, tout en regrettant l’interférence politique d’un gouvernement français désireux de détenir une part du capital de la société fusionnée.

Reste à comprendre pourquoi l’Allemagne a refusé le choix d’une fusion importante pour l’Europe et sa défense alors qu’elle avait fait le choix opposé lors de la création d’EADS. La cause immédiate est probablement électorale, avec l’échéance de l’automne 2013. Dans cette affaire, comme dans bien d’autres décisions, la chancelière Merkel aura appliqué avec vigueur le principe de précaution, en évitant notamment d’incommoder la CSU bavaroise, parti-sœur de la CDU, qui avait exprimé sa crainte en termes d’emplois et de répartition des activités industrielles. N’oublions pas que c’est Madame Merkel qui avait décidé du jour au lendemain de fermer toutes les centrales nucléaires allemandes dans l’espoir (déçu) d’éviter de perdre des élections régionales dans le Bade-Wurtemberg.

Ces considérations électorales ne sont cependant que le reflet d’une évolution plus profonde dans la société allemande à l’encontre de la construction européenne. Si l’on se fie à certains titres de la presse populaire, comme aux sondages d’opinion, les solidarités que suppose l’intégration européenne sont de plus en plus mal acceptées, et quand elles le sont, c’est par devoir, et non par adhésion ou par intérêt bien compris.

C’est dans ce climat que l’on constate les actuelles difficultés de l’union bancaire européenne que l’Allemagne veut bien voir appliquer chez les autres, mais pas à ses banques régionale, bien que (ou parce que ?) celles-ci pourraient avoir besoin d’une discipline européenne. Attitude qui explique aussi l’obstination de l’Allemagne à faire appliquer par l’Europe une politique récessive combinant simultanément ajustement structurel et réduction des déficits, en oubliant que les courageuses réformes « Hartz » du chancelier Schroeder avaient été accompagnées par la violation du pacte de stabilité européen de l’époque et l’explosion du déficit budgétaire allemand. On relèvera aussi que M. Karl-Theodor zu Guttenberg, ancien ministre de la Défense de Mme Merkel, n’a pas hésité à comparer le blocage de la fusion EADS-BAE au refus de l’Allemagne d’approuver la résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU autorisant le recours à la force en Libye.

Certes, l’Allemagne n’est pas la seule, loin de là, à prendre du champ par rapport au projet européen, même si on met de côté les Britanniques qui n’y ont jamais pleinement adhéré. La France et les Pays-Bas, deux des six pays fondateurs, ont rejeté par referendum le traité constitutionnel européen en 2005 : ce qui permet aujourd’hui à certains responsables allemands de parler d’Europe fédérale sans risquer d’être pris au mot par Paris. L’Allemagne est le pays économiquement et démographiquement le plus important d’une Europe dont elle constitue le cœur au plan géographique. L’Histoire nous enseigne que les grands ensembles multinationaux, comme l’empire austro-hongrois ou l’URSS, se sont brisés par le centre (la Russie dans le cas de l’URSS) et pas simplement par les tensions à leur périphérie. L’Union disparaît quand le cœur n’y est plus, dans tous les sens de cette expression.

L’Allemagne redonnera-t-elle du cœur à l’Europe après les élections, en infléchissant la politique économique européenne et en présentant en concertation avec ses partenaires des réformes renforçant l’intégration politique de l’Europe ? Malheureusement, un an c’est très long dans la vie de pays en crise. Surtout, est-il possible pour une grande démocratie comme l’Allemagne de conduire après les élections une nouvelle politique européenne ambitieuse qui n’aurait pas figuré dans le débat politique pré-électoral ? On se permettra donc, hélas, de conclure sur une note de très vive inquiétude, dont la fusion bloquée entre EADS et BAE est une raison parmi d’autres.