Socialisme et libéralisme sont-ils compatibles ? edit

28 mai 2008

Bertrand Delanoë semble prêt à trancher le nœud gordien du socialisme français lorsqu’il proclame haut et clair qu’il est à la fois libéral et socialiste - c’est lui qui souligne. Mais de quel libéralisme parle-t-il ? Une brève remise en contexte peut aider à cerner la nouveauté de son propos.

Les réactions à chaud de ses camarades de parti confirment cette impression tant ils renvoient à une caricature pour journal de droite. Suivant des styles différents d’ailleurs : apprenti-philosophe de l’Histoire : « Bertrand Delanoë nous joue l’ode au libéralisme […]. Cela me semble aller à rebours de l’évolution de la gauche » (Benoît Hamon) ; trotskyste mal soigné : « Je reste de formation marxiste » (Julien Dray) ; comique télévisuel d’époque : « Entrer dans un congrès socialiste en revendiquant le patronage du libéralisme, c’est un peu comme un gastronome qui entrerait chez Bocuse en criant qu’il adore le McDo… » (Guillaume Bachelay).

Même Ségolène Royal, pourtant renvoyée plus souvent qu’à son tour devant le Tribunal de la Vraie Gauche pour ses échappées blairistes, et la fréquentation, encore récemment affichée, de penseurs tels que Montesquieu ou Tocqueville, y est allé de son commentaire doctrinal : « Ma conviction, c'est qu'au XXIe siècle, être libéral et socialiste, c'est totalement incompatible » (24 mai 2008). Fermez le ban.

Comme souvent rue de Solferino, le débat est placé à bonne hauteur : entre considérations tactiques d’avant-congrès et orthodoxie sémantique de l’ère hollandaise – dont la phrase de référence sur le sujet qui nous occupe devrait rester dans les manuels de pensée politique : « Le libéralisme est contradictoire avec l'esprit européen lui-même » (prononcée telle quelle devant une salle très enthousiaste de secrétaires de section du parti par le Premier secrétaire lui-même en mai 2004).

Mais l’affirmation de Bertrand Delanoë dépasse les considérations tactiques dont elle est certainement le fruit, elle aussi. Elle n’est sans doute pas « historique » : d’autres avant lui, on peut penser à Michel Rocard par exemple, se sont déjà aventurés sur cette voie. Mais elle vient à un moment où les esprits, socialistes notamment, sont mieux disposés qu’ils ne l’ont jamais été à entendre la vérité sur le libéralisme et son lien avec le socialisme. Le fait que ce soit un responsable de premier plan, candidat potentiel et crédible au siège de chef du parti et à la présidentielle de 2012 qui s’expose ainsi est tout à fait inédit.

Delanoë est en effet à la fois l’héritier en ligne directe des deux derniers véritables leaders du PS, François Mitterrand et Lionel Jospin, un connaisseur respectueux du PS comme appareil électoral et comme club d’élus dont il est un membre éminent, et un vrai « moderne », bien de son temps, en tant que chef reconnu et adulé des bobos parisiens. Il ajoute désormais à cette panoplie déjà bien fournie, le titre de repreneur de la « deuxième gauche ».

Delanoë ne limite pas son libéralisme à la variante politique en forme d’évidence démocratique comme c’est généralement le cas chez les responsables socialistes français.

Il assume, dans la partie de son livre intitulée « Ma gauche », la plus intéressante du point de vue doctrinal, un libéralisme plein et entier, cohérent – c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il précise que Nicolas Sarkozy est antilibéral (p. 45). Il avance aussi que « le libéralisme est à la liberté ce que la république est à la démocratie : une forme supérieure d’évolution » (p. 46) ou encore qu’il faut que les « socialistes du XXIe siècle acceptent enfin pleinement le libéralisme, [qu’]ils ne tiennent plus les termes de ‘concurrence’ ou de ‘compétition’ pour des gros mots » (p. 48), même chose plus loin avec la « flexibilité » (p. 50) ; à ses yeux enfin, « pour être un bon socialiste, désormais, il faut être un bon manager. » (p. 57).

On ne saurait être plus clair, même si, il le dit tout aussi clairement, le libéralisme doit être articulé au principe d’égalité, cœur battant du socialisme. Cette passion de l’égalité passant notamment par une forte redistribution fiscale, une régulation publique réaffirmée et, donc, un rôle essentiel de l’Etat (p. 53) – Delanoë n’est pas seulement libéral et socialiste, il est aussi français, donc républicain... Bien que son modèle en la matière ne soit pas le centralisme bonaparto-gaulliste mais plutôt les pays scandinaves, comme tout le monde !

Il se prononce ainsi à la fois, classiquement, pour le libéralisme politique : Etat de droit, pluralisme étendu, démocratie équilibrée (ce que reconnaissent peu ou prou tous les socialistes) ; pour le libéralisme culturel (voire pour une forme de multiculturalisme tempéré) : droits et libertés accrus pour tous, notamment en matière de moeurs (là aussi, malgré quelques débats sur l’homoparentalité par exemple, on ne peut que constater un relatif consensus au sein du PS) ; et, horresco referens, pour le libéralisme économique même s’il ne le dit jamais directement : économie de marché, libre concurrence, efficacité économique par la recherche du profit, etc.

Pour Bertrand Delanoë, le libéralisme économique est une donnée du monde dans lequel nous vivons, certainement pas un objet doctrinal. Il rappelle d’ailleurs que ce sont des conservateurs sur le plan politique qui se sont appropriés le libéralisme économique pour en faire un outil de combat idéologique – notamment face aux totalitarismes du XXe siècle. Ils l’ont ainsi « dévoyé au service d’une idéologie du laisser-faire économique et de la perpétuation des rentes et privilèges dont ils bénéficient déjà » (p. 45).

Bertrand Delanoë a franchi dans son livre un pas important sur la route vers le leadership de son camp. Il apparaît désormais comme l’acteur central de la rénovation doctrinale, c’est-à-dire comme celui qui possède à la fois la volonté et la capacité de réconcilier d’un côté réalité et pratique gouvernementale et, de l’autre, discours et doctrine – c’est inédit à ce niveau. Bref, de faire enfin entrer les socialistes français dans leur siècle avec l’idée, précisément, de ne pas perdre la préoccupation pour l’égalité qui les anime – et qui différencie encore radicalement le socialisme d’autres doctrines puisque personne ne peut plus penser raisonnablement qu’il se définisse toujours par l’appropriation sociale ou collective des moyens de production ! Ce fait nouveau rapproche aussi Delanoë des grands leaders de la gauche européenne de ces dernières années, de Blair à Zapatero en passant par Schröder. On peut imaginer que telle était son intention. Après tout, ils ont gagné des élections nationales à plusieurs reprises, eux !

B. Delanoë, De l’audace, Robert Laffont, 2008, 300 pages. Sur le même sujet, on pourra relire sur Telos Le libéralisme est-il de gauche ?