«We shall overcome… someday» edit

25 mai 2020

C’est peut-être la chanson la plus emblématique de ma génération ; nous étions des optimistes, et la chose importante était le futur, « nous triompherons ». Nous savons que la pandémie finira bien un jour, et que nous voudrons retourner à une vie normale. Toute la question est « quand ». Personne n’a la réponse, alors que c’est de la longueur de la pandémie et de la disruption économique que dépendront les conditions de la reprise. A l’heure actuelle, des pays qui représentent plus de 50% du PIB mondial et comprennent quasiment toute l’UE, commencent juste à assouplir un confinement qui a été à peu près complet. Une chose est sûre, le retour à la normale ne pourra être que graduel. Nous voulons à la fois redémarrer l’économie et minimiser le risque d’une seconde vague. Mais comment faire ?

À supposer que nous puissions répondre à cette question, une seconde surgit : à quelle vie « normale » allons-nous retourner ? Le slogan qui domine est : « rien ne sera plus comme avant », et il a une part de vrai. Héraclite disait « panta rhei », tout coule. Le confinement nous a forcés à changer notre mode de vie. En Europe, des millions de personnes prenaient leurs repas à la cantine dans les écoles, les universités, les entreprises. Forcées de s’en passer, elles ont sans doute changé leurs habitudes alimentaires ; cela a impacté la distribution ; avec quels effets sur la chaîne alimentaire ? Confinés chez eux, souvent dans de petits appartements, qu’ont fait les gens ? Davantage de livres, de télévision (mais sans le foot), de sexe, un nouveau baby-boom ? Ont-ils déprimé ? Y aura-t-il plus de divorces, de violences familiales ? L’effondrement du tourisme entraînera-t-il celui de l’activité Airbnb, qui était en plein essor ? La hausse des loyers en centre-ville va-t-elle reculer ? La pandémie va-t-elle faire fuir les gens des grandes villes surpeuplées ? La délinquance de voie publique va-t-elle durablement reculer au profit de la cyber-délinquance ? Quel impact durable auront l’enseignement et le travail à distance ?

On peut prédire que certains de ces changements seront durables, mais il est plus difficile de dire lesquels. L’un d’eux est à coup sûr la pénétration accélérée des technologies digitales dans notre vie personnelle et professionnelle, mais on ne sait quels en seront les effets pratiques, sociaux et économiques. Un autre est l’exacerbation des inégalités existantes, comme celles qui frappent certaines régions, les jeunes, les femmes seules, les travailleurs uberisés, les immigrés. Une caractéristique spécifique du confinement a été une limitation sans précédent des libertés individuelles. La distanciation sociale a été imposée par une combinaison d’incitation et de répression, d’ailleurs variable selon les pays, comme l’a été la propension à adopter un comportement responsable en l’absence de contrainte : le désir de « retourner à la normale » inclut celui de retrouver nos libertés. Cependant, retourner à la normale sans risquer une deuxième vague dépendra d’une stratégie de tests, de suivi et de traçage, y compris le recours volontaire à des applications mobiles, face à laquelle on peut se demander quel sera le comportement dominant : la responsabilité sociale ou la tendance libertaire qui s’est manifestée dans plusieurs pays ?

Mais toutes ces questions ne sont pas celles qu’ont en tête les tenants de l’école du « rien ne sera plus comme avant » ; ce qu’ils nous disent est que nous devrions chercher un changement radical de notre mode de vie, de l’économie et, peut-être, de l’ordre politique. « Rien n’est plus punitif que de donner un sens à une maladie, ce sens étant invariablement un sens moralisateur», écrivait Susan Sontag en 1978 dans « La Maladie comme Métaphore politique », essai pour la NY Review of Books. Pendant la peste noire, au XIVème siècle, l’Europe était sillonnée de flagellants suivis de vastes foules (provoquant sans doute de nombreuses contagions) qui proclamaient que la peste était due à la débauche et aux péchés de la population, et ne manquaient pas l’occasion de massacrer les Juifs en nombre sur leur passage. La même stigmatisation morale a été par la suite attachée à la syphilis, à la tuberculose et au SIDA. Le raisonnement change, mais le message reste le même : pour expier nos péchés, il faut que tout change. Dans nos sociétés sécularisées, ce n’est plus le péché qu’il faut expier, mais le mal fait à la société, attitude qui se décline en deux grandes écoles.

La première appelle à une révolution des valeurs, et focalise sa la critique sur la société de consommation et la domination de la finance sur l’économie réelle. Elle plaide pour une société plus égale, frugale, pacifique et attentive à l’environnement. C’est en un sens l’expression du rêve éternel d’un monde de philosophes, libéré de la violence des guerriers et de la corruption des marchands. La seconde concentre sa critique sur le monde globalisé et cosmopolite, et appelle au retour de l’identité et des frontières nationales. On peut dire qu’elles sont respectivement la version de gauche et de droite du même rejet de l’internationalisme libéral et de sa variante européenne, l’économie sociale de marché. Elles aspirent toutes deux au retour de l’Etat dans la gestion de l’économie. Peu intéressées, l’une et l’autre, à l’impact concret de la pandémie, elles y voient une occasion d’exprimer leur rejet de l’ordre politique et économique existant.

Les tenants de la première école sont moralement respectables, mais ils risquent d’être déçus. Les précédents historiques nous disent qu’après une catastrophe majeure, l’on désire retourner à la normale c’est-à-dire souvent à l’avant. Comme aujourd’hui en sortant du confinement, où l’on entend « rendez-moi ma vie », l’aspiration dominante est à la normalité, pas au changement. Après la peste noire, l’on a vu Wycliffe et Huss appeler à une révolution complète des valeurs ; mais des décombres de la société féodale n’est pas sortie, après la peste, une société d’ascètes, mais de banquiers, de marchands et de navigateurs, dont les valeurs étaient tout sauf frugales : “Quant’è bella giovinezza che s’en fugge tuttavia, chi vuol esser lieto sia, del doman non v’è certezza”. Après la première guerre mondiale et la grippe espagnole, il y a eu les roaring twenties et l’âge du jazz.

La deuxième école est beaucoup plus dangereuse car basée sur la peur, qui est autrement plus puissante que l’éthique. L’appel à l’identité nationale est fort et l’idée de promouvoir la reprise de son pays aux dépens des étrangers, attrayante ; en fait, ce que ses partisans appellent « changement » ne serait rien d’autre que le retour au passé, au protectionnisme et au nationalisme.

Pour mesurer le danger, il faut se représenter la sortie probable de la crise : de larges déficits publics, un accroissement énorme de l’intervention de l’Etat, peut-être accompagnée de la nationalisation d’industries défaillantes, un retranchement partiel derrière les frontières nationales, ne serait-ce que parce que les échanges seront devenus plus difficiles et plus rares. La tentation d’y voir une nouvelle « situation normale » pourrait être forte. Aussi bien la crise, pour certains, a démontré que face à la difficulté, les peuples rejettent les bureaucraties internationales comme l’UE pour se tourner vers l’Etat-nation, seul vrai dépositaire de la démocratie et de l’identité. Cette interprétation devient particulièrement inquiétante lorsque ceux qui la font sont aussi ceux qui courtisent les autocrates et n’hésiteraient pas à restreindre les libertés démocratiques.

La confrontation avec cette école de pensée sera rude, et beaucoup de choses en dépendent : l’intégration européenne, la démocratie libérale et l’économie sociale de marché. Il est intéressant de noter que les pays qui semblent le mieux gérer la crise ont une culture politique de compromis, souvent un système électoral proportionnel et un gouvernement de coalition. Tout doit être fait pour éviter la radicalisation du système politique à la faveur des tensions sociales issues de la crise.

Il y aura beaucoup de fronts dans cette bataille. La reprise sera longue et graduelle. La dette ne sera absorbée que si la croissance s’établit durablement au-dessus du coût de la dette. Il en résulte une priorité à la productivité qui aura des conséquences importantes sur d’autres choix, comme la lutte contre le réchauffement climatique, dont la Commission européenne, en la déclarant prioritaire pour les dix ans qui viennent, a fait le choix hardi de considérer qu’elle bénéficierait aussi à la croissance, à l’emploi et à la compétitivité. L’impact économique de la pandémie va changer certains paramètres de cette équation et obliger à apporter une justification plus convaincante au Green Deal, faute de quoi un puissant mouvement climato-sceptique pourrait bien voir le jour en Europe.

Un autre front concerne la position de l’Europe dans le monde, sa dépendance dans le domaine des technologies de l’information et sa vulnérabilité à l’égard des chaînes de production globalisées. Cela a suscité le slogan, insaisissable, de « souveraineté européenne », qui exprime la volonté de moins dépendre des décisions des autres. Le degré de cette dépendance, en particulier à l’égard de la Chine dans le domaine des équipements sanitaires (y compris des masques) et des composants essentiels de l’industrie du médicament a choqué les Européens. Cela a ajouté du crédit aux appels, antérieurs à la crise, à relocaliser certaines parties de l’industrie européenne. C’est en partie justifié, c’est aussi une pente glissante.

Pour sortir de ce dilemme, il faut faire la part entre le problème chinois -économique et géopolitique- et la mondialisation. Alors que les Etats-Unis portent autant d’intérêt intellectuel et politique à la Chine aujourd’hui qu’à l’URSS au temps de la guerre froide, ils sont néanmoins loin d’avoir sur la question chinoise le degré de consensus qu’ils avaient atteint sur la menace soviétique. Les Européens, eux, ont à peine commencé à y réfléchir et ils sont divisés. Pourtant, des décisions stratégiques urgentes sont devant eux, comme le choix de la technologie 5G, la relocalisation de capacités médicales critiques, et l’instauration d’un contrôle plus sérieux sur les acquisitions prédatrices de technologies européennes par la Chine.

La mondialisation est une autre affaire. Une conséquence immédiate de la pandémie est que le monde devient plus fragmenté et qu’une décrue du commerce international est inévitable. Les grandes puissances, Chine, Inde, Russie et, plus important, les Etats-Unis, sont toutes d’humeur nationaliste. Par ailleurs, un certain degré de relocalisation de la production est en train de se produire, au fur et à mesure que les progrès de la numérisation rendent le coût du travail moins décisif. Cependant, il y a une énorme différence entre agir pour réduire le gap technologique, et chercher à se mettre à part de la mondialisation, ce qui serait une erreur tragique pour l’Europe. Nous sommes des sociétés âgées, avec des niveaux élevés de dépense publique et d’impôt ; notre marché intérieur, indispensable, ne peut se substituer au maintien de liens forts avec l’Asie, qui va rester le marché en plus forte croissance, ni avec les Etats-Unis, qui vont rester l’économie la plus dynamique et la plus innovante. La relocalisation n’est pas la seule défense contre l’interruption de chaînes d’approvisionnement essentielles ; la diversification des sources serait, dans de nombreux cas, plus efficiente. Nous devrions aussi garder en tête qu’il n’y a pas de consensus politique imaginable en Europe pour se mettre à part de la mondialisation.

Il ne peut pas exister de « protectionnisme européen ». Le protectionnisme ne peut être qu’une option nationale. Penser qu’une politique visant à raccourcir les chaînes de production pourrait être compatible avec le marché intérieur et s’arrêter aux frontières de l’UE est une illusion. Il en va de même de l’étatisme. Un élément de la réponse au Coronavirus est une hausse massive de l’intervention de l’Etat. Cette hausse est inévitable et, pour l’heure, nécessaire. L’investissement public va rester indispensable pour soutenir la reprise ainsi que la recherche. Cependant, à un certain point, le mouvement devra s’inverser et l’intervention de l’Etat reculer. On peut prédire sans crainte d’être démenti que les pays du nord voudront restaurer les fonctions normales du marché aussitôt que les circonstances le permettront ; c’est bien moins sûr dans des endroits comme la France et l’Italie, où existe une longue tradition de dirigisme. Dans ce cas, il y aurait là plus qu’un clivage idéologique. Cela rendrait plus difficile d’utiliser à plein le potentiel du marché européen pour consolider notre industrie, alors que c’est une précondition essentielle de la reprise.

Dans cette affaire, la clé sera de restaurer la clarté du débat. Les gens sont, sous l’effet du stress, à la recherche de messages simples, et plus sensibles que jamais aux théories du complot, amplifiées par les manipulations russes et chinoises des médias occidentaux, lesquels jouent sur l’anxiété du public, qui est bonne pour les affaires. Les Etats membres de l’UE en sont revenus, comme au moment de la crise de 2008, à ignorer leurs motivations respectives, et à se dénigrer publiquement les uns les autres, comme l’illustre le regain de germanophobie en Italie. La confiance mutuelle, condition de tout accord au sein de l’Union, diminuant, la possibilité du compromis se réduit. Il est urgent, dans ces conditions, de rendre à la logique, aux faits et au bon sens la place qui doit être la leur dans le débat public.