Taille du gouvernement et des cabinets: une double exception française edit

14 novembre 2019

Après chaque élection présidentielle, on retrouve deux vœux pieux récurrents : un gouvernement resserré avec moins de ministres ; et des cabinets ministériels plus petits avec moins de conseillers. Ces deux idées sont populaires, mais comme tout régime amaigrissant, elles ne résistent pas sur la durée : malgré la volonté initiale, le gouvernement et les cabinets grossissent et reprennent du poids.

La taille pléthorique des cabinets ministériels est certes une exception française, mais elle est due à la séparation étanche entre les administrations et la politique. Cette séparation est censée protéger l’administration de l’arbitraire politique supposé, mais elle a aussi été conçue pour éviter aux ministres d’être manipulés par leurs administrations. Mais cela a évidemment tendance à opposer le ministre d’un côté à tout son ministère – et ses hauts-fonctionnaires – de l’autre. C’est parce que le ministre n’a pas « d’alliés » dans l’administration qu’il a besoin d’un cabinet pour l’épauler. Faire fonctionner un ministère composé de milliers de fonctionnaires, penser et mettre en œuvre les réformes, intervenir au Parlement, sur le terrain, à l’international et dans les médias, recevoir les groupes d’intérêt : une seule personne n’y suffit pas. Chez nos voisins, les ministres peuvent et savent déléguer.

Aux États-Unis, le président choisit les ministres et les hauts fonctionnaires, avec l’accord du Sénat : c’est le « spoils system ». Il nomme 21 ministres, 54 sous-ministres, 123 directeurs d’administration et 500 sous-directeurs. Si les ministres sont le plus souvent des politiques, ce n’est pas le cas aux échelons inférieurs. Ce sont surtout des fonctionnaires de carrière, qui deviennent politisés en étant promus à ces postes. Avec un nouveau président, ils partent dans le privé ou la politique, et ils reviennent à la prochaine alternance. Ces hauts fonctionnaires connaissent bien la maison, mais ils dépendent du pouvoir en place. C’est une question de loyauté, mais surtout de responsabilité : s’ils font une erreur, ils peuvent prendre la porte. C’est le bon vieux principe de « brûler les vaisseaux » : en interdisant le retour en arrière en cas d’échec, les hauts fonctionnaires ont une incitation claire à la réussite, plutôt que faire le gros dos en attendant une alternance ou un remaniement. Il n’y a pas de demi-mesure. Ils sont obligés de croire à la politique qu’ils sont chargés de mettre en œuvre, et les allers-retours dans le privé empêchent l’administration de tourner en vase clos qui met en œuvre ses propres priorités.

En France, les conseillers de cabinet ont longtemps joué un rôle similaire à ces hauts-fonctionnaires américains politisés. Hauts-fonctionnaires de carrière, ils acquéraient une coloration politique et partisane en entrant en cabinet, et nombre d’entre eux partaient dans le privé ou dans une entreprise nationalisée en cas d’alternance ou de remaniement – quitte à revenir plus tard. Mais ce modèle s’est grippé. Avec les privatisations et la mondialisation, il est moins facile pour un haut-fonctionnaire de trouver un poste attrayant dans les entreprises nationalisées, ou même les entreprises privées. Les entreprises privées ont de plus en plus leurs propres viviers de talents, et elles ne déroulent plus le tapis rouge à des hauts-fonctionnaires en fin de carrière. Ceux qui savent qu’ils retourneront ensuite dans leur administration pour encore 10 ou 20 ans, ne peuvent pas prendre des risques et la bousculer. Et ceux qui pantouflent doivent le faire de plus en plus tôt pour ne pas être « périmés » dans le privé. La conséquence, c’est que les conseillers de cabinet sont de plus en plus jeunes, pour pouvoir pantoufler de plus en plus tôt. Mais qui peut croire alors qu’à 28 ou 32 ans ils ont le recul et la légitimité pour prendre des décisions politiques ? Ils ne font alors que transmettre et réécrire les notes et les rapports de l’administration. Aucun choix ni décision n’est pris, et tout dépend toujours du ministre. S'il s'agit surtout d'assurer la liaison entre l'administration et le ministre, on pourrait se contenter de flanquer les directeurs et sous-directeurs d'adjoints chargés de cette transmission. C'est une tâche peu politisée. Et en revanche, que les conseillers de cabinet restants soient vraiment plus âgés et expérimentés pour avoir plus de recul. Quitte à recruter dans le privé.

Au Royaume-Uni, l’administration est relativement apolitique, mais la taille du gouvernement permet de compenser. Le nombre de ministres de plein exercice ne dépasse pas 22. Mais il faut y ajouter une vingtaine de vice-ministres (« minister of state »), et une cinquantaine de sous-secrétaires d’État. Même si ce chiffre peut sembler colossal et coûteux, les ministres restent toujours des parlementaires. Il n’y a pas besoin de leur payer un suppléant, et seuls quatre ministres (Premier ministre, Échiquier, Défense et Affaires étrangères) disposent d’un logement de fonction. La plupart des ministres ont un rythme de travail presque normal, et n’ont donc pas comme en France un « agenda de ministre », ni le train de vie qui lui est associé. Les sous-ministres et sous-secrétaires d’État permettent aux ministres de déléguer une grande partie de leurs tâches à des gens qui sont des vrais politiques, et ont donc beaucoup plus de légitimité que l’administration ou les conseillers pour prendre des décisions ou suivre des dossiers politiques. Enfin, il y a les secrétaires parlementaires privés : ce sont des parlementaires qui ne font pas partie du gouvernement stricto sensu, mais qui représentent un ministre et assurent la liaison avec le parlement. Les ministres peuvent plus facilement se concentrer sur l’essentiel sans faire de l’intendance, les ministres juniors font l’apprentissage du métier, et dans l’opposition le « shadow cabinet » se prépare aussi : chaque ministre fantôme sait quel rôle il aura en cas de retour au pouvoir, et prépare ses dossiers. L’Allemagne et l’Italie suivent la même logique, même si les effectifs sont un peu plus faibles.

En France l’articulation entre ministres et secrétaires d’Etat a du mal à fonctionner. Au Royaume-Uni, en Italie ou en Allemagne, les sous-ministres sont clairement inféodés à leur ministre de tutelle : ils ne participent pas au Conseil des ministres, ils ne sont pas en première ligne dans les médias, et ils obéissent réellement à leurs supérieurs. Malheureusement en France, un secrétaire d’État est parfois plus un rival de son ministre que son collaborateur. Il rêve de le remplacer au prochain remaniement, et cherche à lui faire de l’ombre dans les médias ou les dîners en ville, ainsi qu’à Matignon et à l’Élysée. Au fond, on n’est jamais sorti de l’Ancien Régime, avec la Cour de Versailles et les salons de Paris. D’autant que le moindre secrétaire d’État dispose d’un logement et d’une berline de fonctions, de gardes du corps et de chauffeurs, de cuisiniers, de conseillers : comme à Versailles où tous les princes avaient leurs gens, leurs maisons et leurs cours, et où ils se livraient entre eux à d’âpres rivalités. Mais justement, c’est peut-être en supprimant le « train de vie de ministre » pour la quasi-totalité d’entre eux, que l’on restaurera un mode de fonctionnement plus normal, moins égotique, entre les ministres.

En regardant chez nos voisins, on constate donc une sorte de dilemme gouvernemental : on peut avoir un gouvernement resserré, ou une administration non politisée, mais pas les deux à la fois. La France essaie pourtant de le faire, grâce à des cabinets ministériels pléthoriques qui assurent la courroie entre un seul ministre et toute une administration. Mais cela ne marche pas. Un seul ministre ne peut pas tout gérer efficacement, et l’administration ne peut prendre la moindre décision elle-même : un haut-fonctionnaire non politisé, quasi-inamovible, n’est pas légitime pour faire des choix politiques.