Un continent apte à l’avenir edit

17 janvier 2020

Faire de l’Europe un continent apte à l’avenir c’est ainsi que Sven Afhüppe, rédacteur en chef du quotidien économique allemand Handelsblatt, qualifiait la tâche de la nouvelle présidente de la Commission, au lendemain du vote du Parlement européen (PE) le 15 juillet.

En 2011, Ursula von der Leyen (UVdL pour les journalistes) avait fait des déclarations remarquées en faveur d’un avenir fédéral de l’Europe sur le modèle de l’Allemagne, de la Suisse ou des États-Unis d’Amérique. À Berlin, le gouvernement n’avait pas fait siennes ces perspectives mais, historiquement, plusieurs propositions allemandes dont le projet Schäuble-Lamers en septembre 1994 avaient été repoussées à Paris.

Avec les discours d’Athènes et de la Sorbonne, l’initiative est cette fois du côté de la France. Contrairement à ce que l’on a pu écrire, il ne s’agit pas de recyclage de vieilles idées du Quai d’Orsay car, de Maurice Couve de Murville à Nathalie Loiseau, le milieu diplomatique français et la haute fonction publique ont été très majoritairement hostiles au fédéralisme. On se souvient aussi du « non » immédiat qu’Hubert Védrine avait opposé aux propositions de Joschka Fisher dans son discours (à titre personnel) à l’Université Humboldt le 12 mai 2000.

Pour accomplir cette tâche Ursula von der Leyen devra obtenir le concours d’un Parlement qui l’a élue d’extrême justesse et l’approbation des États. Six mois après l’élection du PE et quelques semaines après l’entrée en fonction de la nouvelle Commission, quelles réflexions viennent à l’esprit ?

La constitution de la Commission

La Commission comprend encore 27 membres, certains ont été connus dès le début notamment des sortants (huit) mais des propositions nouvelles avaient été avancées avant même l’élection de la présidente. Cette présidente avait fait savoir qu’elle tiendrait à la parité en souhaitant que les États proposent deux noms : un homme et une femme.

Le plus surprenant dans la constitution de la Commission est attribuable aux Verts. Ils revendiquaient quatre commissaires, sans préciser les gouvernements susceptibles de les proposer. Ayant voté contre la présidente, ils avaient innové en lui demandant qu’un groupe d’opposition obtienne 1/7e des postes de commissaires, c’est-à-dire que l’opposition soit insérée dans l’exécutif. Il y a au total un seul Vert ou assimilé (Lituanie), 9 PPE, 10 S&D, 5 Renew Europe, un indépendant et un seul eurosceptique modéré, proposé par la Pologne. On n’oubliera pas que chacun des groupes composant une majorité probable a perdu un premier candidat dans la bataille des nominations, une coalition des deux autres groupes ayant contribué à la défaite du candidat du troisième. Jamais la constitution de la Commission n’avait été aussi politisée.

La critique sur la démocratie

On ne compte plus les articles et les prises de position contre la nouvelle présidente au motif que le choix n’aurait pas été démocratique car initié par le Conseil européen violant ainsi le principe de la Spitzenkandidatin. Les juristes rétorquent que ce principe ne figure pas dans les traités lesquels disposent que le choix du Conseil européen précède le vote du PE ; en inversant l’ordre, les partis dominants avaient en 2014, créé une innovation que Valéry Giscard d’Estaing avait qualifiée de « coup d’État ».

Dans une interview au Berliner Morgenpost en date du 23 décembre 2019, Manfred Weber exprime toute son aigreur : « Mon parti m’a nommé à Helsinki a l’issue d’un scrutin sans ambiguïté. C’est une légitimation démocratique plus forte que celle de beaucoup d’autres membres de la Commission. Il y a eu une attaque sur l’Europe démocratique. Au cours du Conseil européen, Macron a constitué un axe avec Viktor Orban. Ensemble ils ont causé un lourd dommage à la démocratie européenne ».

Il oublie probablement que beaucoup d’avis négatifs avaient été émis sur sa candidature comme le soulignait le Financial Times du 29 mai 2019 : « les top jobs de l’Union européenne requièrent les talents les plus incontestés ». Il oublie également qu’il s’est opposé à des listes transnationales dont l’adoption aurait sans doute changé le cadre de la désignation du président de la Commission. La bonne connaisseuse de la machine parlementaire européenne qu’est Ska Keller, leader des Verts allemands, avait estimé que Manfred Weber ne réunirait jamais une majorité à Strasbourg. On estime également qu’aucun des autres Spitzenkandidaten (Frans Timmermans, Margrethe Vestager) n’aurait pu obtenir la majorité. Maintenant cela ne justifie pas certaines paroles désobligeantes à l’encontre du président du groupe PPE !

Le hasard veut que le quotidien berlinois du même jour publie le résultat d’un sondage sur le chef d’État dans lequel les Allemands ont le plus confiance; celui qui arrive en tête avec 57% est… Emmanuel Macron. Chez les électeurs d’extrême-droite de l’AfD, c’est Poutine qui est vainqueur[1] !

On pourrait sans doute graver dans le marbre le principe retenu en 2014 et soutenir l’idée que le PE désigne au scrutin majoritaire celui ou celle qui dirigera la Commission mais il faudrait modifier les traités… C’est un sujet qui sera probablement abordé lors de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe.

Un point contestable concerne le règlement du PE organisant ce vote initial à bulletins secrets. En juillet, il y a eu une différence d’une centaine de suffrages entre l’effectif des groupes qui s’étaient engagés à soutenir la candidate et les voix recueillies. Ceci affaiblit le rôle des groupes dont les présidents vont avoir bien du mal à parler au nom de leurs membres. On notera que, lors du vote sur la Commission dans son ensemble le 27 novembre (461 voix pour, 157 contre et 89 abstentions) dans un scrutin public, il y a eu des Verts qui ont soutenu la Commission, d’autres qui ont voté contre et d’autres ont choisi le blanc. On retrouve la même division dans le groupe ECR (Conservateurs et réformistes européens) divisé en trois et chez les socialistes (S&D) si le groupe a très majoritairement voté pour le collège, d’autres ont voté blanc, notamment les élus français.

À la division horizontale droite-gauche il faut ainsi ajouter une division verticale plus forte que jamais, une division par pays ou groupes de pays proches géographiquement. C’est donc un PE quadrillé qui constitue le trait originel de cette neuvième législature.

Un Parlement quadrillé

Le renforcement des divisions par nationalités au sein des groupes parlementaires découle de l’absence de programme commun dans les partis et du fait que les politiques nationales sont de plus en plus affectées par des politiques communes.  À titre d’illustration, les candidats français figurant sur la liste menée par François-Xavier Bellamy sont-ils d’accord avec Manfred Weber favorable à la majorité qualifiée en matière fiscale et de politique étrangère ? Les élus français issus de la majorité présidentielle siègent dans le groupe Renew, côte à côte avec les élus allemands du parti libéral (FDP) dont le président Christian Lindner avait été le plus prompt à rejeter, une par une, les propositions du discours de la Sorbonne. À Vienne une coalition noire-verte soutient le deuxième mandat de Sebastian Kurz à la chancellerie, à Bruxelles d’autres Verts négocieraient avec les 5 étoiles. Les partis européens sont majoritairement des confédérations de partis nationaux et très peu de listes comprenaient un ou des candidats en provenance d’un autre pays. L’accord franco-allemand de Meseberg prévoit certes des listes transnationales en 2024, attendons-en la mise ne place. Globalement, on est très loin de la constitution d’une conscience commune par les partis politiques au niveau européen (Art 10 § 4 TUE).

Lorsqu’un projet de texte, un amendement est avancé, il y a d’abord concertation à l’intérieur de la délégation d’un même pays au sein du groupe. La négociation se poursuit ensuite entre les délégations pour obtenir la position du groupe, sans garantie absolue qu’une discipline de vote sera acquise en plénière. Cela va immanquablement compliquer la tâche de la Commission. Autrefois une négociation entre démocrates-chrétiens et socialistes était suffisante pour faire approuver un texte, il faudra maintenant l’accord entre trois, voire quatre groupes, avec une majorité suffisante pour que quelques récalcitrants ne viennent pas faire échouer le projet.

En poussant un peu le paradoxe, on pourrait dire que si certains députés dénoncent le caractère intergouvernemental de la gestion de l’Union, il y a un certain transfert de l’état d’esprit intergouvernemental sur le fonctionnement du PE, si bien que certains (comme Valéry Giscard d’Estaing !) proposent de revenir sur l’élection directe au suffrage universel.

Une Commission au défi

En prenant ses fonctions en 2014, Jean-Claude Juncker avait redouté de présider la Commission de la dernière chance. Saluant la nouvelle équipe, la Fondation Schuman dans son Question d’Europe n°538 du 2 décembre 2019, la qualifie de « Commission de la nouvelle chance ».

Les projets ne manquent pas avec le Green Deal et la volonté de la nouvelle présidente de voir l’Europe faire la course en tête dans bien des domaines. Cependant les dossiers sont légion : accompagner le Brexit, placer l’Europe dans les tensions USA-Chine, lancer un nouveau secteur dans les industries de la défense, repenser la politique de concurrence etc.

Et puis quelques mini cailloux vont s’infiltrer comme le maintien du PE à Strasbourg. En novembre 2014, à la suite d’un rapport présenté sur le coût du siège du PE à Strasbourg, du secrétariat à Luxembourg et des commissions à Bruxelles, le PE avait voté par 483 voix contre 141 et 34 absentions en faveur d’un siège unique, sans succès. Lorsque le sujet avait de nouveau été débattu au début de l’année 2019, la ministre française en charge des Affaires européennes avait opposé une fin de non-recevoir. Il semble qu’on va revenir à la charge au nom du bilan carbone.

La Commission va devoir négocier un programme ferme avec les quatre groupes pro-européens du PE : PPE, S&D, Renew, Verts, une fois établis les nouveaux équilibres accompagnant le départ des élus britanniques. La Commission devra s’appuyer sur le PE pour alléger les procédures de décision. Jean-Claude Juncker espérait utiliser les clauses passerelles (art 48 § 7 TUE) pour mettre fin dans certains cas, à la règle de l’unanimité, il avait dû y renoncer. La nouvelle Commission y arrivera-t-elle ?

Enfin il faut que les partis politiques puissent s’appuyer sur les opinions publiques en organisant des programmes uniques, en facilitant des adhésions directes de citoyens à un même parti européen. (Seul l’ALDE le fait aujourd’hui). Il y a longtemps que l’adhésion populaire à la cause européenne n’a pas été aussi élevée, illustrée par la participation aux dernières élections européennes ; ceux qui prônent des politiques menant immanquablement à la sortie de la zone euro et de l’Union européenne, n’osent pas l’avouer et le retirent de leurs affiches électorales.

Alors on peut rêver, penser à une opinion publique incitant les nouveaux élus à faire preuve d’audace absolue en bousculant les obstacles. Le Parlement s’emparerait de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe et, inspiré par les mânes d’Altiero Spinelli, se transformerait en Constituante. Cette fois, ce serait vraiment un coup d’État.

 

[1] Der beste Staatchef ? Deutschen vertrauen Macron am meisten.